Il y a trois
semaines, la rédaction économique de l'hebdomadaire Die Zeit cherchait à
alarmer ses lecteurs en titrant : "Le quatrième pouvoir est-il aux
enchères ?" La cause en était la nouvelle alarmante relative aux
incertitudes pesant sur le destin économique de la Süddeutsche Zeitung, depuis
que l'on sait que la majorité des sociétaires souhaite se séparer du journal.
Si on en
venait à l'adjudication, il se pourrait donc que l'un des deux meilleurs
quotidiens "nationaux" de la République fédérale passe aux mains
d'investisseurs financiers, de trusts cotés en Bourse ou d'une grande
entreprise de médias. D'autres diront : business as usual. Qu'y a-t-il
d'alarmant en effet dans le fait que les propriétaires fassent usage de leur
bon droit et cèdent, pour une raison ou pour une autre, leur part de
l'entreprise ?
La crise de
la presse quotidienne qui s'est déclenchée début 2002 suite à l'effondrement du
marché publicitaire a été, depuis, surmontée par la Süddeutsche Zeitung comme
par la plupart des organes de presse analogues. Les familles désireuses de la
vendre, disposant de plus de 62,5 % des parts, choisissent donc un moment
favorable. Malgré la concurrence électronique et le changement des habitudes de
lecture, les bénéfices sont en augmentation. Indépendamment de l'actuelle
reprise économique, ceux-ci sont essentiellement le résultat de mesures de
rationalisation qui ont des répercussions sur le niveau de prestation et la
latitude d'action des rédactions. (...)
La semaine
dernière, Die Zeit revenait, une fois encore, sur la question en parlant de la
"lutte du management financier de Wall Street contre la presse
américaine". Que se cache-t-il derrière de telles manchettes ?
Manifestement, la crainte que les marchés sur lesquels les entreprises
nationales de presse doivent aujourd'hui s'imposer ne soient pas adaptés à la
double fonction que la presse de qualité a jusqu'ici remplie : satisfaire la
demande d'information et de culture tout en demeurant suffisamment rentable.
Mais alors
les forts profits ne sont-ils pas la confirmation que les entreprises de presse
qui ont subi de "saines mesures d'amaigrissement" satisfont mieux
ceux qui consomment leurs produits ? (...) La presse peut-elle, sous prétexte
de "qualité", amputer la liberté de choix de ses lecteurs ? Peut-elle
leur imposer des comptes rendus spartiates plutôt que de leur offrir de
l'information-spectacle ? (...)
Cette
querelle autour du caractère particulier de marchandises telles que la culture
et l'information évoque le slogan qui, à l'époque de l'apparition de la
télévision aux Etats-Unis, fit le tour du pays, prétendant que le nouveau
médium n'aurait été qu'un toaster à images. On voulait sans doute dire par là
que la production et la consommation des programmes de télévision ne pouvaient
être, sans aucun doute possible, que du ressort du marché. Depuis, les
entreprises de presse et de communication produisent des programmes pour les
spectateurs et vendent les données d'audience de leur public aux régies
publicitaires, qui en sont demandeuses.
Ce principe
d'organisation, aussi généralisée qu'ait été son introduction, a eu le même
effet sur la sphère politico-culturelle qu'un orage de grêle sur un champ de
maïs. Notre système audiovisuel "duel" s'efforce de limiter ces
dégâts. En tout cas, les lois régionales relatives aux médias, les jugements de
la Cour constitutionnelle portant sur ces questions et les principes de
programmation des établissements publics reflètent tous une conception selon
laquelle les médias électroniques de masse ne doivent pas seulement satisfaire
aux besoins de divertissement et de distraction des consommateurs - besoins
facilement commercialisables.
Les
auditeurs et les spectateurs ne sont pas seulement des consommateurs, et donc
des utilisateurs du marché ; ils sont aussi des citoyens jouissant d'un droit
de participation culturelle, d'accès à l'événement politique et de
participation à la formation de l'opinion. Sur la base de cette exigence
juridique, les programmes qui garantissent à la population cette
"provision de fond" ne peuvent pas être rendus dépendants de leur
efficacité publicitaire et du soutien des sponsors.
En fait, la
redevance, qui autorise le financement de ces programmes de fond, et qui est le
fait d'une décision politique, doit même pouvoir échapper, à l'instar du budget
des régions, aux hauts et aux bas de la conjoncture économique. (...)
Le droit
public a donc mis en place un très beau dispositif permettant d'encadrer les
médias électroniques. Ce dispositif ne pourrait-il pas, le cas échéant,
constituer un exemple pour l'organisation de la presse écrite
"sérieuse" (...) ?
Des études
produites par les sciences de la communication mettent à cet égard en évidence
un fait intéressant. Selon ces études, la presse de qualité jouerait, au moins
dans le domaine de la communication politique - et donc pour les lecteurs en
tant que citoyens -, le rôle de "média directeur". Il apparaît en
effet que même la radio, la télévision et le reste de la presse seraient
largement tributaires, dans leur couverture de l'information politique et dans
leurs commentaires, des thèmes et des contributions mis en avant par ce
journalisme "de raisonnement".
