1. Remarques préliminaires
Les journalistes savent, pour la plupart d’entre eux, que
leurs pratiques ne sont légitimes qu’à l’intérieur de certains paramètres, les
principaux étant l’intégrité, l’honnêteté et le service du public qu’ils
affirment représenter. Mais les pressions d’ordre politique,
économique, social, affectif et idéologique influencent quotidiennement les pratiques journalistiques et ce n’est pas sans dépit que la profession s’est peu à peu résignée à se doter de règles déontologiques conformes aux principes éthiques et valeurs qui fondent à la fois leur légitimité sociale, leurs droits constitutionnels et leur rhétorique professionnelle. C’est à cette triple source que les journalistes puisent les arguments
économique, social, affectif et idéologique influencent quotidiennement les pratiques journalistiques et ce n’est pas sans dépit que la profession s’est peu à peu résignée à se doter de règles déontologiques conformes aux principes éthiques et valeurs qui fondent à la fois leur légitimité sociale, leurs droits constitutionnels et leur rhétorique professionnelle. C’est à cette triple source que les journalistes puisent les arguments
qu’ils servent par la suite à ceux qui voudraient les
contrôler en insistant trop sur leurs responsabilités, au détriment de leurs
libertés. En même temps qu’ils se défendent contre les incursions d’agents
extérieurs voulant contrôler davantage leurs pratiques, les journalistes
soucieux de leurs droits et devoirs d’informer n’ignorent pas la nécessité de
veiller eux-mêmes à endiguer les dérives et à freiner les dérapages qui résultent
des impératifs économiques des entreprises de presse, des contraintes de temps
qui s’imposent de plus en plus avec la télédiffusion en direct d’événements
majeurs et la mise à jour de sites Internet, quand ils ne sont pas attribuables
à la poursuite de la notoriété immédiate et monnayable. L’autorégulation des
pratiques journalistiques en Amérique du Nord a essentiellement deux sources
d’influence qui convergent souvent, mais s’opposent parfois. Il y a d’abord le
filon éthique ou philosophique qui a émergé depuis le début du siècle aux
États-Unis, mais a rapidement gagné le Canada anglais et ses entreprises de
presse privées et publiques. Isolé de cette tendance par sa culture française
et une religiosité particulière qui n’a heureusement plus cours, le Québec a
résisté longtemps avant de s’inspirer du courant anglo-saxon. Ce courant
insiste pour que la profession soit libre de tout entrave et assume elle-même,
sur une base volontaire, le mandat de surveillance des pratiques
professionnelles. L’autorégulation est alors un moyen d’échapper aux pressions
externes (juridique, économique, étatique, idéologique ou religieuse) qui sont
perçues comme d’inacceptables tentatives de censure à l’égard de la liberté de
presse. Il y a aussi une source légale. Dans des pays dotés de constitutions et
de chartes privilégiant les droits individuels et la liberté d’expression, la
tension est permanente entre ces droits qui opposent souvent liberté de la
presse et droits des citoyens à la vie privée ou à la réputation. Il y a donc
intérêt à ne pas abuser d’une liberté pouvant contrevenir aux droits
d’individus en mesure de faire payer chèrement leur négation de la part des
médias d’information. Cela est d’autant plus vrai depuis quelques années, alors
que les médias sont sévèrement jugés par les tribunaux et le public qui les
perçoivent souvent comme des entraves au bon fonctionnement de la société. Une
façon de contenir les foudres des tribunaux est sans doute de se doter de
règles déontologiques qui délimitent tant bien que mal les pratiques
acceptables de celles qui risquent de léser le public et de générer des
poursuites devant les tribunaux.
L’AUTOREGULATION EN AMERIQUE DU NORD 49
A en croire la multitude de poursuites devant les tribunaux
aussi bien aux États-Unis qu’au Canada et au Québec, il semble que
l’implantation de mécanismes d’autorégulation n’est ni suffisante ni
satisfaisante pour tous. Il faut cependant faire remarquer que bien des
entreprises de presse n’ont aucun code de déontologie, encore moins d’ombudsman.
D’autres, tel le New York Times, ont farouchement lutté contre la création de
conseils de presse. Au Québec, ce sont
les médias d’information de l’empire Québécor qui refusent de contribuer au
financement du Conseil de presse fondé en 1973. Bref, l’autorégulation ne
touche qu’une partie des médias d’information et chacun y accorde plus ou moins
d’importance, selon les enjeux du moment. Cela ne suffit pas à empêcher les
dérapages médiatiques dont l’ampleur échappe de moins en moins au regard des
citoyens et des tribunaux. Du reste, les enquêtes scientifiques et les sondages
qui cherchent à connaître l’opinion des publics relativement aux médias
d’information font constamment état du mécontentement des citoyens, même si
dans bien des cas ce mécontentement est dû à des décisions éditoriales et non à
des carences déontologiques ou éthiques1. Le public américain désire néanmoins
que les entreprises de presse se dotent de moyens d’échanger avec le public sur
des questions d’équité et d’éthique professionnelle. Il souhaite aussi que la
fonction de service public des entreprises de presse passe avant la recherche
de profits. L’enquête révèle aussi que 58 % des répondants croient que les
journalistes sont plus intéressés à faire valoir leurs opinions dans leurs comptes
rendus qu’à faire du travail équitable et impartial, et 57 % des citoyens (72 %
des politiciens et 38 % des journalistes interrogés) croient que les
journalistes ne sont pas plus honnêtes que les politiciens qu’ils critiquent.
