Le fragile compromis des principes de justification de la médiation de presse KENIA FERRARA MAIA



Présente dans une centaine de médias d’information du monde entier, la fonction de médiateur de presse ou d’ombudsman fait l’objet de plusieurs définitions qui en sont autant de tentatives de légitimation ; le médiateur de presse peut être désigné comme un dispositif de discussion endogène des journalistes, comme un intermédiaire des remises en cause des pratiques journalistiques proférées par les lecteurs et/ou comme un outil de renforcement de la relation entre les médias et leur audience. Deux extraits du quotidien Le Monde caractérisant à propos de la médiation de presse mise en place dans ce quotidien en sont témoins : « [Le médiateur] s’exprimera chaque semaine pour traiter les questions que se posent les journalistes sur leur travail et, aussi, celles que leur renvoient les lecteurs » (Le Monde, 02/04/94), « Le médiateur a reçu pour mission de favoriser une meilleure compréhension entre les lecteurs et les rédacteurs du Monde » (Ferenczi, Le Monde, 27/07/98). Ces principes de légitimation et de justification font de la médiation de presse un compromis entre la société de communication et les obligations civiques, le lien domestique et la nécessité d’efficacité de l’entreprise de presse et des journalistes.
2La sociologie des professions, notamment les travaux sur la rhétorique professionnelle, a guidé l’étude que nous avons menée sur le discours de justification et de légitimation professionnelle de la médiation de presse. Pour se démarquer des activités concurrentes, le groupe professionnel signifie sa compétence par des actes qui sont adressés à des publics variés, autrement dit, le groupe effectue « un travail de manifestation de sa compétence » (Trépos, 1992 : 41). Notre attention se porte sur les dispositifs – de personnes et de choses – par lesquels la médiation de presse se donne à voir et qui sont destinés à des publics variés – aussi bien les membres de l’espace journalistique, depuis les rédactions et les directions des médias dans lesquels la fonction est présente ou absente, que le public en général – dans le but de justifier et de légitimer l’existence et les actions du groupe professionnel. Il s’agit donc d’actions par lesquelles ce dernier met en circulation l’argumentation de sa compétence en l’adressant à un public externe (Trépos, 1992 : 41 et sq.). Centrer l’analyse sur l’argumentation des collectifs et des agents offre certains avantages parce que ces derniers sont les principaux réalisateurs et diffuseurs de la modélisation professionnelle qui se propage dans plusieurs dispositifs (Walter, 1995, 1997).
3Les efforts de définition et de formalisation de la médiation de presse effectués par le public externe précèdent et prolongent l’argumentation de la fonction diffusée par les associations professionnelles et les personnes occupant ces postes pour constituer un compromis – tout en s’y imbriquant. Pour ce faire, il est possible de se référer à des principes. Selon Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), chaque principe de justification n’est pas accordé à un groupe, une personne, ou un objet, mais à une situation. Ainsi la rhétorique de justification de la fonction de médiateur dépend-elle de plusieurs « mondes ». L’emploi de plusieurs principes dans la même situation s’avère être une conduite paradoxale, car ceux-ci « doivent être ajustés aux situations et [que], à défaut, la fixation sur l’un d’eux sans égard pour la situation sera considérée comme un signe d’anormalité voire de folie » (Boltanski, Thévenot, 1991 : 74). Comme le montre Jean-Yves Trépos, la « complexité des situations ne permet pas toujours de s’accorder facilement sur la nature de la situation » (1992 : 20). Or, il est ici question de situations où les agencements de personnes ou de choses causent des difficultés et n’autorisent pas toujours à convenir de leurs natures. Formée par des dispositifs hétérogènes, la rhétorique de la fonction de médiateur possède des objets concernant des mondes différents. La « formule de compromis » de la médiation de presse englobe plusieurs principes de légitimation. Les groupes professionnels sont des « compromis entre des exigences différentes correspondant aux différents principes de justice […], utilité et technicité d’ordre industriel, liens quasi domestiques, comme dans les anciens corps de métier, exigences du marché ou solidarités civiques » (Boltanski, 1990 : 2061). Une forme professionnelle ne peut pas être bâtie sur un principe unique de justification relevant d’un monde commun. Par la fragilité du compromis, la forme professionnelle est constamment soumise à des procédures de stabilisation et de déstabilisation, ce qui sollicite l’usage d’une argumentation pour construire, manifester et stabiliser la compétence.
4À fort accent fonctionnaliste et s’ancrant dans une conception positiviste de la presse, les discours de justification et de légitimation de la médiation de presse déployés par les titulaires de la fonction, par l’Organization of News Ombudsmen (ONO) – association professionnelle internationale – et par la direction des entreprises de presse ayant fait appel à cette fonction, mettent en avant la compétence professionnelle du médiateur de presse et le besoin d’en avoir un. Mais c’est dans une perspective constructiviste que nous allons chercher le processus de cristallisation de la rhétorique de légitimation des groupements professionnels en formation. Dès l’arrivée du premier médiateur de presse, les occupants de la fonction et les associations professionnelles s’efforcent de tenir et de cristalliser les rhétoriques du besoin, de la science et du monopole qui légitiment la fonction. La cristallisation ne correspond pas au durcissement : elle ne signifie que l’amorce du processus de stabilisation de la rhétorique de légitimation. Ainsi le discours de légitimation du groupe professionnel comporte-t-il plusieurs versants de la rhétorique professionnelle décrite par Catherine Paradeise (1985) et se place dans la lutte constante pour la reconnaissance et la définition du statut de la fonction. En outre, dans le cas de la médiation de presse, plus que de défendre un groupement en train de se professionnaliser, la rhétorique doit promouvoir et divulguer la fonction et augmenter la quantité de ses titulaires. Dans la plupart des médias, au lieu d’être adopté et répandu, le concept de la médiation de presse ne rencontre pas d’adeptes – les agents de cet espace professionnel sont d’ailleurs conscients de sa relative dissémination. Robert Solé, médiateur du Monde, constate ce paradoxe : « Alors que la médiation est à la mode dans tous les domaines (justice, travail, éducation), et que la médiation de presse elle-même intéresse un nombre croissant d’étudiants et de chercheurs, très peu de journaux, de radios ou de télévisions franchissent le pas » (Solé, Le Monde, 04/06/00). Les dénonciations et les justifications de la fonction de médiateur occuperont les analyses des observateurs et l’argumentation des promoteurs. La petite quantité de retombées symboliques (augmentation de la crédibilité) et l’absence de résultats tangibles (diminution des fautes, croissance de la vente et fidélisation du lecteur) de la fonction s’ajoutent aux arguments civiques.

