Le secteur de la presse est à la croisée des chemins. Les évolutions technologiques et les nouvelles pratiques de consommation font émerger de nouveaux supports. La technologie a en effet permis de débloquer le verrou qui empêchait la population d’accéder à l’information sur Internet dans des conditions satisfaisantes.
Le lancement des gratuits en France en 2002 a montré que le comportement de non-lecture des quotidiens n’était pas une fatalité : si les Français sont parmi les derniers de la classe des pays industrialisés en matière de lecture des quotidiens, c’est sans doute que les journaux offerts, même s’ils sont de qualité, ne correspondent pas à leurs attentes (que ce soit en termes de contenu rédactionnel, de prix de vente excessif ou de canaux de distribution). Les nouvelles générations qui avaient tendance à ignorer la presse quotidienne payante se tournent maintenant vers les nouveaux titres qui sont proposés (notamment 20 Minutes et Metro). Internet et les gratuits ont pour le moment en commun de reposer principalement sur une logique de gratuité. Sans qu’il y ait de relation de cause à effet, la fragilité de la presse quotidienne nationale préexistait au lancement des gratuits, des bouleversements capitalistiques importants ont eu lieu dans plusieurs titres, tels que Le Monde, Libération et Le Figaro. On a vu aussi apparaître de nouveaux acteurs en provenance de l’étranger (Schibsted, Kinnevik, des fonds d’investissement tels que Apax, Cinven, Carlyle, etc.). Si on observe les grandes familles de presse, on pourrait dire schématiquement que la presse quotidienne se porte mal, alors que la presse magazine est relativement florissante.
2 De ces différents mouvements, il semble que le secteur de la presse et particulièrement, celui de la presse quotidienne est dans une phase de mutation cruciale où se pose de nouveau la question des régulations qui s’appliquaient depuis de nombreuses années. Les régulations en cours dans le secteur de la presse fonctionnent-elles ? Sont-elles encore adaptées au nouvel environnement des entreprises de presse ?
3 Mais, avant de tenter de répondre à ces questions, nous envisagerons la régulation comme « le maintien d’un équilibre entre des valeurs économiques et extra-économiques, par le biais d’une autorité régulatrice instituant un régime d’organisation qui ne ressort pas à la réglementation et à l’autorégulation pures et simples » (Montels, 2006 ; voir aussi Champaud, 2002). Cette définition recouvre un champ des possibles allant de l’autorégulation (libre fonctionnement des marchés) à l’hétéro-régulation (forte intervention, directe ou indirecte, de l’État) en passant par la corégulation où les acteurs et le régulateur conviennent de modes de fonctionnement s’écartant des mécanismes du marché.
Entre hétéro-régulation et co-régulation
4 La loi de 1881 représente le socle sur lequel repose la liberté politique de la presse. Mais, cette liberté n’est pas suffisante pour assurer la liberté économique. À une époque où les médias de substitution n’existent pas et où les lecteurs dépendent fortement des journaux dans leur accès à l’information, il est important de faire en sorte que la liberté économique soit assurée. S’il est assez largement reconnu que l’information relève de la catégorie des biens collectifs qu’il convient de diffuser largement afin de permettre le débat démocratique, le journal en tant que support d’information est un bien privé, certes présentant des caractéristiques de bien collectif, mais soumis à la logique des rendements d’échelle croissants qui fait que les journaux de grande taille sont économiquement favorisés. La liberté économique est alors conditionnée par les moyens financiers. Si l’on ajoute à cela le fait que de nombreux journaux ont collaboré pendant l’Occupation, la reconstruction du secteur se fait autour de l’idée qu’il est important d’assurer l’indépendance de la presse, non seulement vis-à-vis de l’État, mais aussi du capital, en redonnant aux éditeurs les conditions garantissant la liberté économique. Comme François Devevey (2006) le rappelle, « nous sommes dans un cadre libéral que l’État ne considère pas comme suffisant pour assurer l’expression pluraliste des opinions ». De nombreux garde-fous sont érigés pour éviter que la presse ne cède aux sirènes de la tentation des profits faciles. Les adhérents de la Fédération Nationale de la Presse Française affirment avec force en novembre 1945 que la presse est un « instrument de culture ». L’État et les principaux acteurs s’accordent tous autour de la nécessité de préserver le secteur des excès du marché. La réorganisation du secteur de la presse est élaborée dans le cadre d’un système hétéro-régulateur où le pluralisme est recherché en façonnant l’environnement des entreprises de presse de telle manière qu’elles puissent bénéficier de conditions économiques équitables. Il en découle alors un système a priori idéal pour donner aux journaux des conditions de survie indépendantes de leur taille.5 Des régulations hors-marché encadrent les éléments de la filière considérés comme essentiels dans la presse. L’hétéro-régulation passe par l’encadrement, en amont, de l’accès aux différents facteurs de production, à savoir les matières premières - information et papier - et le capital productif (les rotatives) et, en aval, de l’accès au lecteur (distribution).