Un sondage réalisé en 1994 pour le Forum Magazine2 révélait notamment que le
public reproche l’insensibilité des journalistes face à la douleur des victimes
d’événements malheureux (82 % des répondants), et la trop grande importance
accordée à la vie privée des élus (75 %). L’abus du recours aux sources
anonymes est critiqué par 58 % des répondants1. Peter Desbarats2 évoque quant à
lui un sondage réalisé en 1987 selon lequel la majorité de la population
canadienne estime que les médias font un effort conscient afin d’influencer ou
de biaiser l’opinion publique. Près de la moitié des répondants estimaient que
le biais des médias constituait un problème sérieux (12 %) ou assez sérieux (37
%) et près du tiers (31 %) des répondants indiquaient qu’ils supporteraient une
réglementation gouvernementale visant à garder les médias honnêtes et
objectifs. Cependant, Levine cite un sondage Macleans/Decima de novembre 19903
selon lequel une majorité de Canadiens considéraient comme assez rigoureuse la
couverture médiatique des événements, croyaient que les médias les aidaient à
comprendre ces événements et qu’ils n’étaient pas responsables du cynisme
présent au Canada. L’humeur du public serait donc, elle aussi, matière à
recherche afin de mieux comprendre certaines contradictions apparentes. Ce que
cette vague de mécontentement nous indique, c’est que l’autorégulation ne
saurait être qu’un procédé superficiel, une tactique visant simplement à se
donner bonne conscience. Le public doit avoir des raisons objectives de croire
que les médias sont en mesure de se prendre en main et de le protéger contre
les excès d’une minorité de journalistes douteux. Une telle conviction se
refléterait sans doute sur l’appréciation générale des citoyens au sujet des
journalistes.
2. Survol des principaux mécanismes d’autorégulation en
Amérique du Nord
Dans la présente section, je m’appliquerai à évoquer
certains avantages et certaines limites, certains espoirs et certaines craintes
reliées aux principaux mécanismes d’autorégulation. Ces propos éclaireront
mieux les sections trois et quatre qui constituent une réflexion et une
approche plus personnelle de ces questions.
2.1. Conseils de presse
Il n’y a que quelques conseils de presse en Amérique du
Nord. Aux États-Unis, le plus connu est certes celui du Minnesota. Au Canada,
on en retrouve dans plusieurs provinces (Colombie Britannique, Provinces
Maritimes1, Ontario et Québec). Une tentative plus récente de créer un conseil
de presse dans l’État du Kentucky a été un échec parce que cela impliquait une
mise de fonds de un million de dollars américains2. On connaît aussi la triste
fin du National News Council des États-Unis, fondé en 1973 et aboli en 1984
faute de ressources financières et de soutiens majeurs de la part de médias
tels le New York Times, le Chicago Tribune et le réseau de télévision NBC.
Certains auteurs, dont Desbarats, sont d’avis qu’une des faiblesses du NNC a
été sa timidité à émettre des commentaires critiques à propos des grands
propriétaires de médias, conjuguée à un manque de notoriété3. Au Canada, il
faut noter que si le Conseil de presse du Québec est constamment à court de
moyens financiers, il jouit d’un appui certain chez les patrons de la presse
qui y siègent, tandis que celui de l’Ontario a vu son membership passer de 10 à
35 membres de 1982 à 1983, alors que la question de la concentration de la
presse préoccupait le gouvernement fédéral4. Bien que des représentants du
public y soient souvent présents, on peut considérer que les conseils de presse
sont une forme d’autorégulation lorsqu’ils résultent d’une initiative
volontaire des milieux de la presse face à des menaces réelles ou appréhendées
d’intervention étatiques, ce qui a été le cas au Canada 5. Malheureusement, les
conseils de presse souffrent d’un réel manque de visibilité, quand ce n’est pas
d’une faible autorité morale auprès du public comme des journalistes et des
entreprises de presse. Selon l’ex-directrice du quotidien Le Devoir, Lise
Bissonnette, le CPQ a “démontré les limites de la bonne volonté. Ses jugements
. Bien entendu, ils sont nombreux à craindre que ces
conseils attaquent la liberté de la presse et menacent en quelque sorte le
principe de l’indépendance des journalistes3. D’autres craignent également que
les conseils en viennent, un jour ou l’autre, à se lancer dans la chasse aux
sorcières, comme l’a constaté le journaliste Casey Bukro quand il a commencé à
faire la promotion de conseils de presse locaux aux États-Unis4. D’autres ont
peur de voir les normes, les règles de conduite et même les décisions des
conseils de presse être reprises par les tribunaux dans des jugements
impliquant des entreprises de presse. De façon encore plus fondamentale, il y a
une objection qui porte sur la manière dont certains conseils de presse
abordent les questions de déontologie, soit le mode jurisprudentiel qui
représente “une rupture radicale entre l’éthique et la déontologie. En effet,
les décisions... si justes qu’elles puissent sembler, obéissent à la technique
des précédents d’après laquelle on inférerait d’une série de décisions, cas par
cas, un certain nombre de principes. Or, cette approche est étrangère à
l’éthique et à la morale, puisque l’on doit attendre de ces dernières qu’elles
prédéterminent des décisions, plutôt que d’en résulter”5. D’autres chercheurs
ont aussi mis en évidence la faiblesse des conseils de presse jurisprudentiels,
tel le Conseil de presse du Québec, qui n’ont pas réussi à mettre
systématiquement à jour les principes et valeurs qui sous-tendent leurs
décisions et font preuve d’impressionnisme, de confusion ou de contradictions
dans leurs jugements1. 2.2
Ombudsman
Les ombudsmen constituent une autre réponse de la profession
à la nécessité de prendre en charge la surveillance de ses dérapages, mais ces
acteurs sont encore très peu nombreux. Aux États-Unis, ils sont seulement 34
alors qu’on retrouve 1 500 quotidiens, et ils ne sont que quelques-uns au
Canada, dont ceux des réseaux anglais et français de la Société Radio-Canada. Le quotidien
anglophone de Montréal, The Gazette, en avait un mais il n’a pas été remplacé
depuis plus d’un an. Selon l’ONO (Organization of News Ombudsmen), il y aurait
96 ombudsmen dans 14 pays, dont quatre au Canada (incluant les deux de la
Société Radio-Canada/Canadian Broadcasting Corporation). Le rôle de l’ombudsman
ne fait pas l’unanimité. Pour certains, sa fonction de chien de garde devrait
plutôt être assumée par les gestionnaires des salles de rédaction, rapporte
David Shaw du Los Angeles Times2. D’autres les accusent d’être des critiques
superficiels à la solde des organisations qui les emploient et leur imposent
des limites à ne pas franchir. On a ainsi accusé Richard Harwood, premier
ombudsman du Washington Post en 1970, d’être un tiède critique du Post et,
surtout, de se porter à la défense de la direction de ce quotidien3. On lui
reproche aussi d’intervenir après le dérapage déontologique au lieu de le
prévenir, quand ce n’est pas de s’en tenir généralement à expliquer aux
lecteurs la politique du journal qu’ils n’ont pas le pouvoir de modifier4. En
tenant compte du nombre restreint d’ombudsmen ainsi que des limites de leur
pouvoir, on peut partager l’avis de Boeyink selon
qui le recours aux ombudsmen a eu un impact marginal au
niveau de l’imputabilité1 des médias d’information, surtout du fait que ce
poste implique des coûts importants qui ne peuvent être assumés par tous les
journaux. Il ajoute que plusieurs des ombudsmen en fonction aux États-Unis en
1994 étaient davantage des chroniqueurs des plaintes du public que de
véritables défenseurs des lecteurs ou de vrais critiques des médias2. Desbarats
rapporte une étude américaine menée auprès de 32 ombdusmen selon qui les dirigeants
ne veulent pas avoir un ombudsman puissant qui s’exprimerait au nom des
lecteurs car cela pourrait affecter le moral des troupes, mais ils ne veulent
pas non plus d’ombudsman faible exprimant seulement le point de vue de
l’entreprise, car cela ne serait qu’un simple exercice de relations publiques.