Emettons
l'hypothèse que certaines de ces rédactions tombent sous la tutelle
d'investisseurs financiers qui ne cherchent que les profits rapides planifiés à
des échéances inappropriées. Si les changements d'organisation et les économies
pratiquées dans ce domaine, à la fois sensible et central, mettent en danger
les critères du journalisme en usage, c'est la sphère publique politique qui
est touchée au coeur.
Sans
l'afflux d'informations, dont la recherche peut être coûteuse, et sans une
reprise de cette information au moyen d'arguments qui supposent une expertise
qui n'est pas non plus précisément gratuite, la communication publique ne peut
que perdre sa vitalité discursive. La sphère publique risque alors de n'être
plus à même de résister aux tendances populistes et de remplir la fonction
qu'il est de son devoir de remplir dans le cadre d'un Etat de droit démocratique.
Nous vivons
dans des sociétés pluralistes. Le processus de décision démocratique ne peut,
sans crainte de l'opposition parfois profonde des visions du monde, déployer
une force de légitimation capable de convaincre la totalité des citoyens que,
s'il combine deux exigences, il doit associer une capacité d'intégration, et
donc la participation de tous les citoyens à égalité de droit, avec une
bataille d'opinion menée de manière plus ou moins discursive.
Sans
controverses qui ouvrent sur la délibération, il devient en effet impossible de
fonder en raison l'hypothèse selon laquelle le processus démocratique peut
déboucher sur des résultats à long terme plus ou moins raisonnables. La
formation démocratique de l'opinion a une dimension épistémique, car il s'agit
à travers elle de critiquer des affirmations et des appréciations fausses. Tel
est l'enjeu pour une sphère publique qui tire sa vitalité de la discussion.
On peut s'en
faire intuitivement une idée à peu près claire en se représentant l'écart qu'il
y a entre, d'un côté, ce que produit en termes de discussion publique la
concurrence d'"opinions publiques" divergentes et, de l'autre, la
publication sous forme démoscopique d'un éventail des opinions. Les opinions
publiques qui se créent à travers la discussion et la polémique sont, avec
toutes leurs dissonances, déjà filtrées par des informations et des raisons qui
leur donnent une pertinence sur le sujet qui les sépare, alors que la
démoscopie d'opinions qui, dans une certaine mesure, ne sont encore que latentes
ne fait que les livrer à l'état brut et inerte.
Les flux
communicationnels sauvages d'une opinion publique dominée par les médias de
masse ne permettent certes pas les discussions ou les délibérés réglés, du type
de ceux qui interviennent dans les tribunaux ou les commissions parlementaires.
Il est
d'ailleurs nécessaire qu'il en soit ainsi ; la sphère publique politique ne
constitue qu'un élément de jonction. Elle est en effet un relais entre, d'une
part, les discussions et les négociations institutionnalisées qui se déroulent
dans les arènes de l'Etat et, de l'autre, les conversations épisodiques et
informelles qui se mènent entre les électeurs potentiels.
La sphère
publique contribue à la légitimation démocratique de l'activité de l'Etat en
choisissant ce qui doit faire l'objet d'une décision politique, en lui donnant
la forme d'une problématique et en réunissant les prises de position plus ou
moins informées et fondées de manière qu'elles forment des opinions publiques
concurrentes.
C'est de
cette manière que la communication publique développe une force qui, en même
temps, stimule et offre des orientations à la formation de l'opinion et de la
volonté des citoyens, et ce, en contraignant le système politique à la
transparence et à l'adaptation. Sans l'impulsion d'une presse d'opinion qui
informe de manière fiable et commente avec soin, la sphère publique ne peut
plus fournir cette énergie. Lorsqu'il s'agit de gaz, d'électricité ou d'eau,
l'Etat est dans l'obligation d'assurer à la population l'approvisionnement
énergétique.
Pourquoi ne
devrait-il pas faire face à la même obligation lorsqu'il s'agit d'un autre type
d'"énergie" qui, s'il venait à faire défaut, générerait des
perturbations menaçant l'Etat démocratique lui-même ? Que l'Etat s'efforce de
protéger le bien public, et celui que constitue la presse de qualité en
particulier, ne doit pas être considéré comme une "erreur de
système". Le tout est de savoir comment il peut y parvenir au mieux, et
cela n'est qu'une question pragmatique. (...)
Les subventions
ponctuelles ne sont qu'un moyen. Il en existe d'autres, sur le modèle de la
fondation avec une participation publique ou avec des réductions d'impôt pour
les familles propriétaires. Aucune de ces expérimentations déjà tentées
ailleurs ne s'est révélée sans conséquence. D'une manière ou d'une autre, ce
qui importe donc en premier lieu, c'est de s'accoutumer à l'idée du
subventionnement des quotidiens et des revues. Du point de vue historique,
l'idée de laisser aux mains du marché le pilotage des produits de la presse a
quelque chose de contre-intuitif. Jadis, le marché a ouvert l'espace au sein
duquel les pensées subversives pouvaient s'émanciper de l'oppression de l'Etat.
Mais le
marché ne peut remplir cette fonction qu'aussi longtemps que la légalité
économique ne cherche pas à asphyxier les contenus politiques et culturels qui
portent sur lui. Comme toujours, Adorno touchait juste lorsqu'il critiquait
l'industrie culturelle. Or la défiance est à l'ordre du jour parce qu'aucune
démocratie ne peut s'offrir une défaillance du marché dans ce secteur.
Traduit de
l'allemand par Christian Bouchindhomme.
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