6 L’accès à l’information est en effet primordial pour des entreprises de presse. L’entreprise créée par Charles Havas au xixe siècle occupait une position monopolistique aux niveaux publicitaire et informationnel. L’intervention de l’État consiste en une séparation des deux activités. L’Agence France Presse est organisée à partir du réseau de l’ancienne agence Havas devenue en novembre 1940 l’Office français d’information (Havas conservera la seule activité de collecte des ressources publicitaires). L’AFP ne connaîtra ses statuts définitifs qu’en 1957. De facto, en raison d’une de ses missions visant à soutenir le rayonnement de la France à l’étranger, l’AFP n’est pas une agence de presse comme les autres. Ses statuts confirment sa spécificité en faisant de l’agence une entreprise de droit commercial, qui n’est pas une société de droit privée et qui, plus est, n’a pas d’actionnaires. Fondamentalement, le fonctionnement de l’AFP repose sur une logique de corégulation où les clients, à savoir les entreprises de presse, ont la possibilité d’infléchir la politique de prix de l’agence. Ce constat n’est pas propre à l’AFP : l’agence Associated Press a elle aussi opté pour un statut de coopérative. La relative faiblesse de l’AFP provient sans doute du rôle de « prêteur en dernier ressort » que joue l’État dans le dispositif mis en place (Le Floch, 2006b). Au-delà de ce problème, les entreprises de presse sont assurées de trouver des conditions équitables pour accéder aux informations fournies par l’agence.
7 Dans un contexte de pénurie caractéristique d’une économie en reconstruction, les journaux rencontrent des difficultés pour accéder au papier. Une coopérative est créée en 1947 : il s’agit de la Société Professionnelle des Papiers de Presse. Son but est de réguler le marché du papier en fédérant l’ensemble des achats de papier. Son rôle est d’autant plus important que la pénurie est forte. Elle permettra donc à l’ensemble des acteurs de pouvoir obtenir les quotas de papier nécessaires pour assurer la production de journaux à très faible pagination. Mais, à partir de 1987, le marché devient libre et les acteurs ont dès lors la possibilité de s’approvisionner directement. Le rôle de la coopérative est réduit : l’accès au papier n’est plus aussi difficile que dans l’après-guerre. De surcroît, il convient de rappeler que le marché du papier est un marché oligopolistique dominé par les firmes scandinaves et canadiennes. Par conséquent, les journaux français se retrouvent en situation de price-taker et n’ont guère la possibilité de pouvoir infléchir le prix du marché.
8 Une fois l’information et le papier disponibles, le journal ne peut prendre véritablement forme qu’après impression. L’accès aux rotatives donne lieu à une situation où la loi suit les événements et cherche à préciser a posteriori les conditions d’accès aux rotatives. L’État crée la SNEP (Société nationale des entreprises de presse) à laquelle sont dévolus tous les biens qui appartenaient aux journaux mis sous séquestre. La SNEP a comme mission principale de redistribuer l’appareil productif constitué par le parc de rotatives. L’ordonnance du 30 septembre 1944 et la loi du 11 mars 1946 entérinent le fait que les groupes de résistants qui avaient obtenu ces actifs en 1944 en obtiennent l’usage définitif au bout d’un an d’occupation. Mais ce n’est qu’en 1954 que sont fixées précisément les contreparties que doivent acquitter les nouveaux propriétaires des matériels d’impression.