Desbarats fait aussi état d’une enquête canadienne réalisée en 1986 auprès de
journalistes du Toronto Star et du quotidien montréalais The Gazette qui a
montré que la fonction d’ombudsman suscite des réactions différentes parmi les
journalistes. Ceux de la Gazette (46 %) estimaient que l’ombudsman n’était pas
très utile dans leur pratique quotidienne contre 35 % au Star. La moitié des
journalistes de la Gazette étaient d’accord pour dire que l’ombudsman était
incapable de vraie indépendance contre 28 % au Star. Dans les deux journaux,
quatre journalistes sur cinq étaient d’accord pour dire que l’ombudsman était
utile pour les lecteurs, mais ils étaient 67 % au Star et 32 % à la Gazette à
dire qu’il pouvait leur être utile3. Il faut aussi signaler des cas où
l’ombudsman a eu maille à partir avec son employeur : dans un cas, l’ombudsman
a préféré démissionner plutôt que de soumettre son avis à ses supérieurs avant
publication, dans l’autre cas l’ombudsman croit que l’élimination de sa
fonction est due à son activisme en faveur du public4. L’ombudsman, qui assume
une fonction de contrôle de la qualité de l’information, peut pourtant exercer
une influence positive sur les journalistes, surtout auprès des jeunes. On peut
aussi le considérer comme une personne ressource supervisant le travail
journalistique, en espérant que son intervention préviendra le journalisme
erratique ou frivole qui
constituent des menaces à long terme pour la presse et la démocratie1.
En ce sens, il pourrait instaurer dans la salle de rédaction une tradition de
dialogue portant sur l’éthique et la déontologie du journalisme2. En permettant
au public de faire connaître ses doléances, et s’il enquête sérieusement à leur
sujet, il ne fait pas de doute que l’ombudsman contribue positivement à
l’imputabilité recherchée par tout mécanisme d’autorégulation crédible. Je ne
veux pas passer sous silence le rôle positif que certains ombudsmen ont eu à la
suite de la campagne électorale présidentielle de 1992. Une étude réalisée aux
États-Unis3 révèle que les plaintes du public ont été prises en compte quand
elles étaient considérées comme légitimes. Par exemple, certains journaux ont
accordé une plus grande attention à l’espace accordé aux différents candidats,
un autre a augmenté l’espace réservé aux commentaires des lecteurs, un autre a publié
une grille horaire des présences des candidats à la télévision, un autre s’est
montré plus attentif aux titres tandis qu’un dernier journal a retiré un
chroniqueur de sa première page après les élections4. Les auteurs de la
recherche sont d’avis que si les ombudsmen n’ont pas le pouvoir de changer
eux-mêmes les choses, ils ont une influence certaine pouvant induire des
changements dans la couverture des événements et la présentation des
informations. Ces changements étant en faveur de l’équité et de l’équilibre
dans la couverture.
2.3. Métajournalisme
Le métajournalisme constitue peut-être la voie
autorégulatrice la plus en vogue actuellement. Je nomme métajournalisme ce que
les anglo-saxons appellent media critics. Il s’agit essentiellement d’aborder
de manière journalistique la question des pratiques des journalistes et des
entreprises de presse. Tout y passe : conflit d’intérêts, procédés clandestins,
manque de rigueur des informations diffusées, non respect de la vie privée,
etc. Dans cette dynamique, les médias rapportent de plus en
plus
les dérapages de leurs concurrents et font souvent une autocritique quand la
situation l’exige. De plus, on fait constamment référence aux attentes du
public, présupposées ou documentées, afin de légitimer la critique exercée.