La dimension civique

5Dans sa dimension civique, le discours de justification de la médiation de presse se structure entre la prise en compte du public et la régulation des pratiques professionnelles. La représentation paradigmatique du médiateur de presse est celle d’un enquêteur sur les réclamations du traitement de l’information, prononcées par les lecteurs et, quelquefois, les acteurs de l’actualité et les sources d’information. Par les conclusions de son enquête, sa critique interne et ses chroniques, le médiateur de presse encouragerait la discussion et participerait à la régulation des pratiques professionnelles des journalistes. Ainsi est-il envisagé et classé comme une instance d’autorégulation de la profession journalistique. Plusieurs recherches rapprochent l’autorégulation du groupe des journalistes de la notion de « responsabilité sociale » de la presse et des journalistes (Bernier, 2002 ; Champagne, 2000 ; Lavoinne, 1995 ; Mata, 2002 ; Mendes, 2002 ; Mesquita, 1998).
6Cette mise en relation entre l’autorégulation, la responsabilité sociale et la médiation de presse confère à cette dernière une dimension civique. Et cela d’autant plus que la déontologie est associée à l’accomplissement de l’intérêt public. Outre l’autorégulation déontologique objectivant l’intérêt public, le médiateur de presse incarnerait l’aspiration du groupe à mettre les pratiques professionnelles à l’épreuve de la critique et à attester tant des devoirs que des droits du groupe, de la prise en compte et du respect du pluralisme d’opinion. Dans sa rhétorique professionnelle, la désignation d’un médiateur est une manifestation de l’engagement d’un média d’information à rendre compte des actions et des pratiques professionnelles. Présidente de l’ONO en 1995-1996 et ancienneombudsman du quotidien régional étasunien Fresno Bee, Lynne Enders Glaser (1994) garantit que la chronique du médiateur est devenue un « moyen efficace » par lequel les lecteurs peuvent tenir un journal « responsable de ses actions et de son contenu ».
7Selon les médiateurs de presse, rendre compte de leurs actions, c’est aussi être disposé à ne pas fuir le débat sur les pratiques professionnelles des journalistes. Par exemple ombudsman du quotidien national brésilien, Marcelo Leite, soutient que « la fonction de l’ombudsman est de déranger la rédaction. Et cela dans le sens de faire sortir les journalistes de la commode situation dans laquelle plusieurs s’imaginent, cela afin de ne pas avoir à rendre compte à personne, même s’ils l’exigent de tous » (Leite,Folha de S. Paulo, 29/12/96). Exposer ses fautes et ses faiblesses à la vindicte publique, à travers la présentation et l’explication publiques des pratiques professionnelles – de la production de l’information aux choix rédactionnels, en passant par la récolte de l’information sur le terrain et sa mise en forme, serait alors une obligation citoyenne : « L’information exacte, claire, juste, équilibrée, y compris sur les médias, n’est pas un privilège de la société. C’est la condition essentielle pour que celle-ci puisse exister, se comprendre, s’identifier, décider ses chemins, pour qu’existe le citoyen » (Santos, Folha de S. Paulo, 29/09/91). Dans le discours des agents, l’autorégulation assurée par les médiateurs apparaît à peine en tant que réponse du groupe professionnel et des entreprises de presse au risque d’une hétérorégulation, d’une intervention régulatrice extérieure – légale, réglementaire ou juridictionnelle – de l’activité professionnelle. La rhétorique professionnelle du médiateur de presse met essentiellement en exergue le fait que l’initiative pour implanter cette fonction n’est pas le résultat d’une contrainte extérieure1. Ainsi l’autodiscipline que signifie le médiateur de presse se ferait-elle volontairement.

La transparence du contre-pouvoir

8Dans la justification de la fonction, la dimension civique de la médiation de presse ne se circonscrit pas à l’autorégulation professionnelle et se déploie dans une obligation de transparence. En ce sens, le rôle du médiateur serait un contre-pouvoir à celui de la presse et un vecteur d’équilibre. Cet extrait de la chronique de Mario Vitor Santos, alors ombudsman du Folha de S. Paulo, exemplifie cette argumentation de la médiation de presse : « Quelle est la loi immuable qui dit que les médias ont le droit de fureter dans chaque institution ou chez n’importe quel individu et qu’elle-même ne peut pas avoir ses entrailles et ses fautes exposées au débat public ? » (Santos, Folha de S. Paulo, 29/09/91).
9L’argumentation consiste en la revendication, pour la presse, d’un traitement semblable à celui que celle-ci applique à l’examen des actions des pouvoirs institutionnalisés, des entreprises et des organisations. Cela favoriserait la compensation de sa faculté d’émettre des jugements et des critiques sur des pouvoirs, des institutions et des personnes sans être tenue à une exigence légale de se soumettre au contrôle des pouvoirs institutionnalisés. Le médiateur de presse se présente comme une réponse à ceux qui blâment la presse de « reprocher aux autres leur goût du secret [ce qui] n’implique pas qu’on se soumette soi-même à l’obligation de « transparence » » (Halimi, 1997 : 41). En l’espèce, il se donne pour objectif la réalisation de la transparence des médias, de contre-pouvoir, comme on le voit dans les exemples suivants : « Il n’y aurait pas lieu de revenir sur l’exigence de transparence pour tous qu’il avançait alors, si elle n’appelait pas, de notre part, la réciprocité : Le Monde est tenu de s’expliquer sur la manière dont il demande des explications, et ceux qui nous y invitent doivent obtenir satisfaction » (Laurens, Le Monde, 03/04/95) ; « Cela ne veut pas dire que les organes de presse ne commettent pas d’injustices et des abus, y compris contre le gouvernement, mais ces cas doivent être disséqués et purgés dans la sphère où ils sont nés : face à l’opinion publique » (Leite, Folha de S. Paulo, 29/10/95).
10De fait, en tant que mécanisme de régulation endogène du groupe professionnel, le médiateur de presse sauvegarde, dans son argumentation, l’autonomie du groupe professionnel qui peut rester indépendant dans le choix de ses règles déontologiques. Ainsi, selon la rhétorique professionnelle de la fonction, le médiateur de presse participe-t-il au contrôle des pratiques professionnelles des journalistes d’une rédaction et garantit-il le respect des droits individuels des lecteurs et des acteurs de l’actualité par la dimension civique. L’argumentation de la fonction ferait du médiateur de presse une instance de protection des droits individuels des lecteurs et de régulation des pratiques professionnelles des journalistes. Il s’agit d’un répertoire argumentatif qui s’adresse à la clientèle de la médiation de presse.

