AUTOREGULATION OU DEONTOLOGIE ? Les conditions d’un débat sur les pratiques journalistiques Benoît Grevisse


Les journalistes sont-ils capables de s’autoréguler ? La question
fait l’objet de multiples débats, sondages et écrits. Elle se radicalise
par l’évaluation des systèmes déontologiques et le constat de leurs
évidentes limites.
Chez les professionnels, elle provoque la revendication
légitime d’une lucidité d’analyse, la mise en exergue des réels
progrès accomplis et, bien souvent, la disqualification rédhibitoire des
jugements extra-corporatistes au motif d’une méconnaissance des
conditions de production. Une telle posture protectionniste trouve
sans doute sa forme la plus radicale dans la dénégation de la compétence
du monde juridique à réguler les pratiques journalistiques. Cette
opposition puise fréquemment ses meilleurs arguments dans les
comportements interventionnistes et pas toujours cohérents de la
justice, tout comme dans une certaine naïveté d’analyse de la réalité
médiatique. Cet affrontement de l’autorégulation et de l’hétérorégulation,
loin de faire progresser le débat sur le terrain de la communication
publique, l’enferme dans des représentations corporatistes et
individualistes.
Il est de multiples entrées pour interroger la déontologie journalistique
et son efficience au regard de la responsabilité sociale des
médias. En un moment qui semble, de ce point de vue, particulièrement
crucial on constate en effet un grand éparpillement des
approches de la déontologie. Il semble donc nécessaire d’interroger
aujourd’hui ce champ de la communication dans sa foisonnante
complexité, en tenant compte des critiques qui en sont faites, mais en
parfaite connaissance de la sphère journalistique elle-même. Ce
dossier de Recherches en communication a donc posé le choix d’une
lecture accomplie au travers d’un seul prisme, prometteur d’ouverture
pour un débat fossilisé, voire parfois confisqué. L’ensemble des textes
proposés, bien que représentatifs de points de vue divers –en un sens
disciplinaire, mais aussi par de plus ou moins grandes centrations et
implications dans la sphère journalistique professionnelle– ont en
commun une réflexion sur le concept d’autorégulation. Ce parcours se
veut partiel en ce qu’il place le propos en une perspective de droit
réflexif et assigne au droit positif un rôle de toile de fond, très important
comme référent mais mis entre parenthèses en tant qu’élément
d’évaluation ou de discussion. Ce choix peut sembler partial. Il n’est
pourtant pas exclusif. Il ne veut pas ignorer cette réalité essentielle de
la régulation des médias et du journalisme. Mais il assume une
priorité d’analyse accordée à la sphère journalistique, dans la mesure
où le pari qui est fait ici contribue à dépasser les antagonismes
stériles. On ne s’éloignera donc du droit positif que pour mieux tenter
de le retrouver, plus librement sans doute comme le laisse penser
l’article de Philippe Gerday, en fin de dossier.
Une autonomie journalistique
Cette approche postule donc une autonomie journalistique. Faire
le choix de l’autorégulation comme concept pertinent, c’est aussi tenir
pour acquis le fait, souvent répété par les analystes, mais encore bien
peu pris en compte par certaines critiques, du souci déontologique qui
anime clairement une grande part de cette profession.
Indubitablement, les journalistes sont de mieux en mieux formés. Ils
alimentent eux-mêmes le débat déontologique et se laissent même
parfois aller à une auto-flagellation qu’on rapproche souvent du
déficit identitaire1 qui caractérise cette profession.