Cette façon de procéder rend d’autant plus légitime le métajournalisme que
celui-ci doit affronter méfiance et vives contestations au sein d’une
profession qui a tendance à qualifier de “chasseurs de sorcières” ceux qui
exercent à son endroit la même vigilance qu’exercent les journalistes à propos
d’autres institutions sociales publiques, privées et communautaires. On sait
que les réflexes journalistiques sont souvent valorisés en Amérique du Nord,
mais que la réflexion et l’autoréflexion critique sont des attitudes
intellectuelles considérées avec suspicion, sans doute parce qu’on les assimile
aux critiques provenant d’individus et de groupes qui cherchent parfois à
museler la presse. Chez les journalistes, on a quelque peine à admettre que
certaines récriminations provenant de sources aux motivations douteuses puissent
néanmoins être fondées. Selon Bacon, les membres du “4e pouvoir” ignorent
souvent ou discréditent les critiques externes, sans égard à leur validité, en
invoquant les protections constitutionnelles, avec arrogance parfois. Lorsque
les critiques proviennent de la profession, les réactions sont différentes car
les commentaires sont plus difficiles à écarter ou ignorer1. Au Los Angeles
Times, David Shaw exerce sa fonction de critique des médias depuis 1974 et son
patron de l’époque, William Thomas, l’avait averti de se trouver des amis en
dehors de la profession, car il perdrait rapidement ceux qu’il y avait. Une
enquête réalisée en 1995 a révélé que des collègues de Shaw ont eu à son
endroit des réactions que Bacon qualifie d’hystériques, certains refusant même
de collaborer à son travail en rejetant les demandes d’entrevue2. Je me permets
ici une note plus personnelle en ajoutant qu’à titre de critique du travail
journalistique au Québec j’ai aussi dû subir les foudres de mes pairs,
collègues aussi bien qu’employeur. Les courriéristes parlementaires de
l’Assemblée nationale du Québec ont
même déjà manœuvré pour m’empêcher de prononcer une
conférence lors d’un colloque sur les médias
et les parlementaires, menaçant de boycotter l’événement 1. Malgré tout, il ne se
passe plus un grand événement médiatisé qui ne donne prise à l’analyse et la
dénonciation des excès médiatiques, ce qui est considéré comme une bonne chose
par certains2. Le cas le plus évident de l’année 1998 a certes été l’affaire
Lewinsky-Clinton. Mais on a vu aussi ces questionnements lors du décès de Lady
Di et il fait maintenant partie de la couverture des grandes campagnes
électorales aux États-Unis et au Canada, même si cette autocritique n’est pas
encore l’apanage de la majorité des entreprises de presse. Le métajournalisme
aura un effet important sur les pratiques journalistique dans la mesure où ses
dénonciations et analyses seront basées sur les règles déontologiques et
critères éthiques reconnus, et non sur des grilles d’analyses contaminées par
les intérêts partisans, idéologiques et économiques de leurs auteurs. Le
métajournalisme a également ses “vedettes”, tels David Shaw du Los Angeles
Times, ou Howard Kurtz du Washington Post. Il a son temps d’antenne à CNN, ses
sites internet, ses revues de toutes tendances idéologiques (CJR, AJR, Brill’s
Content, Forbes Media Critic, FAIR, etc.). Au Québec, on a vu ces dernières
années les deux grands quotidiens de langue française, La Presse et Le Soleil
de Québec expliquer davantage à leurs lecteurs certaines de leurs décisions
rédactionnelles. Même si cet exercice d’autocritique est assez timide, il
témoigne d’un besoin de rétablir la communication chez ces quotidiens dont le
tirage a considérablement diminué depuis plusieurs années, en raison de la concurrence
vive de la télévision et des quotidiens populaires de Québécor. Le
métajournalisme doit aussi s’alimenter des résultats de la recherche
scientifique. L’analyse sociologique des pratiques journalistiques ou
l’évaluation normative de celles-ci ne doivent pas être cantonnées dans les
revues savantes. Les scientifiques ont un devoir de service public, également,
et ils devraient faciliter la communication des résultats de leurs démarches.
Le métajournalisme a bien entendu ses limites. Par exemple,
celle formulée par Alter1 selon qui le problème fondamental est que la critique
s’exerce en vertu de certaines normes du journalisme, mais que ces mêmes normes
ne sont jamais mises en doute. D’autres font valoir que la vigueur d’une telle
critique interne est laissée à la merci des propriétaires de médias, notamment
dans les journaux où le métajournalisme s’exercerait surtout aux dépens de la
production télévisuelle, rarement à propos de l’écrit2. Les éditeurs du Media
Studies Journal affirmaient, en 1995, que seulement deux des cinq grands
quotidiens nationaux des États-Unis (Los Angeles Times et Washington Post) ont
établi une véritable tradition de critique des médias, alors que les magazines
auraient un meilleur dossier en matière de commentaires et de reportages sur
les médias, les réseaux de télévision arrivant loin derrière 3. La
cablodistribution et la radio, avec ses animateurs parfois démagogues, ont fait
des progrès en matière de critique des médias, malgré le biais idéologique
qu’on peut souvent y déplorer. Une attaque récurrente à l’endroit du
métajournalisme, mais qui est également reprise pour s’opposer à toutes formes
d’autorégulation et d’hétérorégulation, consiste à en appeler au verdict du
public. La croyance largement répandue chez les journalistes en une
infaillibilité du jugement populaire suffit souvent à rejeter toute forme de
critique interne ou externe dans la mesure où les tirages et les cotes d’écoute
se maintiennent ou augmentent. Néanmoins, lorsque ces indices sont à la baisse,
les médias cherchent des solutions liées à la mise en marché ou à la
présentation de contenus différents. Rarement a-t-on entendu un gestionnaire
affirmer qu’il allait redresser ses ventes ou ses cotes d’écoute en incitant
ses journalistes à mieux observer les normes professionnelles reconnues. En
somme, on fait appel au public pour ignorer ces considérations
éthiques et déontologiques lorsque les affaires vont bien, mais quand la situation se
dégrade, on trouve d’autres excuses pour toujours ignorer ces considérations.
Ce qui conduit d’autant plus à croire que les préoccupations liées à la
critique des pratiques journalistiques doivent d’abord relever du droit du
public à une information de qualité, complète et impartiale, plutôt qu’à
gonfler les revenus publicitaires ou de vente, bien que cette dernière
éventualité ne soit nullement à dédaigner, bien au contraire. L’impact de ces
questions professionnelles sur la situation économique des entreprises de
presse pourrait cependant se faire ressentir si la critique de certains médias
devient telle que le public, dorénavant informé de ces dérapages, en vient à
modifier ses habitudes d’achat et d’écoute afin d’exprimer son mécontentement.
C’est peut-être l’hypothèse d’un public bien informé au sujet de ceux qui
prétendent l’informer qui alimente les craintes des propriétaires,
gestionnaires et praticiens des entreprises de presse, face au métajournalisme.