L’exigence de transparence et la fin de l’arrogance

11Dans les discours des agents de cet espace professionnel, la réponse à l’exigence de transparence va de pair avec la diminution de l’arrogance des journalistes qui serait caractérisée par l’autosuffisance et par un refus de rendre compte de leurs actes professionnels. Cette nécessité de mettre un terme à l’« arrogance » professionnelle des journalistes est contenue dans l’article de Abe H. Raskin, paru en 1967 dans le New York Times Magazine, tenu pour l’un des textes fondateurs de la médiation de presse : « La réelle menace à long terme vis-à-vis des journaux quotidiens d’Amérique […] est la conséquence de l’inébranlable suffisance de leurs directeurs de publication et de leurs directeurs de rédaction, y compris moi-même. Parmi les institutions de notre société irrégulièrement complaisante, nul ne s’applique au pharisaïsme, à l’autosatisfaction et à l’autocélébration autant que la presse » (Raskin, 1967 : 28).
12Dès lors, des agents de la médiation de presse reproduisent cette argumentation, comme Simon Langlois et Florian Sauvageau, chercheurs canadiens, Charles W. Bailey, editor du Minneapolis Tribune, quand ce quotidien régional étasunien a introduit l’ombudsman dans la rédaction, et l’article du Folha de S. Paulo sur la nomination de Bernardo Ajzenberg comme ombudsman de ce quotidien : « Les médias, qui veulent tout savoir et tout dire des divers pouvoirs, restent souvent réticents à se servir la même médecine qu’ils imposent si facilement aux autres institutions. Malgré tout, conscients de la nécessité d’une certaine transparence, ne serait-ce que pour prévenir toute ingérence externe dans leurs affaires, les entreprises de presse ont cherché depuis quelques décennies à se donner des mécanismes permettant l’examen de leur propre fonctionnement » (Langlois, Sauvageau, 1989 : 189) ; « Les editors continuent à insister sur leur droit à contrôler la performance du gouvernement et des entreprises, et à fouiller dans presque toutes les institutions de la vie américaine. Mais la plupart de ces mêmes editors restent indifférents ou opposés à l’idée de toute surveillance sérieuse et systématique de leur propre performance » (Bailey, 1990) ; « Pour le nouvel ombudsman du Folha, l’indifférence et l’auto-indulgence configurent le pire des mondes » (Folha de S. Paulo, 11/03/01).
13Toutefois, les dispositions déontologiques et le pluralisme d’opinion qui forment les principes civiques de la fonction ne sont pas les uniques composants de cette rhétorique car d’autres motivations de justification et de légitimation de la fonction de médiateur de presse subsistent. En effet, pour le chercheur, ne pas se restreindre au registre civique de la médiation de presse, c’est se dégager de la vision enchantée du groupe. La médiation de presse – comme les autres groupements professionnels – est constituée d’une dimension civique, d’une logique commerciale, de son utilité et de sa technique, de rapports domestiques (Boltanski, 1990). Les dispositions déontologiques ne rassemblent pas toutes les conditions pour établir la reconnaissance de la fonction de médiateur, pas plus qu’elles ne constituent des motivations suffisantes pour l’introduire et garantir sa continuité. Au registre civique de la médiation de presse, s’ajoutent des arguments provenant de dispositions de nature domestique, industrielle et marchande. Il y est moins question d’assurer la déontologie professionnelle que d’entretenir la relation entre les professionnels – les experts – et le public – les profanes – et de vendre plus de journaux et d’augmenter l’audience du média audiovisuel. Du reste, les arguments listés ci-dessous ne sont guère adressés aux lecteurs et aux journalistes des rangs inférieurs. Ils ont pour but de convaincre préférentiellement les propriétaires, les directeurs et les rédacteurs en chef des entreprises de presse, à savoir ceux qui décident d’engager un médiateur.