9 Le journal imprimé doit être distribué. L’État décide donc de réquisitionner le réseau de messagerie Hachette pour cause de collaboration. Ce n’est que trois ans plus tard en 1947 que la loi Bichet définit les conditions précises d’organisation de la distribution de la presse. Des coopératives de distribution comme les NMPP (Nouvelles messageries parisiennes de presse, au sein desquelles Hachette conserve 49 % du capital) sont créées. Elles doivent assurer la liberté de diffuser et l’égalité de traitement entre les entreprises de presse. L’activité de distribution de la vente au numéro est contrôlée par le Conseil supérieur des messageries de presse qui veille à l’application de la loi et coordonne les différents moyens de production qui en résultent. Dans la pratique, le fonctionnement du réseau repose sur deux principes : un principe de péréquation qui vise un double objectif (assurer la fourniture d’un journal en tout point du territoire pour un prix unique et mettre en place une subvention-croisée en faisant supporter aux magazines une partie du coût de distribution des quotidiens) et un principe de distribution exclusive (le journal n’a pas le droit de choisir d’être distribué par une coopérative sur un territoire donné et d’en choisir une autre sur un autre territoire). L’activité de distribution repose donc encore sur une logique de corégulation dans la mesure où les éditeurs établissent la politique tarifaire de la coopérative.
10 Ces institutions sont complétées par une intervention de l’État qui apporte directement ou indirectement des aides aux entreprises de presse. L’intervention n’est pas négligeable, loin s’en faut : en 2004, les aides représentent 12 % du chiffre d’affaires du secteur (Le Floch & Sonnac, 2005).
11 Au total, le système hétéro-régulateur qui se construit après la Seconde Guerre mondiale est un système protecteur visant à atténuer les effets du marché. Dans ce système, la concurrence n’est pas absente : elle est encadrée. Dans un premier temps, la seule variable sur laquelle les éditeurs ont la possibilité d’agir est le positionnement éditorial. Il est en effet impossible pour un éditeur d’agir sur sa pagination : le papier est contingenté en raison de la pénurie et par conséquent la pagination est réduite. De même, une action sur le prix est aussi rendue impossible car le prix du journal est fixé par la loi : il ne sera libéré qu’en 1967. Si les marges de manœuvre apparaissent limitées, une forte concurrence existe entre les titres à la fois au niveau du contenu éditorial (du côté de la demande par la prise en compte des attentes du lectorat) et au niveau de la gestion (du côté de l’offre par la nécessaire maîtrise des coûts). Sur les marchés de la presse quotidienne régionale, la coexistence d’un grand nombre de titres dans les plus grandes métropoles françaises ne va pas durer et on observe une tendance à la concentration qui se traduit aujourd’hui par une quasi-monopolisation des différents marchés.
Une régulation influencée par les corporations
12 Au-delà de la nature du produit proposé qui se fonde sur un double marché (lecteurs et annonceurs), une entreprise de presse n’est pas une entreprise tout à fait comme les autres. Il est possible de distinguer deux catégories de salariés qui jouissent d’un statut différent de celui du salariat habituel.13 Les journalistes voient la spécificité de leur métier reconnue par une clause qui n’a pas d’équivalent pour les autres salariés. Dans une entreprise normale, le salarié n’a pas d’autres choix que d’appliquer la politique mise en œuvre par le dirigeant. Si les options stratégiques suivies ne lui conviennent pas, il peut manifester son désaccord et éventuellement quitter l’entreprise… sans aucune indemnité. En revanche, un journaliste aura la possibilité de faire agir les clauses de cession et de conscience s’il n’adhère plus au projet suivi par le propriétaire. La clause de cession implique qu’un journaliste n’est pas obligé de travailler pour un propriétaire qui vient de racheter son titre. C’est en faisant jouer cette clause qu’au Progrès, par exemple, 14 % des journalistes ont pu quitter le journal à la suite du rachat de la Socpresse par le groupe Dassault. La clause de conscience peut être activée lorsqu’un titre voit sa ligne éditoriale profondément remaniée. Ce double dispositif est le garant de la liberté des journalistes. Il en découle que l’acte d’achat d’un titre par un nouveau propriétaire lui fait supporter un risque spécifique, à savoir, lorsque la clause est activée, un coût de réorganisation important dans la mise en place d’un réseau de collecte de l’information et des coûts de licenciement qui gonflent le prix de rachat du journal. Dans certains journaux, on a aussi vu se créer des sociétés de rédacteurs qui souhaitaient jouer un rôle dans la direction des titres en estimant qu’il était souhaitable qu’il y ait une séparation nette entre les propriétaires et la politique d’un journal (Schwoebel, 1968).