Ce postulat de l’autonomie n’entraîne pas pour autant un
dédouanement de la responsabilité journalistique. Mais il faut
cependant dépasser ce qu’Alain Accardo appelle la “recherche des
responsables”2 qui implique que tout le monde ne l’est pas et qu’il y a
donc des responsables. “Cette façon systématique d’accuser les uns en
excusant les autres est d’autant mieux acceptée qu’elle a généralement
pour elle la force du droit. La forme juridique irréprochable contribue
à faire oublier le fondement philosophique éminemment contestable
de cette conception traditionnelle (et toujours dominante) de
l’action”3. Les réflexions proposées dans ce dossier ont été rassemblées
avec la volonté de frayer un chemin entre deux pôles trop
souvent ralliés : “Le plus souvent en effet, l’observation des pratiques
en question donne lieu à l’une des deux versions opposées qui
alternent dans le discours traditionnel. L’une à forte coloration objectiviste,
met l’accent sur les évolutions macrostructurelles des médias
au cours des dernières décennies, et en particulier sur l’emprise
croissante de la logique commerciale dans les entreprises de presse,
celles-ci étant devenues pour la plupart la propriété de grands groupes
industriels et financiers plus soucieux de «parts de marché» que de la
qualité de l’information ou des programmes. L’autre, à forte teneur
subjectiviste, exalte la responsabilité et l’indépendance des journalistes,
quitte à stigmatiser les «dérapages» et les «dérives» de quelques
«brebis galeuses» comme-il-y-en-a-partout. A s’en tenir à la vision
«structuraliste», les rédactions de la presse écrite et plus encore de
l’audiovisuel seraient massivement peuplées de salariés interchangeables
obéissant perinde ac cadaver aux injonctions et exigences
d’un pouvoir politico-économique ubiquitaire et omnipotent (…). La
vision «individualiste» au contraire tendrait à faire croire à un journalisme
en état d’apesanteur tant les conduites et les trajectoires individuelles
semblent ignorer le poids des structures externes pour ne
dépendre que du jugement et de la volonté personnels (…). Tout cela
n’est ni vrai ni faux. Ce sont des abstractions généralisantes et unilatérales
dictées par des préjugés dogmatiques autant que par les faits”1.
Interpeller l’autorégulation, c’est lui reconnaître une certaine
réalité ou potentialité. Mais c’est aussi interpeller la validité du
concept. Si l’on distingue classiquement l’autorégulation de l’hétérorégulation
sur base de l’origine de la norme proposée, on peut se
demander si cette répartition, pratique dès lors qu’il s’agit d’opposer
normes légales et normes déontologiques, ne stérilise pas par cette
simplification langagière toute tentative pragmatique de compréhension
et de régulation des pratiques journalistiques. La confusion
profonde de l’autorégulation des pratiques journalistiques et du
modèle libéral contribue fortement aujourd’hui à paralyser, jusque
dans les représentations professionnelles, toute prise en charge
créatrice de la responsabilité sociale des médias. Ce thème de
réflexion, terriblement vaste, sera ici limité à la seule profession
d’informer. Il apparaît clairement aujourd’hui à tout analyste des
médias que la confusion grandissante des genres médiatiques et
journalistiques, tout comme les avancées technologiques et l’intégration
économique grandissante des entreprises médiatiques rendent de
plus en plus difficile la pensée d’une déontologie limitée à la seule
sphère journalistique. C’est pourtant à partir du seul corps de normes
déontologiques, en partie constitué, de la fragile et instable réalité
identitaire de cette profession et des mécanismes autorégulateurs mis
en place qu’on peut tenter de discerner les prémices d’une nouvelle
organisation de la responsabilité sociale des médias.
La théorie libérale du journalisme
On l’a noté, la réflexion déontologique actuelle semble buter sur
l’acception du concept d’autorégulation limitée à ses seules conso-
nances libérales1. Assumer la norme jusque dans son application
contraignante signifierait alors le refus de tout intervention de l’État et
instituerait la seule responsabilité du journaliste. L’autonomie devient
isolement. Cette conception classique et largement répandue, tant
chez les défenseurs les plus corporatistes de cette profession que chez
leurs détracteurs qui y choisissent leurs arguments les plus pertinents
en faveur d’une hétérorégulation, masquerait ce que les approches
systémiques ont pu démontrer. Comme l’écrit Michel Mathien, “Dans
le groupe rédactionnel, la liberté revient à la perception adéquate des
contraintes s’exerçant dans un champ d’action, lui-même défini par
des lois physiques, biologiques, juridiques, sociales, économiques,
morales, statistiques et psychologiques. Chaque journaliste peut, dans
son cadre de travail, modifier un certain nombre de variables de son
environnement professionnel et innover plus ou moins sa façon de
faire”. Mathien se réfère à Mouchot et Moles3 pour décrire ce champ
de liberté et ses limites. Il distingue trois types fondamentaux de libertés.