Les atouts symboliques

14Dans un registre d’opinion, les agents de l’espace professionnel incorporent à la médiation de presse des retombées symboliques, notamment celles entraînées par l’augmentation de la crédibilité. Avec l’adoption de la fonction de médiateur, un journal, une radio ou une télévision gagneraient en valeur ajoutée et avanceraient vers l’excellence journalistique, dont les interprétations varient en fonction de la position du média dans l’espace journalistique (Champagne, 1995). Pour le média, la désignation d’un médiateur reviendrait à « se doter d’un « signe de qualité » face à ses lecteurs » afin que cette fonction contribue à « légitimer et [à] crédibiliser le journal par la réflexion sur sa propre critique » (Mesquita, 1998 : 84). Dans la plupart des cas, l’augmentation de la crédibilité est considérée comme une conséquence des préoccupations civiques propres à la médiation de presse, tandis que, dans d’autres circonstances, la crédibilité et les principes civiques peuvent être opposés. Joann Byrd, ancienne ombudsmandu Washington Post, met en rapport l’accroissement de la responsabilité de la rédaction – via un médiateur – et l’augmentation de la crédibilité en affirmant qu’« à chaque fois qu’un journal fait un effort pour atteindre et améliorer sa responsabilité, il doit produire davantage de confiance auprès du public de ce journal » (Glaser, 1995). Ainsi, selon la rhétorique des médiateurs de presse, pour rehausser la crédibilité des médias, faut-il nécessairement éviter la reproduction de fautes – ou, du moins, montrer qu’on les évite. À l’opposé, chaque faute d’information déprécierait la crédibilité du média, chaque erreur de jugement dans le traitement des événements dévaloriserait le journal. Cependant, les agents argumentent que « si un journal fait trop d’erreurs, les lecteurs cesseront de le croire, et un peu plus tard ils cesseront de l’acheter » (Bailey, 1990) et que « toute faute, dans un journal, démonte une partie de cette crédibilité construite après un énorme sacrifice » (Sa, Folha de S. Paulo, 25/09/94). Pour les promoteurs de la médiation de presse, l’un des dispositifs mis en place par les médias pour augmenter la crédibilité est bien le médiateur de presse, notamment parce que « les journaux – au moins quelques-uns – ont commencé à comprendre que graduellement la franche reconnaissance des fautes peut être bonne pour leur crédibilité – et la crédibilité, après tout, est l’atout de la perfection d’un journal » (Nauman, 1994), et la reconnaissance des fautes est l’affaire du médiateur de presse. Vue sous cet angle, la hausse de la crédibilité serait le corollaire de la monstration de l’intérêt et de la préoccupation d’agir correctement. Dans son étude sur le médiateur de la rédaction de France 2, Vincent Goulet (2004) a constaté que, même si les titulaires de la fonction ont réussi à modifier certaines pratiques contraires à la déontologie journalistique, sa principale retombée a été de forger une image du public en accord avec l’identité de France Télévisions.
15En plus de reconnaître les fautes, de les corriger ou de les faire corriger et, par conséquent, de faire front à la reproduction de ces défaillances, le médiateur de presse utilise les chroniques pour expliquer les contraintes de la pratique professionnelle des journalistes aux profanes. Cela ne peut que diminuer l’« incompréhension » du public. La dernière brochure de l’ONO présente le médiateur de presse comme un spécialiste de la crédibilité des médias, c’est-à-dire comme un moyen d’accroissement de la crédibilité. Ainsi, sur le site de l’ONO (www.newsombudsmen.org), peut-on lire qu’une des finalités de la fonction est « aider la profession journalistique à accomplir et à maintenir des normes éthiques élevées dans le domaine du reportage, et de cette façon, à rehausser sa propre crédibilité parmi les personnes qu’elle sert ». Néanmoins, cette disposition à corriger les fautes et raffermir la qualité du média n’est pas immuable. Les opposants de la médiation de presse soulignent la disposition des médiateurs à faire d’infimes critiques. En fait, certains agents de cet espace professionnel soutiennent que la teneur des chroniques des médiateurs est moins importante que la disposition de transparence du média qu’elle implique. Autrement dit, dans un registre d’opinion, le fait que le média se soumette, par le biais du médiateur, au jugement et à l’appréciation publique, est une grandeur en soi. Selon Charles W. Bailey (1990), le contenu des chroniques du médiateur est moins important que le fait de produire une chronique. En somme, dans le discours de légitimation et de justification de la médiation de presse, la chronique prend la forme d’une « représentation symbolique de [l’] engagement envers le lecteur » (Mogavero, 1982 : 550).