14 L’autre corporation qui a joué un rôle extrêmement important dans l’organisation du secteur de la presse est celle des ouvriers du Livre. Le syndicat du Livre s’est vu confier par l’État la mission en 1945 d’aider à l’impression des journaux et à la formation des ouvriers qualifiés qui allaient accomplir cette tâche (Muller, 2005). La relation syndicat du Livre/propriétaire est une des spécificités principales de la presse. Les propriétaires font face à un syndicat qui a le monopole d’embauche et qui maîtrise donc intégralement l’activité d’impression. Par conséquent, un conflit avec le syndicat fait peser le risque de non-parution du titre. Les syndiqués du Livre bénéficient d’une convention collective avantageuse qu’ils ont obtenue. En contrepartie, ils contrôlent l’embauche, mettent en place un bureau de placements et gèrent la main-d’œuvre en fonction des besoins variables des journaux. La relation syndicat/propriétaire demeure relativement « stable » tant que les journaux connaissent un chiffre d’affaires croissant (en raison de la hausse des recettes de vente et des recettes publicitaires). Mais sur un marché déclinant, les risques de conflits se multiplient. Le syndicat a en effet tendance à pratiquer une politique malthusienne visant à freiner l’adoption des innovations technologiques qui vont bouleverser les conditions de production à partir des années 1970. Cette politique dénoncée par les propriétaires, mais aussi par les journalistes (Schwoebel, 1968) se traduit par des sureffectifs dans ces activités et par des gains de productivité qui sont captés par des ouvriers qui occupent, une fois n’est pas coutume, une situation de rentiers.
15 Deux éléments sont à noter en ce qui concerne cette régulation. L’avenir de la presse quotidienne nationale et régionale nécessite une remise à plat de ce dispositif. L’accord de branche signé en 2004 entre les ouvriers du Livre et le Syndicat de la Presse Parisienne traduit une évolution dans les pratiques du passé : pour la première fois, les propriétaires auront la possibilité de co-décider des embauches. Face à l’ampleur des ajustements à venir, l’État a engagé des moyens importants visant à faciliter la modernisation des entreprises de presse quotidienne. Les décrets d’application seront connus courant 2006. Un deuxième élément contraint les éditeurs de presse quotidienne à réagir. Le rôle du Livre est quasi-inexistant dans l’activité d’impression de la presse magazine. L’existence d’un marché d’impression concurrentiel au niveau européen fait que les éditeurs supportent des coûts d’impression relativement meilleur marché qu’en presse quotidienne. En revanche, l’impression des quotidiens reste toujours verrouillée. L’entrée des gratuits a permis de montrer que le système actuel ne tenait que tant que tous les acteurs du marché supportaient les mêmes coûts. Le journal 20 Minutes, qui fait imprimer la moitié de son tirage un jour par semaine sur les rotatives du Monde, supporte ce jour-là des coûts d’impression deux fois supérieurs à ceux qu’il supporte habituellement. C’est à ce niveau que la concurrence des gratuits influence le mode de régulation en vigueur : d’une certaine manière, l’obtention d’un numéro de commission paritaire (qui est l’autorité administrative indépendante en charge du secteur de la presse) entraîne des obligations que les titres doivent respecter. Dans le cas où un entrant n’en a pas besoin ou ne peut l’obtenir puisque le numéro de la commission paritaire n’est pas attribué aux journaux vivant exclusivement de la publicité, il est libre d’agir avec des conditions économiques différentes et n’a pas à respecter les mêmes règles sectorielles en vigueur.