Le champ de liberté principale est constitué de tout ce qui n’est
pas interdit par la Loi, qu’il s’agisse de codes, de règles ou de
principes divers. La liberté marginale correspond à la flexibilité de la
loi au sens le plus large. Mathien la résume par cette question :
“jusqu’où ne pas aller trop loin ?” Enfin, la liberté intersticielle
correspond à la marge d’appréciation que laisse subsister l’ensemble
des règles et principes relatifs au travail rédactionnel : “La croissance
et la complexité du contrôle social à l’époque contemporaine ont
transformé le champ de liberté en un labyrinthe juridique où les
individus serpentent avec plus ou moins d’ingéniosité entre les blocs
de la loi”4. Mathien ajoute : “Cette observation générale s’applique
d’autant plus à l’entreprise médiatique, au groupe rédactionnel en
particulier, que les règles de sélection se fondent aussi bien sur des
règles juridiques et des codes moraux que sur des règles économiques
ou de gestion”1. L’analyse systémique montre combien la responsabilité
des journalistes ne peut être abstraite d’une réflexion globale sur
l’éthique des médias. L’insistance de la tradition libérale à faire de
l’autorégulation des journalistes un paravent de cette problématique
indique à suffisance que c’est probablement dans cette opacité que se
situe le fondement des impasses actuelles.
Les conceptions libérales de la presse se cristallisent dans le
principe de liberté des idées et de leur diffusion. La liberté du marché
de cette communication se confond avec l’objectif politique et
journalistique de recherche et de révélation de la vérité. C’est en ce
sens que le pluralisme devient une valeur et une condition d’existence
de la liberté de la presse. Fruit de la rencontre de la liberté d’entreprendre
et de la liberté d’expression, l’entreprise de presse se heurte
aujourd’hui à deux limites mises en relief par l’évolution des médias.
D’une part, selon le modèle libéral, le journaliste est le dépositaire de
la liberté d’expression collective. Les études d’agenda setting  ont
montré à quel point la réalité des pratiques est en décalage par rapport
à cet idéal. Le désintérêt des lecteurs pour la presse écrite tout comme
certaines propositions de marketing de presse ou des mouvements tels
que le public journalism sont venus souligner ce constat. De ce point
de vue, on se rapportera à l’article de Mário Mesquita3 dans le présent
dossier, pour évaluer les intérêts et les limites d’une des tentatives les
plus intéressantes de la profession journalistique en quête de
nouveaux liens avec le citoyen : l’ombudsman ou le médiateur. Ce
modèle indique à suffisance combien ce n’est pas qu’intellectuellement
mais aussi pragmatiquement que la problématique de l’autorégulation
doit être rencontrée dans les entreprises médiatiques.
D’autre part, l’évolution historique a vu, avec l’ère industrielle,
les fonctions d’entrepreneur de presse et de journaliste se distancier
l’une de l’autre tant dans la structure organisationnelle que dans la
manière d’assumer la liberté de la presse. Au travers du discours et
des actions des associations professionnelles de journalistes, on
constate constamment la volonté d’assumer à la fois cette liberté de la
presse conjointement à la liberté d’expression. Or la liberté de la
presse n’est exercée par les journalistes que par délégation, au sens de
ce qui leur serait abandonné. Ce sont les entrepreneurs médiatiques
qui exercent la liberté de diffuser les opinions et les journalistes euxmêmes
ne cessent de dénoncer les contraintes qui pèsent sur eux. (On
peut à ce propos, dans le cadre de la problématique belge, évoquer le
principe de la responsabilité en cascade). On se rapportera aux
articles de Marc-François Bernier et de Richard Keeble pour compléter
ce propos. Le premier, évaluant le courant pragmatique en
Amérique du Nord, propose un regard d’analyste et de praticien pour
dénombrer les limites de l’autorégulation. Le second, se centrant sur
les efforts déontologiques britanniques au cours d’une décennie particulièrement
marquée –voire choquée– par ces questions, souligne
combien le pouvoir de la presse peut s’exercer sans responsabilité au
seul profit du profit.
