l’instar de Aznar (1998), Bernier (1998, 2002), Champagne
(2000), Lavoinne (1995), Mata (2002), Mendes (2002) et Mesquita(1998),
plusieurs auteurs décrivent la « médiation déontologique de la profession
journalistique.
Dans la présente contribution, à la lumière des études sur
la sociologie des professions, nous
nous proposons d’examiner la fonction de médiateur de presse
sous un autre angle. Il sera en effet ici question d’analyser la médiation de presse
en tant que groupement professionnel en formation qui cherche à s’affirmer et,
pour cela, déploie désormais un important travail de promotion quant à
l’intérêt du groupement.
Nous allons ainsi essayer d’étayer la thèse selon laquelle
la rhétorique de légitimation et de justification de la fonction de médiateur
de presse va se centrer sur la dimension, la définition et la production d’un
modèle paradigmatique (une représentation idéale) à partir de laquelle les
entreprises de presse s’inspirent pour construire leur fonction de médiateur et
à l’ombre de laquelle les titulaires de cette fonction cherchent la
légitimation de leur poste.
Catherine Paradeise montre que tout nouveau groupe
professionnel cherchant à imposer son statut doit soigner son travail
argumentaire. Une fois établi, la durabilité du statut dépendra également de
l’aptitude du groupe professionnel à « entretenir la relation entre[ses] arguments
fondateurs et [sa] pratique » (Paradeise, 1985, p.18). Les arguments de
légitimation et de justification de la compétence d’un groupe professionnel
sont fondés sur les axes du besoin, de la science et de la compétence.
Dans les moments de « déstabilisation », provoqués par
exemple par la mise en cause de leur compétence ou de leur monopole, les
groupes professionnels doivent recourir aux principes de légitimation et de justification
en cherchant notamment à « reconstituer les fondements de leur légitimité, et
donc de leur autonomie, en s’appropriant des valeurs externes à l’argumentation
initiale » (Paradeise, 1985, pp.29–30). En fait, tous les groupes
professionnels sont des « compromis entre des exigences différentes
correspondant aux différents principes de justice […] utilité et technicité
d’ordre industriel, liens quasi domestiques, comme dans les anciens corps de
métier, exigences du marché ou solidarités civiques » (Boltanski, 1990,
p.2061). Une forme professionnelle ne peut pas être bâtie sur un unique
principe de justification relevant d’un monde commun. En raison de la fragilité
du compromis, la forme professionnelle est constamment soumise à des procédures
de stabilisation et de déstabilisation, ce qui rend dès lors nécessaire l’usage
d’une argumentation pour construire, manifester et stabiliser la compétence
professionnelle.
C’est notamment à travers l’articulation des notions de
rhétorique professionnelle et des principes de justification et de légitimation
que J.Y. Trépos (1992) va constituer la Sociologie de la compétence professionnelle
et édifier un cadre théorique d’appréhension de la construction et de lamanifestation
de la compétence professionnelle et d’identification des mécanismes mis en
œuvre par les agents pour, à la fois, faire valoir leur compétence
professionnelle et échapper à l’évaluation à laquelle ils sont régulièrement
soumis. Pour cela, Trépos tisse un « va-et-vient constant des qualifications
aux classifications qui permet de montrer les accords ponctuels ou durables et
les dispositifs ou institutions dans lesquels ils sont implantés mais aussi les
tensions qu’ils suscitent et qui les rendent instables » (Trépos, 1992, p.8).
De fait, il analyse comment certains agencements, dans des circonstances
précises, entrent dans la composition de la compétence professionnelle. On
rencontre alors des agencements qui s’harmonisent avec certaines situations,
mais qui peuvent ne pas être adéquats à d’autres situations. Par conséquent,
examiner la construction et la manifestation de la compétence professionnelle
d’un groupe ou d’un individu, c’est en quelque sorte scruter, dans un ensemble
de possibles, les dispositifs – qu’il s’agisse des objets ou des personnes –
qui composent la compétence professionnelle d’un groupe. Trépos considère que
les groupes professionnels sont en lutte continuelle pour établir ou pour
maintenir leur place.