Les gains symboliques et économiques

16Dans le discours des agents, la hausse de la crédibilité laisse une porte ouverte aux retombées économiques, grâce à la stabilisation ou à l’augmentation de l’audience, tandis que l’affaiblissement du taux de crédibilité aurait des conséquences négatives sur l’achat. Ainsi pourra-t-on associer la présence du médiateur dans une rédaction et la diminution de désabonnement, comme dans cette chronique du médiateur du Monde : « Dans les mois qui ont suivi la nomination d’un médiateur, le taux de désabonnement au Los Angeles Times pour raisons rédactionnelles a baissé, paraît-il, de manière spectaculaire... » (Solé, Le Monde, 04/06/00). Les arguments marchands de la fonction de médiateur de presse ne sont pas négligeables, au contraire, ils charpentent un versant du discours de la médiation de presse. En fait, la rhétorique du médiateur diffusée aux États-Unis attache, par un schéma linéaire, la crédibilité à l’achat, étant entendue que « la crédibilité et la capacité de vente vont bras dessus bras dessous » (Glaser, 1995). Dans son argumentation, le côté intéressé et utilitaire de la médiation de presse n’est pas masqué. Au contraire, il peut fortifier la médiation de presse. Charles W. Bailey résume parfaitement la nécessité d’avoir un médiateur : « La fonction de médiateur ne rend pourtant pas soi-même, son rédacteur en chef ou même son journal, davantage populaire ou aimé. Sa fonction est de maintenir (ou de regagner) le respect des lecteurs. Ce n’est pas un objectif complètement désintéressé : à long terme, le respect est l’unique sentiment qui maintient la lecture, la confiance, le soutien – et l’achat – du public à un journal » (Bailey, 1990). Des arguments provenant du management d’une entreprise de presse, assurément concernée par les résultats financiers, eux aussi corroborés par les médiateurs de presse.
17Ainsi l’efficacité est-elle l’atout proclamé de la médiation de presse ; elle est autant objective que subjective. L’efficacité objective serait non seulement mesurable par l’augmentation de la diffusion du média, mais aussi par la quantification de l’action du médiateur. Les changements de certaines opérations professionnelles attribuables à l’intervention du médiateur seraient mesurés (croissance des rectificatifs du journal, diminution de fautes d’information). Les retombées subjectives seraient notamment quantifiables par l’amélioration de l’image du média, l’augmentation de la confiance du public et de la crédibilité. Cette dimension marchande instrumentalise la fonction de médiateur, fragilise son discours sur le besoin de la fonction et la rend plus sensible aux dénonciations – aussi bien à l’égard d’une moindre autorégulation professionnelle des journalistes que d’une chétive représentation civique des lecteurs. Paradoxalement, pour faire face à cet écueil, le discours de justification de la médiation met en évidence l’hypothèse que les gains économiques peuvent être utilisés pour convaincre les entreprises à engager un médiateur, ce qui serait, en soi, une noble cause : « Si les arguments éthiques ne fonctionnent pas, je suggère de citer la potentielle réduction de procès judiciaires, l’amélioration de la diffusion et l’augmentation des revenus publicitaires comme un trio de raisons pratiques. […] Pour construire la crédibilité de la publication, [le médiateur de presse] tend à favoriser la loyauté du lecteur, à stimuler la circulation et la vente d’espaces publicitaires. En servant d’honnête et objective caisse de résonance aux lecteurs furieux, il dissuade les poursuites judiciaires onéreuses » (Glaser, 1995). Sans cacher la dimension marchande de la fonction, la justification des médiateurs par rapport aux dénonciations de préoccupations mercantiles s’appuie sur le nombre restreint de médias qui ont fait appel au médiateur. Les arguments consistent à dire que supposer qu’un média d’information ne dispose d’un médiateur uniquement par intérêt financier, c’est oublier que seule une minorité de médias a désigné un médiateur. Tout en ne cachant pas les gains financiers, les médiateurs mettent en avant les bénéfices procurés aux lecteurs : « Si la création du poste [d’ombudsman] a été une initiative du marketing, comme arrivent à être incorporées tant d’autres attitudes du journal, il importe davantage de percevoir que, avec elle, survient l’opportunité de transformer le Folha en proie à sa propre création » (Santos, Folha de S. Paulo, 29/09/91).