Des journalistes piégés par eux-mêmes
L’ironie de l’analyse, relativement classique aujourd’hui, des
conceptions libérales de la liberté de la presse, réside dans la manière
dont les journalistes se piègent eux-mêmes et privent leur autorégulation
de toute autonomie. Face à la montée, très nette au cours des
dernières années, des critiques à l’encontre des pratiques médiatiques,
les journalistes adoptent une double prise de position écartelante. Ils
entendent assumer seuls la liberté de la presse à l’exclusion de toute
ingérence patronale, législative ou judiciaire. Ils se placent en ce sens
sous le regard critique du public pour qui ils entendent exercer la
liberté d’expression, tout en sachant plus ou moins consciemment
qu’ils ne peuvent remplir pleinement cette mission. Cet écueil n’a par
ailleurs qu’un lien indirect (même s’il est fondateur) avec les systèmes
d’autorégulation classiques, notamment au sein des codes déontologiques
dans lesquels les citoyens n’ont généralement qu’une place
accessoire, présupposée et pour tout dire inexistante ; ce qui renforce
et légitime faussement l’isolement du raisonnement journalistique
autonome : ne pas enfreindre les normes déontologiques ne signifie
pas en effet nécessairement qu’on exerce la liberté d’expression en
mandat direct et exclusif des intérêts du public.
Tout en reconnaissant la réalité des efforts journalistiques en
matière d’élaboration de codes et de chartes ainsi que de mise en
place d’institutions autorégulatrices, on ne peut que constater toujours
les mêmes lacunes : faiblesses de représentativité et de légitimité,
absence de force contraignante, élasticité des normes. Selon les traditions
plus ou moins pragmatiques des cultures nationales respectives
on peut encore noter une tendance à préférer les principes flous aux
normes clairement applicables et susceptibles d’évaluation. Ce sont
sans doute les États-Unis, l’Allemagne, le Québec et la Grande-
Bretagne qui se distinguent par un contenu plus pragmatique de leurs
textes déontologiques ; ce qui ne signifie pas pour autant que ces
codes ou chartes sont exempts de défauts d’applicabilité. Daniel
Cornu, dans le minutieux tableau des tentatives de régulation internationales
qu’il dresse dans cette revue, démontre combien les difficultés
auxquelles se heurtent les tentatives nationales ne sont pas nécessairement
liées à la qualité intrinsèque des codes et chartes mais bien
à un attachement forcené à la conception libérale.
Réinventer une dynamique de communication
Dans cet article, Daniel Cornu évoque également, en conclusion,
“le laisser-faire de l’ensemble du système médiatique qui ne semble
se préoccuper de ses écarts ou ses dérives que sous la menace de
mesures légales”. Face à ce type de jugement, la profession journalistique
a pour habitude de développer le réflexe protectionniste que
nous avons déjà évoqué. Elle tente de disqualifier le discours critique,
en dénaturant parfois la tribune médiatique par la réduction de la
liberté d’expression à la défense d’intérêts particuliers ou corporatistes.
En croyant de bonne foi, dans un système de représentation
libérale de ces valeurs, se défendre, le journalisme se condamne alors.
Il ramène à sa seule conscience ou morale individuelle toute la
responsabilité d’un système médiatique qu’il aurait sans nul doute
intérêt à partager avec le public et les entrepreneurs médiatiques.