Dans le prolongement des travaux de C. Paradeise (1985) et
de J.-Y. Trépos (1992), J. Walter (1995) s’interroge sur l’émergence d’un
modèle professionnel au moyen de la mobilisation de dispositifs et de principes
de justification de natures différentes. Sa méthode de travail consiste par
l’analyse de l’évolution du groupe professionnel des directeurs de
communication (les « dircom »), à faire ressortir la manière dont ce groupement
développe une rhétorique professionnelle et s’investit dans la légitimation de
l’activité. Ainsi, il distingue et ordonne des dispositifs comme les codes de
déontologie, la mise en récit de l’histoire du groupe, les enquêtes, les
manuels, les salons, les plaquettes, etc., à partir desquels il a pu relever
les principes de légitimation, les luttes de classement, de professionnalisation
et de déprofessionnalisation dans l’espace professionnel.
Les groupes professionnels s’efforcent de mettre en
circulation des dispositifs auxquels les personnes et les collectifs peuvent
faire appel pour construire et manifester leur compétence, et ces dispositifs
forment un « modèle professionnel » (Walter, 1995). Commençons alors par
l’éclaircissement du concept de modélisation : il s’agit, en fait, des«
principes de légitimation et [des] compromis entre les natures dont ils
ressortent qui balisent l’évolution des accords et désaccords» qui sont
contenus dans les codes de déontologie, les écrits et les ouvrages des agents,
les enquêtes sur le groupe. Ce modèle professionnel est en somme élaboré et
diffusé par les agents, par des collectifs et repris lors des cérémonies de
remise de prix, des conférences du groupe, du colloque des membres du groupe,
etc., (Walter, 1995).
Cette posture théorique repose sur une perpective
constructiviste qui nous amène à considérer la compétence professionnelle comme
une« construction sociale » qui évolue dans le temps et qui est composée par
divers éléments, des « ressources qui seront plus ou moins mobilisées par des
personnes dans des situations données » (Trépos, 1992, p.16). La construction
de la compétence permet de déceler certains aspects d’un groupe professionnel
en repérant son discours légitimant, en l’envisageant comme un groupe en
processus continu de construction et de légitimation. Elle autorise aussi la
prise en compte des groupes professionnels non pas seulement comme cohésion
d’identités, de valeurs, de pratiques, de statuts, de qualifications, etc.,
mais aussi comme des constructions énonciatives et organisationnelles.
Les modèles de médiateur de presse
L’appréhension des enjeux de positionnements des acteurs et
de l’élaboration d’une représentation de la médiation de presse passe par la
mise en regard des modèles de médiateur de presse et des définitions de la
fonction. Leur contraste montre l’écart entre le modèle paradigmatique mis en
circulation par l’Organization of News Ombudsman(ONO) – l’association
professionnelle des ombudsmen de presse aux États- Unis – à l’égard de son
public interne et le discours dirigé vers le public externe : entreprises de
presse, journalistes et public.
En fait, les caractérisations de la fonction de médiateur de
presse tendent à renforcer les attributions de réception et traitement des
réclamations des lecteurs et l’écriture régulière d’une chronique – dans le cas
de la presse écrite. Nous distinguons une représentation dominante selon
laquelle le trait principal de la fonction est l’indépendance à l’égard de la
direction du média qui l’engage, traduite par la production d’une analyse
critique du traitement de l’information, notamment par l’écriture régulière
d’une « chronique non censurable [qui] signifie la disposition du journal à
"rendre publiques" ses fautes », comme l’explique L. E. Glaser
(1994), ancien ombudsman du quotidien californien Fresno Bee.
D’un côté, la représentation paradigmatique de la médiation
de presse façonnée aux États-Unis par l’ONO peut être illustrée par la
définition de Mario Mesquita, universitaire et premier titulaire de la charge
de médiateur – provedor – dans la presse quotidienne portugaise. Selon lui, le
médiateur est « une personnalité désignée par l’entreprise journalistique, en
vue de recevoir les réclamations des lecteurs et de critiquer le quotidien. Il
discute du journal dans ses propres pages, explique au lecteur les décisions
éditoriales qui sont traditionnellement maintenues dans le secret des
rédactions. Il possède un pouvoir d’influence et de parole. Il métacommunique
afin de légitimer et crédibiliser le journal par la réflexion sur sa propre
critique » (Mesquita, 1998, p.84). À cette définition des agents de cet espace
professionnel vont correspondre trois attributions qui seraient remplies par la
plupart des médiateurs de presse étasuniens. M. Xavier (1997), alors ombudsman
du quotidien régional brésilien ANCapital et membre de l’ONO, cadre le
médiateur de presse comme celui qui a habituellement les attributions de : 1.
représenter le lecteur dans la rédaction ; 2. élaborer des critiques internes
au journal ; 3. écrire une chronique hebdomadaire en relation avec la critique
des médias (ou le traitement de l’information).