Sous-capitalisation
16 La majorité des rapports analysant le secteur de la presse depuis de nombreuses années ont souligné la sous-capitalisation des entreprises de presse (Vedel, 1979 ; Muller, 2005). Cette sous-capitalisation traduit la difficulté pour ces entreprises de pouvoir se développer. Dans toute activité économique, il est possible de distinguer trois sources principales de renforcement des fonds propres : soit l’entreprise réussit à lever des capitaux sur les marchés financiers (par exemple par émission d’actions), soit l’entreprise se développe par dette bancaire (les groupes Murdoch et Hersant ont utilisé ce levier pour assurer leur croissance externe), soit l’entreprise dégage suffisamment de profits qu’elle utilisera ensuite pour croître. La réorganisation du secteur de 1945 a assez fortement limité l’accès à certaines sources de fonds propres pour les journaux : les ordonnances de 1944, en accord avec le texte fondateur de la Fédération Nationale de la Presse Française, ont voulu rendre la presse indépendante des « puissances d’argent », autrement dit les industriels et les financiers se retrouvaient exclus de la propriété des journaux. Les titres ont alors eu tendance à se contenter des ressources dégagées en interne pour financer les investissements nécessaires à leur évolution. Il est vite apparu que, compte tenu de la taille initiale des entreprises, celles-ci n’allaient pas pouvoir réaliser suffisamment de profits pour survivre. C’est dans cette perspective qu’a été introduite une mesure fiscale spécifique permettant aux quotidiens d’information politique et générale (et assimilés) de pouvoir provisionner une partie de leurs profits si ceux-ci sont réinvestis dans le processus productif. L’article 39bis du Code général des impôts contribue alors à renforcer l’autofinancement des journaux et à leur donner les marges de manœuvre suffisantes pour se développer. Cette disposition permet aux quotidiens faisant des profits de réaliser des économies d’impôts. Par conséquent, en cherchant à renforcer les fonds propres des titres, le principe même de cette mesure introduit un risque d’accroissement des inégalités entre les journaux performants et les autres (Le Floch, 1997).17 Il est à noter que les principes définis en 1945 ne sont évidemment pas seuls responsables de cette sous-capitalisation. Deux autres raisons peuvent permettre de la comprendre, la première étant en partie reliée à une particularité du secteur. L’accès aux marchés financiers implique de satisfaire plusieurs conditions, dont l’une porte sur la taille du capital d’une entreprise. Les principaux acteurs sur ces marchés recherchent le maximum de liquidités, c’est-à-dire la capacité de pouvoir transformer rapidement un actif financier en son équivalent monétaire. Un actif est alors considéré comme liquide quand il existe une offre et une demande suffisantes permettant de récupérer sa contrepartie sans perte de valeur. Il va de soi que, en raison de leur taille réduite, les PME ne peuvent satisfaire cette exigence de liquidité et rencontrent donc de grandes difficultés pour accéder à ces marchés. L’asymétrie d’information qui existe sur ces marchés a pour principale implication que les propriétaires de fonds considèrent comme plus risqué d’investir dans des petites entreprises que dans les plus grandes. Les PME peuvent donc accéder au marché du « private equity » (firmes non cotées sur un marché), mais l’insuffisante liquidité des titres entraîne l’obligation d’atteindre des performances supérieures à celles des marchés financiers. C’est sous cet angle que l’on peut mieux comprendre l’arrivée en force des fonds d’investissement dans la presse française ces dernières années (pour des exemples de comportement de « hit-and-run », voir Le Floch & Sonnac, 2005, pp.51-52). La sous-capitalisation du secteur est ici renforcée par l’asymétrie d’information inhérente au fonctionnement des marchés financiers. La spécificité des statuts des entreprises de presse peut aussi dans certains cas contribuer à l’impossibilité d’accéder à ces sources de financement extérieures. Dans un double souci de rompre avec la logique du marché et d’assurer l’indépendance des titres, la période d’après-guerre a vu fleurir des entreprises de presse adoptant des statuts limitant le pouvoir des actionnaires (société anonyme à participation ouvrière (SAPO), coopérative de production, etc.). Plus récemment, les quotidiens régionaux Ouest-France et La Montagne se sont adossés respectivement à une association à but non lucratif et à une fondation. Techniquement, l’adoption de ce genre de statuts signifie simplement que le journal ne peut ouvrir facilement son capital à des actionnaires extérieurs. On peut alors mieux comprendre que l’ouverture du capital nécessite l’évolution des statuts (ce qui est le cas de la Nouvelle République du Centre-Ouest où son statut de SAPO interdit à un actionnaire de détenir plus de 1,25 % du capital). Il convient de rappeler que cette volonté de contrôle n’est pas propre aux PME. Le groupe Hachette a été souvent critiqué par certains actionnaires dans la mesure où la structure juridique de Lagardère SCA empêche les prises de contrôle hostiles. Néanmoins, le fait que les associés commandités (Arnaud Lagardère et la société ARCO) soient responsables sur leurs biens propres réduit le risque pour les autres actionnaires en garantissant une gestion prudente.