Conclusion

18Les compromis entre plusieurs principes sont fragiles, voire insoutenables, de sorte que la rhétorique de légitimation de la médiation de presse reste délicate et toujours sujette à des critiques et à des dénonciations fondées sur un principe différent. Par exemple, dans un compromis entre la logique civique et la logique d’opinion, les médiateurs de presse seraient la preuve de la volonté de transparence des médias, aussi bien à travers les choix éditoriaux qu’à travers les pratiques professionnelles, ce qui, dans leur rhétorique, ne pourrait que hausser la confiance du public envers le média. L’agencement de plusieurs principes de justification rend la rhétorique professionnelle de la médiation de presse vulnérable, ce qui contraint les agents de cette profession à se justifier et à répondre aux dénonciations des sociologues, des spécialistes de la déontologie journalistique, de la direction des médias, des journalistes, des lecteurs, etc. De plus, la rhétorique professionnelle du médiateur de presse ne peut se disjoindre de celle des journalistes. Pour le moment, un médiateur est en mesure de partager avec un autre quelques valeurs : réclamer les mêmes compétences, déclarer une mission commune, élaborer une caractérisation particulière de « types de travail, de l’organisation du travail et des tâches prioritaires », utiliser une méthode de travail différenciée, tenir un type de relation avec le public interne et externe, ou se rassembler dans une association, ce qui constitue des caractéristiques des segments professionnels (Bucher, Strauss, 1961). Néanmoins, la spécificité de la médiation de presse n’a pas créé une nouvelle identité professionnelle car, à bien des égards, le discours de légitimation de la fonction de médiateur est celui qui émane du groupe professionnel des journalistes. Que la presse soit à la fois un bien de consommation et un bien symbolique a des conséquences sur le discours de justification de la profession journalistique et, par conséquent, sur l’argumentaire de la fonction de médiateur. De ce point de vue, Benoît Grévisse (1998 : 12) remarque que « les conceptions libérales de la presse se cristallisent dans le principe de liberté des idées et de leur diffusion. La liberté du marché de cette communication se confond avec l’objectif politique et journalistique de recherche et de révélation de la vérité », de façon à ce que le champ journalistique soit caractérisé par une double dépendance à deux principes de légitimation professionnelle, l’un intellectuel, l’autre économique (Champagne, 1995). Par la fragilité du compromis de ses principes de justification, la médiation de presse ne se singularise pas du journalisme, dont le compromis a été notamment construit par différents principes.
Haut de page