De l’autre côté, le modèle de la médiation de presse
instauré au Japon fait concurrence à la représentation dominante, alors que
l’ONO déploie toute une argumentation pour le présenter comme un concept
analogue au modèle paradigmatique de la fonction, mais de valeur inférieure.
Concrètement, les différences entre le médiateur étasunien et le médiateur
japonais commencent par le nombre d’agents en activité dans les pays. Il s’agit
d’une comparaison qui défavorise les États-Unis, où 44 ombudsmen sont associés
à l’ONO parmi un univers de quelque 1 500 quotidiens. Au Japon, la majorité des
quotidiens disposent d’un service de vérification du traitement de
l’information. En 1999, selon une enquête de la Nihon Shinbun Koykai –
association des rédacteurs en chef de quotidiens – 56 sur 94 des quotidiens
japonais sondés (60%), sur un total de 116 quotidiens, avaient un comité
(Maezawa, 1999). En effet, le modèle instauré au Japon n’a pas d’équivalent
dans d’autres pays et a été développé sans subir de véritables influences
extérieures.
Au Japon, les entreprises de presse attribuent des
désignations variées aux programmes de médiation. La plus répandue est celle de«
comité de vérification des journaux », mais on parle aussi de « cabinet
d’inspection des informations », « département d’évaluation du contenu des
informations », « section de vérification des articles », etc. Les membres de
ces comités ne sont pas officiellement appelés médiateurs ; ils s’autodésignent
plutôt comme « représentants des lecteurs » (Maezawa, 1992, p.134), une
appellation que l’ONO reconnaît d’ailleurs comme étant similaire à celle
d’ombudsman. Au lieu de se limiter à un seul médiateur pour chaque média, ils
forment un département dans les médias.Avec son tirage de 10 millions
d’exemplaires, le quotidien japonais Yomiuri Shimbun avait, en 1999, un comité
de vérification du journal composé de28 journalistes ! Toutefois, ce qui
entraverait la mise en équivalence des médiateurs de presse japonais et de la
représentation paradigmatique des titulaires de la fonction serait le manque de
go public, en clair le peu de dispositions à « divulguer des informations sur
eux-mêmes et[à] inviter des lecteurs à participer aux discussions »
déontologiques (Maezawa, 1999).C’est le passage entre ces deux attributions –
recevoir les critiques et produire une critique – qui, d’une certaine manière,
caractérise la médiation de presse. C’est par là que se joue la légitimité de
la fonction et que se séparent les « vrais » médiateurs de presse des autres,
selon la modélisation de la fonction divulguée au public interne (Xavier, 1997
; Maezawa, 1999). La mise en perspective de l’évolution de la définition de
médiateur de presse rend plus intelligible les enjeux de la fixation d’une
représentation paradigmatique.
La définition étasunienne
Avant la création de l’ONO (Organization of News Ombudsman),
en1980, les études universitaires sur la médiation de presse proposaient déjà
une définition de la fonction. W. L. Barnett (1973) oppose ainsi les «
médiateurs authentiques » (genuine ombudsmen) et les « quasi-médiateurs » quasi-ombudsmen.
Dans la définition mise de l’avant par ce chercheur sont ainsi considérés comme
d’authentiques médiateurs de presse ceux qui ont des attributions relatives à
la réception des plaintes et à l’appréciation du travail journalistique : le «
vrai » médiateur de presse reçoit les réclamations contre l’administration, les
entreprises et la couverture de l’actualité réalisée par la rédaction où il
travaille, enquête sur cette dernière et évalue, à l’attention du public du
média, le traitement de l’actualité.
Cette définition du médiateur intègre les attributions du
premier poste d’ombudsman aux États-Unis, instauré dans les quotidiens
régionaux Louisville Courier Journal et Louisville Times en juin 1967. Une
attribution ajoutée par le quotidien national The Washington Post, qui a lancé
la médiation de presse en tant que telle en 1970, est pourtant négligée par
Barnett, à savoir la publication d’une chronique régulière. Dans les études
ultérieures, la médiation de presse se détache de l’attribution de réception
des plaintes contre l’administration. D.-R. Nelsen et K. Starck (1974)
caractérisent la fonctio n à travers s a rhétorique de légitimation
professionnelle et l’ombudsman devient « un moyen de rétablir la crédibilité et
d’encourager les reporters et les editors à avoir un comportement responsable.