Du reste, le public nord-américain souhaite de plus en plus être informé sur
les pratiques journalistiques1. Un sondage réalisé en 1996 auprès de 3 000
Américains révèle, par exemple, que 79 % des répondants demandent aux
journalistes d’accorder plus de couverture à leurs propres erreurs. Cette
opinion est encore plus révélatrice du jugement populaire sur les médias quand
on ajoute que 85 % des répondants sont d’accord avec le principe de créer un
conseil de presse national et sont favorables à une loi qui imposerait la norme
de l’équité (fairness doctrine) afin d’assurer une couverture équilibrée de
tous les points de vues relatifs à une controverse ; 70 % sont favorables à des
amendes légales pour punir les reportages biaisés ou manquant de rigueur ; 53 %
supportent l’idée d’obliger les journalistes à détenir un permis pour
travailler ; 50 % sont favorables à une réforme de la loi qui faciliterait les
poursuites pour les cas de diffamation2. La résistance du milieu médiatique au
métajournalisme semble pourtant contraire à l’intérêt public car il “serait
certainement profitable à l’ensemble de la population de connaître certaines
des méthodes et des priorités de la presse, les
contraintes, organisationnelles ou autres, auxquelles elle
est soumise et le rôle politique qu’elle assume en tant
que véhicule de l’expression publique”1. Au Canada, après avoir observé que peu
de médias s’interrogent sur leurs méthodes de couverture électorale, des
chercheurs ont recommandé au gouvernement canadien d’encourager “l’auto-évaluation
des médias, particulièrement en rapport avec les conséquences politiques
découlant d’un cynisme accru et d’analyses manquant de profondeur au cours
d’une campagne électorale”2. D’autres ont recommandé que le rôle des médias
dans le processus électoral soit mieux expliqué aux citoyens, notamment en
demandant aux journalistes de mieux faire connaître les coulisses du
journalisme et les tentatives de manipulation politique qui s’y
déroulent3.
3. Fondements normatifs et scientifiques de l’autorégulation
Il me semble important d’aborder maintenant la question des
fondements théoriques, normatifs et scientifiques de l’autorégulation. Cette
approche ne vise pas à chasser définitivement le doute, mais bien à échapper au
relativisme moral d’un postmodernisme voulant que toutes les raisons d’agir
aient la même valeur morale ou soient basées sur des différences qu’il suffit
d’accepter sans les discuter. Si l’autorégulation doit échapper à un piège,
c’est bien à celui qui conduit à nier la valeur des principes fondamentaux de
l’éthique et de la déontologie du journalisme : intégrité, imputabilité,
impartialité, recherche rigoureuse et diffusion de la vérité, service
prioritaire, voire exclusif de l’intérêt public, etc. On peut certes discuter
ferme sur l’acception précise de chacun de ces termes, mais la difficulté de la
tâche ne justifie pas qu’on les ignore ou qu’on puisse en nier la portée
pragmatique dans les comportements professionnels quotidiens. En somme, la
critique des médias ne peut pas, ne doit pas être arbitraire, impressionniste.
Elle doit reposer sur de solides socles.
3.1. L’autorégulation ne doit pas exister en dehors de
fondements théoriques
Il me semble fondamental de soutenir le postulat voulant que
l’autorégulation n’échappe pas à l’exigence de se prévaloir de fondements
théoriques explicites. Par exemple, la critique de certaines pratiques
journalistiques –telle l’obsession des aspects stratégiques de la couverture
électorale (horse race) au détriment des
enjeux (issues), ou encore l’insistance accordée à la personnalité des acteurs
sociaux importants au détriment de leurs idées ou programmes politiques– doit
s’exercer en fonction de certains postulats ou principes, qu’ils soient
politiques, philosophiques ou autres. L’important ici étant d’offrir le cadre
d’analyse de la critique de ces pratiques afin d’éviter les commentaires ad hoc
et impressionnistes, voire corporatistes, qui caractérisent malheureusement
trop souvent les jugements portant sur le journalisme. Cela exige certes un
travail intellectuel toujours exigeant, parfois douloureux, alors que notre
désir premier se résume souvent à vouloir infliger une correction morale à ceux
qui émettent des opinions contraires à nos croyances qui sont toujours les
meilleures, c’est bien connu ! Analyser et critiquer les pratiques
journalistiques est un exercice dont la fécondité relève en bonne partie du
système de valeurs et de la hiérarchisation de ces dernières, ce qui permet au
critique de tenir compte des biais, des avantages et des limites de son poste
d’observation. Au-delà des aspects théoriques, il faut aussi prêter attention à
la dimension méthodologique de l’autorégulation qui constitue sur le plan
pratique un précieux gage contre les décisions arbitraires, les double
standards et les jugements aberrants. La démarche adoptée pour analyser une
situation et porter un jugement compte tout autant que la validité des notions
théoriques retenues. Par exemple, la démarche méthodologique ne peut pas faire
l’économie des règles généralement reconnues de l’argumentation valide (éviter
les généralisations hâtives, se méfier des exemples atypiques, éviter les
attaques ad hominem, recourir avec prudence aux appels aux conséquences, etc.).
Elle doit aussi baser ses analyses et critiques sur une recherche rigoureuse
des règles déontologiques, des valeurs morales et professionnelles ainsi que
des principes éthiques pertinents au cas étudié, ce qui évitera les jugements
aussi lapidaires qu’injustes.