18 Une deuxième raison, indépendante du système mis en place, tient aux objectifs recherchés par les propriétaires des journaux. La recherche de fonds extérieurs peut être problématique pour eux. Si lors d’un appel de fonds par augmentation du capital les actionnaires fondateurs n’ont pas les moyens de souscrire, on observera une dilution du contrôle qu’ils peuvent exercer sur leur entreprise. La recherche de l’indépendance incitera les propriétaires à verrouiller le capital. Le corollaire pour les journaux sera d’atteindre une rentabilité suffisante et, lorsque le marché principal se resserre, de trouver des relais de croissance externe. S’ils tiennent à conserver la mainmise sur leurs titres en n’ouvrant pas leur capital, les propriétaires peuvent recourir à l’emprunt bancaire pour financer les investissements. Cette stratégie est gagnante lorsque la rentabilité des investissements est supérieure au coût de la dette. Or rien ne garantit a priori un tel résultat. Par nature, la rentabilité des investissements est relativement aléatoire ; pour peu que la dette soit contractée à taux variable, l’effet de levier peut se muer en un effet de massue qui signifie le plus souvent la disparition de l’entreprise confrontée à ce phénomène. C’est ce qui a failli se produire pour le groupe Murdoch au début des années quatre-vingt-dix (Shawcross, 1993). Par conséquent, il est alors facile de comprendre que les propriétaires adverses au risque limiteront au strict minimum le recours à l’endettement et chercheront à s’autofinancer.
19 Tous ces facteurs, qui tiennent à la fois au système, au fonctionnement des marchés et à la volonté d’indépendance des propriétaires des journaux, fragilisent les journaux tant pour affronter les tendances structurelles (déclin de la diffusion de la presse quotidienne, apparition de nouveaux concurrents) que les chocs conjoncturels (hausse du prix du papier, marché publicitaire atone). Par conséquent, les journaux cherchent à restaurer leurs marges en jouant principalement sur le prix de vente. La relative faiblesse de l’élasticité-prix de la demande permet à court terme de restaurer la profitabilité… mais aussi de renforcer la tendance à la baisse de la diffusion de la presse quotidienne : le rapport Muller (2005) a raison de souligner que si, à l’origine le prix du journal était calé sur le prix du timbre, « on peut constater aujourd’hui qu’il en est très déconnecté : environ 1,20 € pour un quotidien et… 0,53 € pour le timbre postal ! ».
Concentration
20 Le système hétéro-régulateur d’après-guerre partait du principe que la défense du pluralisme passait par des marchés concurrentiels. Les ordonnances de 1944 ont fortement contraint les comportements des acteurs, mais, avec le temps, une tendance à la concentration s’est dessinée sur les marchés de la presse quotidienne. Les chiffres apportés par la Commission Lancelot semblent montrer que la concentration est réduite en France par rapport à celle que l’on observe à l’étranger. Cependant, le législateur a considéré par les lois de 1984 et de 1986 qu’il convenait de renforcer le dispositif anti-concentration en interdisant à un éditeur d’avoir une part de marché de la presse quotidienne supérieure à 30 %. La Commission Lancelot fait d’ailleurs la proposition d’une règle du même type en fixant un seuil de 37,5 % de part de marché qu’un opérateur de télévision n’aura pas le droit de dépasser, sous peine de ne plus pouvoir acquérir d’autres chaînes.Tableau (ci-dessus)
La concentration des médias en Europe
21 Les chiffres de concentration de la
presse quotidienne régionale doivent être appréhendés avec beaucoup de
précaution. On se rend compte que, plus le marché national est réduit,
plus le ratio de concentration est élevé (cas des Pays-Bas). C’est un
problème de définition du marché pertinent qui fait qu’un ratio calculé
au niveau national n’a pas beaucoup de sens pour tenir compte de la
concentration réelle sur des marchés qui sont dans la pratique de taille
beaucoup plus réduite. Au niveau local, les marchés sont extrêmement
concentrés, indépendamment des régulations mises en place. Certains
analystes ont utilisé la notion de « monopole naturel » pour décrire ces
marchés (Kerton, 1978). En revanche, le degré de concentration des
autres marchés de la presse est moins important tant en ce qui concerne
la presse quotidienne nationale que la presse magazine.22 Les autorités concurrentielles jouent un rôle accru dans l’arbitrage qu’elles apportent dans les opérations de rachat dans la presse. Ces dernières années, les autorités concurrentielles françaises et européennes ont eu à exprimer clairement leurs positions en matière d’analyse et de découpage des marchés de la presse gratuite de petites annonces (Avis n°03-A-03 du 20 mars 2003 relatif au rachat de la Comareg par le groupe France Antilles), de la presse quotidienne régionale (Avis n°05-A-18 du 11 octobre 2005 relatif au rachat du pôle ouest de la Socpresse par le groupe Ouest-France) et de la presse magazine (Cas n° COMP/ M.3420 du 16 juin 2004 relatif au rachat de la Socpresse par le groupe Marcel Dassault). Ces avis tiennent compte des réglementations particulières portant sur les propriétés-croisées : le CSA a fixé des limites claires regroupées dans la règle du « 2 sur 3 » qui empêche un groupe de maîtriser à la fois la télévision, la radio et la presse quotidienne sur un territoire donné (Commission Lancelot, 2006, p.39).