En tant que porte-parole du public dans les entreprises de presse, le médiateur
s’occupe généralement du traitement des plaintes et des suggestions des
lecteurs et aide à assurer la justesse des reportages ».
La fondation de
l’ONO en 1980
provoque un tournant
méthodologique dans la définition de la fonction de
médiateur de presse et dans la problématique de recherche sur cet espace
professionnel. Dès l’article « The American press ombudsman » de D.-T. Mogavero
(1982), c’est l’ONO qui transmet la définition de médiateur de presse, fournit
la liste des médiateurs et signale le nombre et les coordonnées des personnes
qui occupent la fonction. Néanmoins, l’ONO ne dissipe pas l’imprécision de la
définition de la fonction. Tout au contraire, l’association professionnelle
entretient volontiers la « fluidité » de la médiation de presse, ce qui rend
possible l’élargissement des frontières du groupe. Il est alors question du
travail de déplacement des «limites du revendicable, permettant de redéfinir le
terrain d’intervention » (Trépos, 1992, p.45), dans un mouvement
d’accroissement continu du champ d’action de ce groupe qui inclut au fur et à
mesure de nouvelles compétences. Aux guidelines de l’ONO, adoptés en 1982 au
congrès annuel de l’association, les médiateurs de presse sont caractérisés par
les devoirs de
« représenter le lecteur qui a des plaintes, des
suggestions, des questions ou des compliments ; enquêter sur toutes les
plaintes et recommander des actions rectificatives lorsqu’elles sont justifiées
; avertir le journal de toutes les plaintes ; servir comme un critique interne
; donner des conférences ou écrire au public sur les orientations éditoriales,
les attitudes et les actions du journal ; défendre le journal en public ou en
privé lorsque [cela] est justifié » (Bridges & Bridges, 1995).
Parmi l’ensemble des tâches qui lui sont dévolues, la
rédaction d’une chronique régulière se dissout dans les attributions du
médiateur, d’autant plus que l’item « donner des conférences ou écrire au
public sur les orientations éditoriales, les attitudes et les actions du journal»
peut signifier des rencontres entre le médiateur et les lecteurs et ne peut pas
être configuré comme une critique. Autrement dit, cette liste de l’ONO ne rend
pas obligatoire la critique « externe ». D’ailleurs, représenter le lecteur et
défendre le journal vont ensemble et ne sont pas incompatibles. Et les items
qui concernent les dispositifs de critique sont énoncés de façon à ne pas
provoquer de conflits avec les entreprises de presse. Les actions
d’imputabilité sont restreintes à la recommandation des rectifications. Il
n’appartient qu’à la direction de l’entreprise de presse de définir ce qui sera
– ou non – rectifié.
Selon les informations relatives au travail de médiateur de
presse actuellement disponibles sur le site Internet de l’ONO (www.newsombudsmen.org),
les titulaires de la fonction sont présentés sous la forme d’une
exemplification des points définis par lesguidelines, tandis que les multiples
façons de travailler du médiateur de presse sont mises en exergue, sans donner
à aucune d’entre elles un caractère obligatoire. Le titulaire de ce poste est
celui qui reçoit et enquête sur les réclamations de l’audience d’un média et
indique des mesures qui visent l’exactitude et/ou la conformité de certains reportages. Cette
définition a, de prime abord, deux implications : 1. la personne qui s’occupe,
dans un média d’information, de recevoir et d’enquêter sur les plaintes du
public à propos du contenu journalistique peut se rapprocher de l’association
des médiateurs de presse et appartenir au groupe de médiateurs de presse ; 2.
les activités de critique des médias, de publicisation des appréciations aux
réclamations des lecteurs, par le moyen d’une chronique régulière, ne sont pas
obligatoires.