3.2. Les principaux fondements normatifs
On l’a vu, l’autorégulation repose sur des fondements
théoriques et pratiques, mais il faut aussi y adjoindre des fondements
normatifs et scientifiques. Je me limiterai ici à discuter des codes de
déontologie qui constituent, à mon avis, la principale source de fondements
normatifs du journalisme. La question des fondements scientifiques sera abordée
par la suite. 3.2.1. Les codes de déontologie
Il n’est pas inutile de rappeler les principales fonctions
des codes de déontologie qui dictent les règles de conduite des journalistes à
l’égard de leurs sources d’information, de leurs collègues, de leur employeur
et du public qu’ils affirment servir. Les codes servent à sauvegarder la
crédibilité des journalistes, protéger l’image de la profession, en valoriser
le caractère professionnel, protéger le public contre les pratiques pouvant lui
être nuisibles, protéger la profession contre les interventions de tiers
(l’État surtout) ainsi que protéger les journalistes contre les décisions
arbitraires des employeurs. Mais il faut aussi reconnaître trois arguments
soutenus par les adversaires des codes de déontologie. Il y a premièrement leur
rigidité qui inhiberait le jugement personnel des journalistes en voulant s’y
substituer. Deuxièmement, les codes sont souvent établis à partir de règles de
conduite trop floues ou trop générales. Troisièmement, les codes pourraient
être utilisés contre les journalistes et les entreprises de presse dans le
cadre de procédures judiciaires. Ces arguments ne constituent pas un frein à
l’élaboration de codes, mais sont des balises dont il faut tenir compte, car il
existe des solutions aux deux premières objections, quant à la troisième, elle
a des relents de corporatisme qu’il est toujours préférable d’éviter, les
journalistes étant des justiciables au même titre que les autres acteurs
sociaux. Il faut par ailleurs avoir des attentes réalistes quant à l’impact des
codes de déontologie sur les comportements réels. Leur bilan n’est pas
universellement positif, certains ne contenant aucune sanction pouvant susciter
l’imputabilité des journalistes, d’autres tombant dans l’oubli peu après leur
adoption et on a même observé que plusieurs journalistes
travaillent sans le savoir pour des médias qui possèdent un code de
déontologie1. Les études ne sont par ailleurs pas catégoriques quant à
l’influence des codes sur les pratiques des journalistes. Certains chercheurs
ont pu observer une telle influence2 alors que d’autres ont été incapables de
montrer des différences mesurables entre les journalistes soumis à de tels
codes et ceux qui ne l’étaient pas, face à des cas hypothétiques3. Au terme de
son étude comparative de trois quotidiens américains, Boeyink conclut qu’il
faut analyser la valeur des codes autant par leur contenu que par le climat de
la salle de rédaction où ils s’appliquent. Il estime que les codes ont une
influence sur les pratiques dans la mesure où ils sont pris au sérieux par
l’organisation de travail, où les journalistes sont encouragés à s’y référer
par leurs supérieurs ou par une culture favorisant les discussions portant sur
l’éthique et la déontologie professionnelle4. Les gestionnaires de médias sont
pour leur part inégalement doués pour aborder ou susciter de telles discussions
professionnelles, ce à quoi fait référence la distinction entre intention
éthique et compétence éthique 5. La présence de codes fait toutefois la
différence en matière de sanctions car plus de journalistes sont réprimandés ou
mis à pied pour des transgressions à l’éthique et à la déontologie
professionnelle dans les organisations possédant un code que dans celles n’en
possédant pas, ce qui témoigne à nouveau de l’importance d’un environnement
favorable à ces questions6. Les médias où on observe une sensibilité aux
questions éthiques ont certaines des caractéristiques suivantes : les gens en
autorité montrent leur attachement à des normes élevées, les entreprises ont
des normes claires et articulées, les discussions à propos de sujets
controversés sont encouragées dans la salle de rédaction, car les bonnes
décisions émergent souvent de salles où la culture encourage les débats et les
réflexions relativement à des situations controversées1.
3.2.2. Les principes et valeurs en jeu
Il ne suffit pas de se doter d’un code de déontologie. Il
faut s’assurer de sa compatibilité avec les valeurs et principes professionnels
qui font consensus, ce qui implique un laborieux travail de recherche
documentaire afin de mettre à jour ces principes et valeurs. Cela permet
essentiellement trois choses qui sont les suivantes : rédiger des règles
déontologiques claires, expliquer leurs fondements et offrir des critères
dérogatoires. Cela nous donne des codes de déontologie de seconde génération,
soit ceux qui admettent que les règles déontologiques ne s’appliquent pas à
toutes les situations, en tout temps. Cela permet aussi de faire face aux deux
objections évoquées plus haut quant à la rigidité ou au flou des règles
déontologiques. Il faut rappeler ici l’existence de deux conditions capitales à
l’existence des codes : la reconnaissance par les pairs et la représentativité
des valeurs dominantes2. Il importe, par exemple, que normes professionnelles
et réalité ne soient pas en conflit3. Les codes doivent refléter les valeurs
des journalistes car un “principe dont il serait impossible de montrer qu’il
serait délibérément et en toute connaissance de cause choisi par un groupe
d’individus, n’a aucune chance d’être mis en pratique”4.
3.2.3. La possibilité de déroger aux règles en vertu de
“bonnes raisons” par opposition à la transgression arbitraire
En plus d’énoncer des règles claires et précises, il faut
les accompagner d’un guide de réflexion qui permettra aux journalistes d’évaluer,
selon les situations, s’il convient de se conformer ou de déroger à la règle déontologique.
En offrant un tel code, doté de critères de réflexion, on rétablit le lien
entre la réflexion éthique et les règles de conduite qu’elle a générées et on
lui confère la souplesse qui a souvent fait défaut par le passé. Il faut
insister ici sur le fait que les dérogations doivent être justifiables en vertu
des valeurs professionnelles reconnues, ce qui exclut toute tentative de
justification de transgressions en fonction d’intérêts personnels et
particuliers incompatibles avec l’intérêt public, la vérité et les autres
valeurs reconnues par la profession.
