L’ombudsman de Radio-Canada n’est pas au-dessus de tout soupçon :
une recherche suggère que ce mécanisme d’imputabilité journalistique
doit s’améliorer pour gagner en efficacité, en crédibilité et en légitimité
Version légèrement modifiée d'une analyse publiée dans Le Soleil, vendredi 13 mai 2005, p. a15.
Marc-François Bernier (Ph.D.)
Professeur agrégé au département de communication de l’Université d’Ottawa, spécialiste de l’éthique et de la déontologie du journalisme, l’auteur résume certaines conclusions de son nouveau livre intitulé L’ombudsman de Radio-Canada : protecteur du public ou des journalistes ? (Presses de l’Université Laval, 244 pages) (http://www.ulaval.ca/pul/catalogue/shum-edu/2-7637-8212-4.html)
Depuis plus de 10 ans, la Société Radio-Canada s’est dotée d’un modèle unique d’imputabilité journalistique avec son Bureau de l’ombudsman. Mais une analyse inédite des décisions prises par les différents titulaires à ce poste révèle qu’ils sont loin de toujours être équitables pour les plaignants et qu’ils prennent des libertés avec les Normes et pratiques journalistiques devant pourtant guider leurs décisions.
C’est pourquoi on peut légitimement se demander si le Bureau de l’Ombudsman de la SRC protège avant tout le public ou les journalistes. Il importe de savoir que ce mécanisme d’imputabilité journalistique ne peut pas encore garantir un traitement équitable et au-dessus de tout soupçon, malgré ses grandes qualités.
Chaque année, des milliers de personnes, essentiellement des Québécois, critiquent plus ou moins ouvertement l’information que diffusent les journalistes de la SRC. Pour la minorité de ceux qui décident d’aller jusqu’au bout, le Bureau de l’ombudsman est un mécanisme d’imputabilité journalistique unique auquel ils peuvent soumettre leurs griefs en espérant trouver un arbitre impartial, rigoureux et équitable.
En effet, la neutralité et l’indépendance que l’ombudsman revendique, ainsi que l’implantation d’une procédure pour l’analyse des plaintes, laissent croire que ce processus est équitable pour les plaignants. C’est du reste ce qu’un ombudsman affirme quand il écrit sans fausse modestie que le :
«… mécanisme de dépôt et d’analyse des plaintes en provenance des auditeurs et des téléspectateurs qui a été mis en place à Radio-Canada, en 1993, est le plus complet, le plus équitable, le plus ‘démocratique’ qui soit au Canada, en Amérique du Nord et probablement dans le monde. Aucune autre entreprise de presse ne demande à ses cadres de répondre à toutes les plaintes qu’elle reçoit et aucune entreprise de presse n’a un ombudsman jouissant d’une indépendance aussi grande que celle de l’ombudsman de Radio-Canada»
Malheureusement, il semble que cette fonction essentielle ne soit pas toujours à la hauteur des attentes légitimes des plaignants comme des prétentions de certains titulaires.
Plus complaisant que critique
La recherche a porté essentiellement sur les 144 décisions rendues par les ombudsmen successifs, de 1992 à 2000, en plus de tenir compte de certaines données quantitatives des plus récents rapports annuels. Elle met en évidence bon nombre d’observations importantes.
L’une d’elles est que seulement 10 % des plaintes sont jugées fondées (24 % partiellement fondées). De plus, les plaignants associés à des groupes ont droit à un traitement plus favorable que celui qui est accordé aux plaignants individuels, ce qui soulève la question de l’équité. Par ailleurs, l’ombudsman prend parfois prétexte de ses décisions pour se montrer arrogant ou moralisateur envers les plaignants en leur dictant comment ils auraient dû se comporter dans leur vie professionnelle.
L’analyse révèle que l’ombudsman se situe plus proche du pôle de la complaisance que du pôle de la critique. À cet effet, une comparaison des décisions de l’ombudsman, du Conseil de presse du Québec et des tribunaux civils québécois ( les rares fois où tous trois se penchent exactement sur les mêmes plaintes ) révèle que l’ombudsman est plus favorable à Radio-Canada que ne le sont le CPQ et les tribunaux. Ce n’est pas la nature différente des trois institutions qui explique cette situation, mais bien l’importance que chacun accorde au respect des normes journalistiques. Il arrive que l’ombudsman se montre plus « compréhensif » que les autres des égarements des journalistes radio-canadiens et atténue de ce fait la portée des normes qui doivent pourtant guider son travail.