Les activités professionnelles des médiateurs de presse sont
ainsi présentées : « Deux médiateurs ne travaillent pas exactement de la même
façon. Néanmoins, ils examinent généralement l’impartialité, la précision et
l’équilibre des informations, des features, des photographies et d’autres
éléments graphiques. Ils rapportent aux responsables de la rédaction les
articles publiés qui ne satisfont pas tels ou tels critères. Ils enquêtent et
répondent aux commentaires et aux plaintes concernant les informations et
lesfeatures publiés ou diffusés. Ils obtiennent des explications des rédacteurs
en chef et d’autres membres de la rédaction à l’attention des lecteurs, des
auditeurs ou des téléspectateurs. Certains accompagnent la préparation de
rectificatifs. D’autres rédigent des bulletins internes sur les opinions et les
plaintes de lecteurs. Nombre de médiateurs de presse écrivent des chroniques
régulières qui traitent de sujets d’intérêt public ou de griefs spécifiques.
Lorsque cela est nécessaire, les chroniques peuvent critiquer, expliquer ou
faire des éloges. D’autres médiateurs lancent ou animent des forums publics ou
des comités consultatifs de lecteurs dans l’effort de se connecter plus
étroitement avec les lecteurs. Plusieurs font des conférences à divers groupes
publics ou privés pour expliquer les pratiques médiatiques. Certains expédient
des questionnaires d’exactitude aux personnes citées dans les articles
d’information et leur demandent des commentaires. Dans quelques petites
entreprises de presse, les médiateurs de presse estiment nécessaire d’assumer
d’autres obligations concernant les informations. Mais dans tous les cas, les
médiateurs de presse ont généralement des fonctions consultatives et non pas
disciplinaires. »
Par l’activité professionnelle commune à tous les titulaires
de la fonction, le médiateur de presse devient celui qui reçoit les plaintes
des lecteurs et enquête. Après avoir séparé ces plaintes selon les rubriques et
les services (c’est-à-dire selon la structure organisationnelle de la
rédaction), il les transmet aux personnes hiérarchiquement responsables pour
chaque catégorie d’informations et demande des explications et des
justifications à la rédaction pour pouvoir les apprécier et répondre aux
réclamations des lecteurs. Dans cette définition est inclus le devoir de
répondre aux réclamations des lecteurs et celui de faire savoir à la direction
du média d’information de quoi le lecteur se plaint. La publication de
chroniques, la préparation de rectificatifs, la rédaction de bulletins
internes, la participation à des forums et à des conférences, l’animation de
comités consultatifs de lecteurs et l’expédition de questionnaires d’exactitude
font partie du répertoire des actes professionnels qui sont variables et qui
changent pour chaque médiateur.
Une enquête de l’ONO, réalisée fin 1996 auprès de ses
membres dans le but de connaître les activités professionnelles des
médiateurs1, montre que l’attribution transversale pour l’ensemble des
titulaires de la fonction est la réception des réclamations et des suggestions
des lecteurs. Quoique réalisée par la majorité des médiateurs, la publication
d’une chronique n’est pas une attribution commune à tous les médiateurs
(vingt-huit médiateurs de presse – sur un total de
cinq pays – ont répondu au questionnaire, lequel a été
renvoyé « spontanément », si bien que les réponses ne donnent pas une
représentation statistique des adhérents de l’association).
À l’examen des questions posées, on constate que l’activité
professionnelle commune à tous les médiateurs de presse est la réception
d’appels téléphoniques de lecteurs. Quant aux autres activités professionnelles
des médiateurs, la quantité de titulaires qui les accomplissaient étaient bien
variable. Sur les vingt-huit médiateurs sondés, vingt-quatre d’entre eux (85%)
écrivaient des chroniques, l’un était responsable d’une émission radiophonique
hebdomadaire et un autre présentait régulièrement une émission de télévision,
ce qui donne un total de vingt-six médiateurs publicisant leurs évaluations des
pratiques journalistiques (93%).
Dans la presse écrite, la fréquence de publication d’une
chronique dans les pages des journaux était bien diversifiée : 16 médiateurs
(66%) avaient des chroniques hebdomadaires alors qu’un médiateur de presse
publiait quotidiennement une chronique, deux disposaient de chroniques
bimensuelles, deux de chroniques mensuelles et deux de chroniques
bimestrielles. Ensuite étaient placés les échanges avec des groupes de la
communauté (22 médiateurs), l’écriture de critiques internes (21),
l’élaboration de rectificatifs (12), la présence aux conférences de la
rédaction (9), l’organisation de colloques avec les lecteurs et de forums au
sein du journal (7), l’autorisation de réimpression (7), la sélection du
courrier des lecteurs (3), la responsabilité du bureau de renseignements (3).