Ouvrant une porte dans cette impasse, Boris Libois démontre, par
l’article qu’il propose dans ce dossier, que l’autorégulation ne peut
prendre sens que si elle se laisse interpeller par la dynamique que
devraient entretenir droit et communication. Pour laisser les démocraties
contemporaines s’élaborer et faire en sorte que les métiers
d’informer participent pleinement à ce processus, il faut trouver les
moyens de réinventer la place des membres de la société dans
l’expression médiatique. Sans verser dans les formes souvent naïves,
utopiques, voire idéologiques, d’un participationisme du citoyen à
l’information, on peut penser que bien plus que certaines tentatives de
marketing de presse testant tantôt les micro-trottoirs, tantôt les forums
ou les courriers des lecteurs, c’est au niveau de l’autonomie et de
l’autorégulation journalistique qu’il faut encourager la créativité. Les
tâtonnements, les recettes miracles qui n’ont pour but et fondement
exclusifs que le redressement économique ou l’amélioration des
performances des entreprises de presse se trompent sans doute de
combat. Sans repenser les fondements du rôle et de la fonction
journalistiques, ils ne seront qu’emplâtres sur jambe de bois, tandis
que le fossé entre journalistes et public ne fera que se creuser.
Les journalistes ne peuvent plus aujourd’hui s’enfermer dans la
théorie libérale la plus classique parce qu’elle les dupe sans doute
encore bien plus que le public. Ils pourraient revendiquer une méthodologie
propre et une rigueur d’application de celle-ci irréprochable.
On notera d’ailleurs que ces deux éléments contiennent essentiellement
les principes de contact au public, de délégation et de contrôle
de la liberté d’expression concédée, sans exclure le cadre légal. Il
devrait être possible de construire dans cet espace une réelle autonomie
journalistique accompagnée de sa nécessaire autorégulation. Il est
par contre bien difficile de croire encore, comme le prétendait John
Merrill1, que c’est par l’affirmation de l’autonomie la plus absolue des
journalistes, jusqu’au refus de la définition des responsabilités, et par
l’appel à la vertu individuelle qu’on pourrait éviter l’homogénéité
croissante des pratiques et maintenir le pluralisme des idées. Le texte
de Philippe Gerday, qu’on trouvera en fin de ce dossier, emprunte
sans nul doute ce raisonnement. Il est écrit par un journaliste au
contact quotidien avec le monde de la police et de la justice. Mais il
rend également compte d’une étude scientifique rigoureuse. Par sa
seule existence il démontre, à ceux qui en douteraient, la réalité de
l’autonomie du jugement journalistique. Dans un cas précis, celui de
la cohabitation souvent conflictuelle de la liberté de la presse et du
secret judiciaire en contexte belge, il propose un modèle de régulation
partagée. Son intérêt réside tout autant dans son aspect propositionnel
que dans sa volonté de trouver de nouvelles voies d’autorégulation
comprises dans une dynamique sociale.
Faute ou défaut
On aura compris le propos de ce dossier de Recherches en
communication. Mais on peut légitimement se demander si le cadre de
réflexion qui est proposé ne se limite pas à une approche trop intellectualisante
d’une problématique aux aspects parfois très concrets. La
plupart des textes proposés rassureront sans doute le lecteur inquiet.
Mais on tentera néanmoins ici de démontrer au travers d’un des
concepts essentiels de l’autorégulation journalistique comment on
pourrait dépasser une conception auto-conservatrice et auto-reproductive
de la déontologie.
La faute (ou le défaut) fait partie intégrante de tout système
déontologique, celui-ci tendant idéalement à la prévenir, voire à la
corriger. S’interroger sur quelques unes de ses définitions déontologiques
et les confronter à diverses approches analytiques et discours
critiques devrait apporter un éclairage sur les possibles dépassements
des impasses décrites.
De nombreux discours professionnels, on l’a déjà noté,
constatent les dérives, les concessions à la dramatisation excessive ou
à la séduction complaisante. Elles apparaissent alors comme le fruit
de déterminations contextuelles engendrées par l’évolution globale de
la société (mutations technologiques, marchandisation de l’information…).