Le code de déontologie de la Society of Professional
Journalists, aux États-Unis, et le Guide de déontologie de la Fédération
professionnelle des journalistes du Québec, sont de bons exemples de codes
souples et rigoureux, qui fournissent à la fois des règles claires et des
critères de réflexion éthique qui aident les journalistes à prendre de façon
rationnelle des décisions ne s’éloignant pas en principe des valeurs et
principes reconnus. Dans le cas du recours aux sources anonymes, par exemple,
on reconnaît que la règle déontologique est que les journalistes doivent citer
leurs sources. Le fondement de cette règle est que cela permet au public
d’évaluer à la fois la crédibilité et la compétence de ces sources
d’information, en plus de confirmer que les affirmations diffusées ne sont pas
des commentaires déguisés du journaliste lui-même. Mais le Guide reconnaît
l’existence de situations particulières et soumet les critères de réflexion
suivants aux journalistes qui voudraient déroger à la règle déontologique :
l’information est importante et il n’existe pas d’autres sources identifiables
pour l’obtenir (dernier recours), l’information sert l’intérêt public, la
source qui désire l’anonymat pourrait encourir des préjudices si son identité
était dévoilée (protection contre les représailles). On ajoute que le
journaliste devra expliquer les motifs pour lesquels il accorde l’anonymat et
décrire la source le plus possible, sans conduire à son identification, afin
que le public puisse apprécier le plus possible sa compétence, ses intérêts et
sa crédibilité. Des démarches similaires sont offertes en ce qui concerne
d’autres thèmes majeurs : les procédés clandestins de cueillette d’information,
les reconstitutions et mises en scène, le respect de la vie privée et les
conflits d’intérêts notamment. La démarche de recherche de fondements et
d’élaboration d’un code devra être suivie de longues et parfois douloureuses délibérations
au sein de la profession afin de s’assurer que le code proposé reflète
réellement les valeurs de la majorité. Il faudra cependant constamment garder à
l’esprit que les règles ne visent pas à apporter une caution morale à des
pratiques douteuses ou inacceptables. La tentation sera parfois forte de tenter
de mutiler certains principes, certaines valeurs afin d’éviter des conflits
importants au sein de la profession, mais un sain débat orienté constamment sur
les devoirs de la profession devrait venir à bout d’un grand nombre d’obstacles
et de réticences. C’est au prix de la validité et de la rigueur des fondements
normatifs que l’autorégulation du journalisme sera légitime et appropriée.
Tenter de faire cette économie nous condamne à errer dans les limbes de
l’impressionnisme, des doubles standards, des confusions plus ou moins
volontaires et des indignations sélectives qui minent la légitimité et la
crédibilité de la presse dans nos sociétés pluralistes mais exigeantes qui
tolèrent de moins en moins de telles attitudes discriminatoires.
3.3. Les principaux fondements scientifiques
Outre les fondements normatifs qui insistent sur les
valeurs, les principes et la réflexion éthique, l’autorégulation du journalisme
doit prendre appui sur la connaissance scientifique dont les trois principaux
points d’ancrage sont : la recherche sur les pratiques journalistiques, la
recherche philosophique, surtout en ce qui concerne la méta-éthique qui
questionne les fondements éthiques de la déontologie professionnelle et la
recherche visant à mieux connaître les attentes et perceptions du public en
général ou de publics particuliers (ordres professionnels, groupes sociaux,
etc.). La recherche scientifique relative aux pratiques journalistiques a pour
objectif de mieux documenter ces dernières, mais aussi de mieux comprendre la
rationalité des acteurs. Il me semble qu’une meilleure connaissance des
pratiques réelles, de leurs avantages et inconvénients, enrichit le débat et assure
un processus d’autorégulation plus rigoureux. La publication de recherches
spécifiques au journalisme –mais aussi leur diffusion vulgarisée au besoin–
alimente les débats professionnels et évite qu’ils ne se perdent dans les
ornières idéologiques sans relation avec la réalité. En somme, avant de
critiquer certaines pratiques et d’adjoindre les journalistes à les modifier,
encore faut-il s’assurer de l’existence réelle de ces pratiques comme de leur
importance. Ceci permet encore une fois de chasser le subjectivisme débridé qui
contamine sérieusement bon nombre de débats professionnels. Il faut chercher à
substituer l’anecdote et l’observation fortuite par l’analyse et l’observation systématique, ce
que permet la méthode scientifique. La recherche philosophique peut quant à
elle prendre ses matériaux dans l’étude des valeurs et principes en jeu, ou
encore dans l’élaboration de modèles de résolution de dilemmes éthiques. Mais
elle doit aussi tenir compte des matériaux empiriques obtenus par la quête
scientifique afin d’éviter de “penser à vide”.
Elle permet, par exemple, de poser des jugements fondés en
raison quant à certaines pratiques observées, mais aussi de comparer ces
dernières aux règles déontologiques en vigueur dans différentes sociétés, ou
encore de suggérer de nouveaux critères de réflexion éthique qui pourraient
être pris en compte par les journalistes lorsqu’ils font face à des situations
exceptionnelles. Une importante contribution de la philosophie consiste souvent
à clarifier des notions fréquemment galvaudées, menant ainsi une lutte à la
confusion conceptuelle qui malmène souvent la qualité des débats. C’est, par
exemple, ce que Gauthier réalise au Québec quand il nous fournit un éclairage
significatif sur les types d’objection soulevées face au concept d’objectivité
journalistique1. Dans une perspective sociologique, afin de tenter d’atténuer
la confusion qui règne en la matière, j’ai fait un travail similaire de
catégorisation en ce qui concerne les différentes règles de conversation entre
les journalistes et leurs sources d’information quand j’ai étudié la question
des sources anonymes que l’on retrouve dans les comptes rendus
journalistiques2. La qualité des mesures autorégulatrices repose aussi bien sur
la connaissance empirique du journalisme que sur sa connaissance philosophique
et il est tout à fait possible d’arriver à des résultats pratiques intéressants
en tenant compte de ces questions théoriques que les journalistes ont trop
facilement tendance à rejeter.
D’autre part, les journalistes ne doivent pas perdre le
contact avec leur public, même si dans le train-train quotidien les relations
avec les pairs et les sources d’information accaparent l’essentiel des
interactions. La recherche permet à cet égard d’avoir régulièrement une
certaine idée de la perception du public à l’égard de diverses pratiques
professionnelles. Aux États-Unis, des sondages d’opinion publique sont
régulièrement menés à propos de pratiques soulevant des enjeux éthiques :
sources anonymes, caméras et microphones cachés, invasion de la vie privée,
conflits d’intérêts. Ces enquêtes permettent de rappeler que le public a
certaines attentes précises et qu’il est souvent opposé à de telles pratiques,
ce qui conforte la légitimité de
l’argumentaire de ceux qui les contestent à l’intérieur même de la profession.
On peut aussi procéder par le biais d’entrevues semi-directives afin
d’approfondir l’analyse.
4. Quelques mises en garde
Je voudrais maintenant y aller de quelques mises en garde
qui visent essentiellement à faire valoir que tout mécanisme d’autorégulation
doit échapper à la tentation d’une perfection totalitaire et faire en sorte que
ses sanctions demeurent modérées et étroitement reliées à certaines conditions.