Bibliographie

Bailey C. W., 1990, « Newspapers need ombudsmen : an editor’s view »,Washington Journalism Review, nov., pp. 31-34.(disponible le 11/06/04 sur http://www.newsombudsmen.org/bailey.html)
Bernier M.-F., 2002, « L’ombudsman de la Société Radio-Canada : Relationniste ou critique ? », Communication, 22/1, pp. 55–81.
Boltanski L., 1990, « Profession », pp. 2058-2061, in : Jacob A., dir.,Encyclopédie philosophique Universelle. Les notions philosophiques, vol. 2, Paris, Presses universitaires de France.
Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
Bucher R., Strauss A. L., 1961, « La dynamique des professions », pp. 67-86, in : Strauss A. L., La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, art. trad. de l’américain par J.-M. Chapoulié, éd. par I. Baszanger, Paris, Éd. L’Harmattan, 1992.
Champagne P., 1995, « La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entre le champ politique, économique et journalistique »,Hermès, 17-18, pp. 215-229.
— 2000, « Le médiateur entre deux Monde. Transformation du champ médiatique et gestion du capital journalistique », Actes de la recherche en sciences sociales, 131-132, pp. 8-29.
Glaser L. E., 1994, « Interacting with newspaper readers », Communication à la conférence Press Regulation: How far has it come ?, Séoul.
(disponible le 11/06/04 sur http://www.newsombudsmen.org/glaser4.html)
— 1995, « Ombudsmen and the bottom line », The World and I, oct.(disponible le 11/06/04 sur http://www.newsombudsmen.org/glaser3.html)
Goulet V., 2004, « Le médiateur de la rédaction de France 2. L’institutionnalisation d’un public idéal », Question de communication, 5, pp. 281-299.
Grevisse B., 1998, « Autorégulation ou déontologie ? Les conditions d’un débat sur les pratiques journalistiques », Recherches en communication, 9, pp. 7-24.
Halimi S., 1997, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Éd. Liber.
Langlois S., Sauvageau F., 1989, « L’image de l’ombudsman de presse dans deux quotidiens canadiens », Communication, 10/2, 3, pp. 189-210.
Lavoinne Y., 1995, « Le monde de l’écriture : l’écriture du Monde. Autour des chroniques d’André Laurens 1994 », pp. 178-204, in : Mathien M., Rieffel R., dirs, L’identité professionnelle des journalistes, Actes du Colloque de Strasbourg, 25-26 nov. 1995, Strasbourg, Alphacom/CUEJ.
Mata M. J., 2002, A autocrítica no jornalismo, Coimbra.
Mendes J.-F., 2002, O ombudsman e o leitor, O Lutador, Belo Horizonte.
Mesquita M., 1998, « La médiation solitaire de l’ombudsman de presse »,Recherches en communication, 9, pp. 83- 92.
Mogavero D. T., 1982, « The American press ombudsman », Journalism Quarterly, 59/4, pp. 548-553.
Nauman A. C., 1994, « News Ombudsmanship : Its History and Rationale », Communication à la conférence Press Regulation : How far has it come ?, Séoul.(disponible le 11/06/04 sur http://www.newsombudsmen.org/nauman2.html)
Paradeise C., 1985, « Rhétorique professionnelle et expertise », Sociologie du travail, 85/1, pp. 17-31.
Raskin A. H., 1967, « What’s wrong with American newspapers ? », The New York Times Magazine, 11 June, p. 28 et pp. 77-84.
Trépos J.-Y., 1992, Sociologie de la compétence professionnelle, Nancy, Presses universitaires de Nancy.
Walter J., 1995, Directeur de communication. Les avatars d’un modèle professionnel, Paris, Éd. L’Harmattan.
— 1997, Le mécénat de solidarité. Communication, frontières et mondes professionnels, mémoire en vue de l’habilitation à diriger les recherches, université de Metz.

Articles de presse

Folha de S. Paulo

« Novo ombudsman da Folha assume amanhã », Folha de S. Paulo, 11/03/01.
Leite M., « A revolução de 1997 », Folha de S. Paulo, 29/12/96.
— « As transformações do jornalismo - 2 », Folha de S. Paulo, 29/10/95.
Sa J. N. de, « Os números que espantam », Folha de S. Paulo, 25/09/94.
Santos M. V., « Manifesto de um novo ombudsman », Folha de S. Paulo, 29/09/91.

Le Monde

« Le rendez-vous du médiateur », Le Monde, 02/04/94.
Amalou F., « Mme Trautmann demande aux chaînes du service public de se doter de médiateurs », Le Monde, 22/11/97.
Ferenczi Th., « Fin de mandat », Le Monde, 27/07/98.
Laurens A., « Le trouble et la transparence », Le Monde, 03/04/95.
Solé R., « Au risque de déplaire », Le Monde, 07/09/98.
— « Médiateurs de tous pays… », Le Monde, 04/06/00.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Kenia Ferreira Maia, « Le fragile compromis des principes de justification de la médiation de presse », Questions de communication, 6 | 2004, 203-216.

Référence électronique

Kenia Ferreira Maia, « Le fragile compromis des principes de justification de la médiation de presse », Questions de communication [En ligne], 6 | 2004, mis en ligne le 30 mai 2012, consulté le 27 décembre 2013. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/4377
Haut de page

Auteur

Kenia Ferreira Maia

Université fédérale du Rio Grande do Norte, Natal, Brésil, Centre de recherche sur les médiations, Université de Metz, keniamaia@yahoo.c