Dans ce cadre, les représentations et les principes de référence
des journalistes concernent principalement la vérification et la
diversité des sources ainsi que le recoupement des informations. Le
regret, exprimé par les journalistes, de ne pas voir ces principes appliqués
plus systématiquement ne rencontre que peu d’éléments de
réponse dans leur définition de la déontologie, si ce n’est selon une
conception proche de la morale individuelle. On peut cependant
identifier divers domaines dans lesquels s’inscrivent les “fautes”
journalistiques reconnues par les professionnels eux-mêmes.
L’indépendance
Le premier domaine concerne l’indépendance des journalistes. A
ce propos, ceux-ci parlent de “journalisme de révérence”, de
“connivences”, voire de conformisme ou de suivisme. Jean-Claude
Guillebaud évoquait à ce sujet un journalisme “progressivement
englué dans un réseau de connivences et de sympathies empressées
qui habillent de sourires déculpabilisants une corruption new look (...)
la démarche journalistique elle-même, ajoutait-il, tend à perdre
carrément son identité, à ne plus apparaître que comme une variante
subalterne de la communication, une variante qui ne relève dès lors
d’aucune déontologie particulière”.
Les fautes liées au manque d’indépendance de la presse sont le
plus souvent situées dans un contexte de pressions émanant du monde
économique (recettes des annonceurs, concentrations liées à la loi du
marché) et, à sa suite, du monde politique dont les aides visant à
“protéger la presse du marché” risquent de porter atteinte au pluralisme.
“Sans doute la concurrence très nette entre les chaînes, la
course au vedettariat, les avancées technologiques, la soif d’information
des citoyens, l’amour de l’émotion ont-ils multiplié les risques”
concédait ainsi Gérard Carreyrou2, responsable de l’information de
TF1.
Selon Guillebaud, la corruption n’est en effet pas la seule en
cause : “d’autres formes de domestication mondaine se sont développées
qui ne jouent pas sur l’appât du gain mais sur la vanité des
hommes et, surtout, sur ce lancinant déficit de respectabilité (...) dans
les rapports de connivence ou de corruption médiatique, la sujétion ne
joue pas à sens unique”3. On pourrait enfiler les citations de ce type
émanant du milieu journalistique. Ainsi, Marc-François Bernier notet-
il d’un point de vue professionnel très critique : “Il faut bien distinguer
le journalisme, d’une part, et les journalistes et entreprises de
presse, d’autre part. Le premier est une fonction sociale abstraite qui
se concrétise dans les seconds par l’intermédiaire d’individus et de
structures. Le risque est que les intérêts particuliers des seconds –qui
prennent souvent la forme de course effrénée aux profits, de quête
inconsidérée de notoriété personnelle, de sollicitation d’avantages et
de privilèges divers– s’imposent de façon telle que le premier soit
ramené au seul plan ostentatoire, un élément de rhétorique dont on
vantera les vertus sociales quand la défense des intérêts corporatistes
l’exigera”.
Pour nombre d’analystes, la presse se caractérise ainsi par son
manque d’autonomie2. Elle s’organise en effet selon une structure
homologue à celles d’autres champs qui lui imposent leurs contraintes
(entre autres via les sources officielles des pouvoirs institués,
politique et judiciaire principalement). Ces contraintes, organisées de
façon systémique à partir de la logique de marché, imposent au
journalisme une dynamique culturelle spécifique.
Serge Halimi pousse cette logique jusqu’à dénoncer cette “petite
caste de journalistes et d’intellectuels qui partagent les mêmes
schémas de pensée et qui vivent unis par des réseaux de connivences
une commune soumission aux grands groupes industriels et financiers
ayant investi les moyens de communication de masse.
L’omniprésence de ces journalistes, la coïncidence des opinions et des
intérêts qui les soudent, leur volonté de conditionner les citoyens en
limitant la réflexion à une parodie de débat, faussent le jeu
démocratique”.