Tout cela ne l’empêche cependant pas, à quelques reprises, de se montrer sévère envers des journalistes et même envers la direction de la SRC. Il lui est même arrivé d’être menacé de poursuite en diffamation par une journaliste mécontente d’une décision la concernant et refusant qu’elle soit rendue publique !
L’analyse révèle aussi que l’ombudsman possède une marge d’interprétation très large qui favorise généralement les journalistes plutôt que les plaignants. À cet effet, il ne prend la peine de citer explicitement les normes déontologiques sur lesquelles il s’appuie que dans moins de 30 % des plaintes. Il ne formule donc généralement pas les normes sur lesquelles il se base pour accepter et, surtout, pour rejeter les plaintes qui lui sont soumises. Il lui arrive de rejeter des griefs sans les avoir analysés de façon explicite, ou bien d’en disposer sans porter un jugement clair.
La question nationale
La lecture exhaustive des décisions et des rapports annuels de l’ombudsman indique que suite au référendum de 1995, la SRC s’est subitement intéressée aux plaintes de ceux qui dénonçaient un prétendu biais pro-souverainiste des journalistes radio-canadiens. Pendant quelques années, on a même créé une catégorie pour ces plaintes alors que celles relatives à un prétendu biais pro-fédéraliste des journalistes n’ont pas eu droit à un tel traitement.
Dans le contexte de la guerre aux souverainistes, déclarée par le gouvernement Chrétien au lendemain du référendum, par le biais de stratégies de communication et de visibilité, cela pourrait en inquiéter certains.
On y voit aussi que de nombreux Québécois réclament, sans trop y croire cependant, une stricte impartialité de la SRC et de ses journalistes en ce qui concerne le débat sur la question nationale, tandis que des fédéralistes exigent , au contraire, un parti-pris de la Société d’État en faveur de l’unité canadienne.
L’histoire de Radio-Canada comme instrument de l’unité nationale jusqu’en 1991 et de l’identité canadienne depuis, les nominations partisanes de ceux qui la dirigent ainsi que le grand nombre de gens qui y ont œuvré avant de se retrouver au Parti libéral du Canada peuvent alimenter les doutes de plusieurs Québécois, ce dont témoignent des lettres d’auditeurs et téléspectateurs. Il serait bien imprudent, cependant, de prétendre détenir là des preuves irréfutables d’un biais systémique de la SRC et de ses journalistes en faveur du fédéralisme.
Place à l’amélioration
L’ombudsman de Radio-Canada jouit d’une légitimité certaine bien qu’il n’échappe pas à la critique. Les attentes du public envers la SRC sont nombreuses, diversifiées et souvent contradictoires tandis que l’ombudsman est perçu comme un intervenant pertinent par les plaignants de plus en plus nombreux à faire appel à ses services.
De par ses décisions, il lui arrive d’être un agent d’éducation aux médias dont il décrit et explique le fonctionnement. D’autre part, ses commentaires et recommandations trouvent parfois un écho favorable chez les dirigeants de la SRC.
La fonction d’ombudsman est un mécanisme d’imputabilité journalistique qui respecte le concept d’autorégulation dans des sociétés démocratiques reconnaissant à la fois la liberté de la presse et les responsabilités sociales des médias. Les ombudsmen de presse sont toutefois rares pour des raisons de coûts et de principe (des propriétaires estiment que leurs gestionnaires peuvent s’occuper à la fois de la production de l’information et de l’évaluation critique de sa qualité), mais leur nombre augmente lentement.
Finalement, l’ombudsman de Radio-Canada est-il là pour protéger son employeur en défendant ses journalistes, ou bien pour protéger le public en se montrant critique envers les dérapages de ces mêmes journalistes ?
Choisir catégoriquement une de ces réponses serait injuste car la SRC a tout de même le mérite de s’être dotée d’un mécanisme d’imputabilité qui a de quoi faire rougir de gêne les autres grandes entreprises de presse du Québec.
Toutefois, plusieurs indices révèlent que ce mécanisme n’est pas à la hauteur des prétentions de la SRC. Nous croyons que la réponse, pour l’instant, est que l’ombudsman protège plus ou moins le public contre certains dérapages des journalistes de la SRC et qu’il y a encore place pour une amélioration essentielle à l’efficacité, la crédibilité et la légitimité de cette fonction.