Si la chronique constitue une activité professionnelle «
habituelle », elle n’est pas considéré comme la partie la plus significative du
travail. À la question consistant à interroger les médiateurs sur la partie de
leur travail qu’ils estimaient la plus importante, l’item qui a reçu le plus de
réponses était « l’accès des lecteurs aux rédacteurs en chef ou à
l’institution» (9 réponses). Venait ensuite les « chroniques » (7) et « faire
des enquêtes et répondre aux plaintes » (4).
La mise en avant de la critique des médias
Certains agents étasuniens de cet espace professionnel
accordent de l’importance à la modélisation de la médiation de presse en tant
que mécanisme d’accès des lecteurs aux médias, mais pas forcément comme instrument
de correction du traitement de l’information. C.-W. Bailey (1990), ancien
directeur de rédaction d’un quotidien ayant unombudsman, voit le médiateur
comme celui qui doit principalement « recevoir et enquêter sur les réclamations
des lecteurs, rapporter ses conclusions aux rédacteurs en chef des services,
obtenir et rapporter les réponses» au lecteur. L’élaboration d’un rapport
quotidien à la rédaction sur le contenu des réclamations des lecteurs et la
sporadique préparation de mémos à l’intention de la direction de la rédaction
seraient selon Bailey des activités secondaires, tandis que la production d’une
chronique externe serait souhaitable, mais non pas indispensable.
D’autres présentations de la fonction de médiateur mettent
également en avant les activités de réception et de traitement des réclamations
des lecteurs, c’est-à-dire les activités par lesquelles le médiateur facilite
l’accès du lecteur au média. Dans
l’article «Lending an ear. Whether called… public editor, reader advocate,
reader representative or ombudsman… more and more papers are listening to
readers. Should yours ? », publié par le bulletin de l’ASNE (Association
étasunienne des rédacteurs en chef de quotidien), S. Lamont (1999), actuel
président de l’ONO et ombudsman du quotidien étasunien Sacramento Bee,
caractérise la médiation de presse comme représentant des lecteurs ayant des
réclamations auprès de la direction des médias. Ce sont selon lui des «
journalistes dont la tâche principale est d’écouter les lecteurs, de s’assurer
que les rédacteurs en chef vont entendre ce qui a été dit et d’utiliser cette
information pour aider à améliorer le journal ».
Lamont dresse encore les « Ten commandments of ombudsmen »
dont huit portent sur la capacité d’écoute et sur la procédure adéquate de
réception et de traitement des réclamations des lecteurs.Au demeurant, l’auteur
a l’ambition de convaincre les directions de médias d’information (le cœur de
cible du bulletin de l’ASNE) de faire davantage appel aux services d’un
médiateur. Dans cette modélisation, le rôle du médiateur heurterait moins la
rédaction et la direction des médias, et la fonctionaurait au total plus de
chances d’être admise dans les médias régulièrement réfractaires à son égard.
Pourtant, une telle modélisation de la médiation de presse
n’est pas unanimement partagée par tous les agents.Au contraire, les
discussions sur l’antériorité de la médiation de presse japonaise témoigne du
manque de légitimité de la fraction du groupe professionnel qui se consacre
prioritairement à la réception et au traitement des communications des lecteurs.
En l’espèce, on retrouve plus fréquemment des
caractérisations de la médiation de presse qui mettent en évidence
l’attribution de critique des médias. A.-C. Nauman, prédécesseur de S. Lamont
au poste d’ombudsman du Sacramento Bee et secrétaire de l’ONO, considère le
médiateur de presse comme celui à qui « est payé à un niveau de salaire
consistant pour critiquer ses propres pairs, ses propres associés, quelquefois
ses propres amis ». J. Byrd (1994), alors ombudsman du Washington Post, endosse
cette configuration de la médiation de presse : « J’accomplis les autres tâches
[…] d’un médiateur de presse, mais au Post, mon rôle principal est la critique
[…]. Il m’arrive de penser que cela est la partie la plus influente du travail
du médiateur. » L’ombudsman brésilien M. Xavier (1997) raconte qu’aux
États-Unis, il existe un consensus selon lequel «la médiation de presse n’a de
la valeur que si l’ombudsman rend public dans ses chroniques les fautes du
journal ».