Quelles régulations pour demain ?
23 Au niveau systémique, il apparaît que la porosité du système a conduit au fil du temps à une instabilité qui nécessite de nouvelles régulations pour faire face aux défis d’aujourd’hui et de demain. L’environnement des entreprises de presse a profondément évolué. La presse quotidienne a vu son poids décliner en faveur de la télévision ; la presse magazine s’est très fortement développée et continue à avoir un dynamisme qui se traduit chaque année par le lancement de plusieurs centaines de titres ; de nouveaux concurrents (presse gratuite et Internet) sont apparus et fragilisent la position des quotidiens.24 C’est sans doute la raison principale pour laquelle des changements dans le mode de régulation doivent intervenir. La régulation initiale se fondait sur le rôle clé joué par la presse quotidienne dans le fonctionnement démocratique. Toutefois, elle a permis d’assurer le développement de la presse magazine qui fait de la France un des pays où on lit le plus cette presse. On peut penser que le système de distribution a été fondamental dans ce dynamisme. Les différences de rentabilité entre les familles de presse posent aujourd’hui de nombreuses questions, notamment de savoir s’il ne conviendrait pas d’aller encore plus loin dans l’évolution de notre système d’aides qui s’est avec le temps de plus en plus orienté en faveur de la presse quotidienne. C’est à ce niveau que se pose le problème essentiel : les intérêts des éditeurs sont différents selon le type de presse. Certains éditeurs de presse magazine demandent clairement l’abandon de la logique hétéro-régulatrice pour aller dans le sens de l’autorégulation. Ils souhaiteraient ne plus avoir à financer le surcoût supporté par les NMPP pour assurer la distribution des quotidiens. Si les aides de l’État se portaient uniquement sur la presse quotidienne, ce type de tension risquerait de poser de manière cruciale la viabilité du système de distribution.
25 Si la régulation et les institutions correctrices du marché mises en place dans l’après-guerre n’ont pas nécessairement permis la survie de tous les titres et ont même été préjudiciables à certains en ne leur permettant pas de développer suffisamment leurs fonds propres (qui demeurent le garant de l’indépendance des groupes familiaux), le système n’a pas été si négatif qu’on veut bien le dire. Les axes sur lesquels il convient d’agir sont simples et identifiés : comment préserver le système de distribution et améliorer son efficacité ? Comment faire en sorte d’aider la presse quotidienne qui rentre dans une phase de déclin ? Comment lui permettre d’assurer sa mutation ? Une autre dimension devra aussi être intégrée dans les prochaines analyses portant sur la régulation : quelle régulation désire-t-on sur Internet ?
26 On peut conclure en remarquant que les régulations sectorielles ont évolué dans tous les pays dans le sens d’un désengagement de l’État en faveur des agences de régulation. Si cette évolution se poursuivait en France, elle impliquerait de reposer clairement les prérogatives de chacun des acteurs qui sont susceptibles d’influencer les marchés des médias (à savoir la CPPAP, le CSA, mais aussi les autorités concurrentielles, sans oublier les logiques de corégulation en œuvre dans certaines institutions où l’on retrouve l’État et les professionnels de la presse). S’il n’est peut-être pas nécessaire de créer une agence de régulation spécifique à la presse, il est en revanche vital de s’assurer de la compatibilité et de la cohérence des décisions prises par les différentes autorités dans le domaine des médias.
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