Ma première mise en garde est à l’effet qu’il ne faut ni chercher ni espérer
obtenir un système sans faille. Cette attente imposerait, je crois, une chape
de plomb sur la liberté professionnelle, notamment en imputant de façon
inconsidérée un trop grand nombre de responsabilités aux journalistes. Le défi
est qu’il faut à la fois accepter l’existence de failles sans chercher à les
minimaliser pour autant, ce qui oblige à une vigilance constante des dérapages
déontologiques dont il faudra faire l’analyse, ne serait-ce que pour en arriver
à la conclusion que certains étaient imprévisibles ou d’une récurrence
tellement faible qu’il est préférable de ne pas chercher à réglementer
davantage. Une seconde mise en garde est qu’il faut rechercher la rigueur de
tout mécanisme d’autorégulation tout en évitant sa rigidité, ce que permettent
les codes de déontologie de seconde génération dont peuvent s’inspirer les
conseils de presse, les ombudsmen et les critiques des médias. Il est possible
de fuir le relativisme moral sans
sombrer dans les dédales logiques d’un système de pensée
circulaire ou pétrifiée, coupé des fondements moraux du journalisme. Une
troisième mise en garde est qu’il ne faut pas se laisser égarer par la question
à QUI aura la tâche d’évaluer les journalistes. La personnalisation de ce genre
de débat est toujours stérile. Il vaut mieux l’orienter sur COMMENT
l’autorégulation sera mise en pratique, ce qui permet d’offrir un cadre général
connu de tous et de critiquer en raison même de ce cadre des jugements, des
décisions ou des sanctions éventuelles qui pourraient sembler manquer de
rigueur ou de modération. Ce qui m’amène à aborder une dernière série de mises
en garde reliée aux sanctions que des mécanismes d’autorégulation peuvent
avoir, même si cela n’est pas toujours le cas. Il me semble que les sanctions
doivent tenir compte de quatre facteurs. Il y a d’abord les conséquences
raisonnablement prévisibles de la faute commise. Il est en effet inacceptable
de sanctionner un journaliste parce que ses reportages ont eu des conséquences
tout à fait imprévisibles, par exemple le suicide tout à fait inattendu d’une
personnalité politique mise en cause. Il faudrait aussi tenir compte du
caractère répétitif des fautes commises par le journaliste. Il peut être tout à
fait justifiable de sanctionner un journaliste qui abuse de ses prérogatives et
attaque à la fois la crédibilité de la profession et l’intérêt public par des
comportements contraires aux normes et valeurs du journalisme. D’autre part,
toute sanction doit être relative à l’importance de la transgression des normes
déontologiques et des principes éthiques en vigueur. Il y a toute une
différence, je crois, entre le fait de profiter d’un survol aérien gratuit
d’une zone sinistrée inaccessible par d’autres moyens et celui d’accepter des
voyages gratuits aux fins de la promotion complaisante d’acteurs politiques ou
économiques. Dans le même ordre d’idée, il faut aussi tenir compte de
l’importance réelle des transgressions des droits et libertés des “victimes” de
pratiques journalistiques douteuses quand vient le temps de sanctionner.
5. Conclusion
L’autorégulation des entreprises de presse demeure en
quelque sorte l’idéal journalistique, démocratique et constitutionnel, à la
condition que les formes qu’elle prend soient raisonnables,
rationnelles, modérées et transparentes. Raisonnables parce que les agents qui
assument cette fonction doivent demeurer conscients de la complexité des
situations soumises à leur attention et porter des jugements en conséquence.
Rationnelles parce que les décisions de ces agents doivent reposer sur des
règles déontologiques claires et rigoureuses, alors que la profession a souvent
intérêt à adopter des règles à la limite du relativisme et de la confusion
permettant de cautionner une multitude de comportements aberrants, et que les
groupes d’intérêts de la société souhaitent parfois des règles rigides et
simplistes limitant le degré d’autonomie professionnelle et facilitant la prise
de sanctions à l’endroit de ceux qui les écorchent parfois. Modérées parce que
les sanctions qui découlent de l’autorégulation doivent avoir un rapport de
proportionnalité avec la gravité ou la fréquence des offenses ainsi que la
prévisibilité des conséquences néfastes des pratiques journalistiques en cause.
Transparentes parce qu’il s’agit là d’une valeur cardinale de l’idéologie
professionnelle à laquelle adhère le public qui en fait une condition de la
crédibilité et de la légitimité qu’il accorde aux journalistes. Il faut par
ailleurs tenir compte du fait que le concept d’une liberté responsable
continuera toujours à alimenter les débats, tout en sachant que ce constat ne
saurait constituer une raison suffisante pour chercher à éviter d’analyser et
de juger les pratiques journalistiques. Finalement, on ne doit pas ignorer que
malgré la multiplication de mécanismes d’autorégulation, les publics
nord-américains sont toujours mécontents et insatisfaits de leurs médias
d’information. A mon avis, l’opinion publique demeurera toujours sévère à
l’endroit des médias et ce en raison d’un grand nombre de motifs (idéologiques,
raciaux, économiques, religieux, etc.) qui ne sont pas nécessairement reliés
aux aspects éthiques et déontologiques du journalisme qui s’y pratique. Dans
bien des cas, le mécontentement peut être lié à des choix éditoriaux légitimes
qui expriment, par exemple, un positionnement politique contraire aux croyances
de certains groupes sociaux. Il est donc tout à fait déconseillé de chercher à
améliorer le bilan éthique et déontologique de la profession en espérant ainsi
mettre fin aux critiques que les publics adressent aux journalistes.
Un objectif plus modeste et réaliste est simplement de
prendre les moyens qui s’imposent pour faire en sorte que le public en général
ait de bonnes raisons de croire que les dérapages déontologiques des
journalistes ne sont pas tolérés par la profession. Cela implique notamment de
multiplier les mécanismes d’autorégulation, à la condition qu’ils reposent sur
des fondements normatifs et scientifiques valides, que les règles
déontologiques soient rigoureuses et souples, et que les sanctions soient
proportionnelles à la gravité des transgressions, ce qui évitera de laisser la
critique des médias dériver sur les flots de la démagogie et des passions
populaires.