La coexistence de différents principes de justification du
métier de médiateur de presse permet plusieurs agencements des
caractérisations, des définitions et des appellations de cette fonction. Deux
présentations du rôle du médiateur du quotidien français Le Monde illustrent
bien le compromis entre les principes de justification. L’une, de Thomas
Ferenczi, médiateur de 1996 à 1998, délimite la médiation de presse par la
régulation déontologique d’une rédaction. L’autre, de Robert Solé, titulaire du
poste depuis le départ de Ferenczi, centre la médiation de presse dans les
relations avec le lecteur. Le rôle du médiateur, dit le premier, « est de
veiller à la bonne application des règles professionnelles et déontologiques
par les journalistes du Monde. Ni plus ni moins » (Ferenczi, 1998, p.106). Pour
le second, « le médiateur a pour rôle favoriser le dialogue entre les lecteurs
et la rédaction. Il le fait essentiellement par deux moyens : en gérant le
courrier du lecteur […] et en publiant dans le journal une chronique sous sa
seule responsabilité » (Solé, 1999, p.32).
La discordance quant aux façons d’agencer la médiation de
presse devient intelligible lorsqu’on associe les positionnements des agents de
cet espace professionnel et les publics auxquels ils s’adressent. L’ONO
développe des travaux de légitimation distincts : l’un vise le public interne
(les médiateurs eux-mêmes) et l’autre touche le public externe (segmenté en
deux cibles : les entreprises de presse – aussi bien les journalistes que la
direction et les patrons – et l’audience des médias et la société). Dans les
discussions internes de la médiation de presse, le modèle paradigmatique repose
sur une instance de régulation déontologique ayant de l’autonomie pour l’appréciation
du traitement de l’information, de telle sorte que l’ombudsman du Washington
Post apparaît ici comme le modèle idéal.
C’est cette modélisation qui a dépassé les frontières des
États-Unis et à laquelle les médiateurs japonais Maezama (1999), brésilien
Xavier (1997) et portugais Mesquita (1998) font écho. Pourtant, aux États-Unis,
le discours de justification et de légitimation de la médiation de presse prend
d’autres dimensions lorsqu’il s’agit de convaincre les journaux et les
départements d’information des radios et les télévisions d’adopter cette
fonction. Il sera alors en priorité question de mettre en exergue les rôles
d’amélioration des relations média-public et de mettre quelque peu à l’écart
les attributions de critique du média.
La non-délimitation des frontières de la médiation de presse
remplit encore un rôle stratégique dans le discours de justification et de
légitimation de la fonction. L’extension du titre de médiateur de presse est en
quelque sorte une forme de réponse aux réticences de ceux qui s’opposent à ce
que l’ONO participe à l’uniformisation des activités professionnelles des
médiateurs, ce qui serait contraire à la conception libérale de la presse. En
d’autres mots, la diversité des attributions et des « routines de travail » des
médiateurs de presse constitue une sorte de riposte à ceux qui pourraient
prêter à l’association des médiateurs des velléités d’homogénéisation du groupe
et de restriction de leur autonomie d’action, ce qui irait encore une fois à
l’encontre de l’idéologie de la fluidité des pratiques professionnelles des
journalistes. Montrer l’élasticité de la fonction de médiateur de presse sert
encore à limiter l’impact des réserves de certains directeurs de médias parce
qu’elle laisse aux acteurs concernés la liberté de définir eux-mêmes les
attributions réelles de leur médiateur.
En clair, il existerait une certaine subjectivité dans
l’exercice de la fonction de médiateur de presse, de sorte que l’on pourrait le
considérer comme « une entité unipersonnelle » (Mesquita, 1998, p.85). En
évitant de trancher irrévocablement sur le titre, la définition et les
attributions des occupants de la fonction, l’association entretient finalement
un certain flou quant au métier de médiateur de presse. Forte de cette
stratégie, l’ONO réalise des gains symboliques : elle peut en effet attirer
dans ses rangs tous ceux et celles dont les titres et les attributions sont
similaires à ceux des médiateurs de
presse… ce qui augmente le nombre d’adhérents de l’association ■
Note
1. Disponible sur
Internet à l’adr esse suivante : http://www.newsombudsmen.or g/
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