La vérification
Second domaine évoqué par les journalistes eux-mêmes :
l’absence de vérifications4 ou de recoupements de l’information. Ce
type de faute est fréquemment mis en rapport avec le manque de
moyens techniques, ou l’absence de temps, pourtant jugé nécessaire à
toute “démarche irrévérencieuse”. Ces carences, relevées dans le
champ de l’investigation, sont évidemment à mettre en rapport avec
les contraintes exercées par la loi du marché. Colette Braeckman note
sur ce point que “ le journaliste de terrain, qui reçoit toutes les informations,
devient plus réceptif que créateur. Il est soumis à toutes
sortes d’impératifs : les impératifs concrets de son travail, diffus de la
société, les impératifs de tous ceux qui lui envoient des messages, qui
«communiquent» de mieux en mieux et de façon de plus en plus
efficace. Réceptacle bombardé d’informations, il doit sauter sur tel ou
tel sujet, parler de la même chose que tout le monde au bon moment...
sinon on va l’accuser de ratage” .
La libre circulation de l’information
Dans le sillage de ces propos, une troisième catégorie de fautes
concerne les atteintes à la libre circulation de l’information et a
fortiori au droit à l’information du citoyen. Les journalistes expliquent
ces fautes par la logique (tendant à n’être exclusivement que)
commerciale qui s’empare aujourd’hui des organes de presse, et qui
pousse vers la mercantilisation de l’information2, au détriment de la
“protection du consommateur”.
Woodrow4 va plus loin encore : “ce sont les puissants, les
organisés, les riches et les influents qui exercent leurs pressions, font
publier leurs opinions dans le courrier des lecteurs ou des pages
«débats», sont invités comme témoins ou experts à la télévision. Or,
au lieu de défendre le faible contre le puissant, en servant de porteparole
à la société auprès des pouvoirs publics, la classe médiatique
est tentée d’abandonner «la base» pour rejoindre «l’establishment»”.
Le spectacle
Boris Libois, notamment, désigne un quatrième domaine de
faute : la spectacularisation. Il note que “le travail de lecture,
d’analyse et de retransmission vulgarisée de l’événement ou du fait
est battu en brèche par le triomphe de l’immédiat, de l’argent et du
spectacle”1. La spectacularisation mine la plupart des pratiques
journalistiques, sous le poids de la pression publicitaire et de la course
à l’audience (ou au lectorat) qui en découle. Ce type de fautes
concerne à la fois l’élaboration et la mise en forme de la nouvelle,
mais aussi sa présentation, que les professionnels voudraient idéalement
désintéressée et la plus honnête possible. Ainsi, Pierre Delrock,
ancien directeur de l’information de la chaîne publique belge francophone,
affirmait-il à raison dans le quotidien Le Soir que “le goût du
sensationnel n’est pas prioritaire chez nous, ce qui conduit peut-être
les journalistes à mieux respecter une certaine tradition déontologique”
. On notera cependant que la sensation et le spectacle sont sans
doute parmi les traits d’évolution les plus marquants des dernières
années. Mais ils donnent sans doute aux partisans d’une hétérorégulation
l’occasion d’avancer les critiques les plus pertinentes lorsque
ces traits viennent pervertir la logique de justice : “Aucune autre
affaire n’illustre mieux l’emprise actuelle de l’émotion que celle du
sang contaminé. La relation par les médias de l’intervention de la
justice est présentée comme dérisoire, tant les victimes sont déjà
«condamnées» par la loi de la vie et de la mort que l’on n’a eu de
cesse de mettre en comparaison avec la loi juridique. Au lieu
d’expliquer que ni la loi morale ni la loi biologique ne sont
substituables à la loi juridique, les médias préfèrent s’indigner de la
fameuse phrase de Georgina Dufois «responsable mais pas coupable»,
alors que la dissociation de la faute et de la garantie du risque est la
base même de notre droit de la responsabilité”4 .
La liberté individuelle
Les abus de la presse portant atteinte à la liberté individuelle
constituent un cinquième domaine de faute. Ils revêtent diverses
formes qui vont de la protection des personnes dans leur vie privée ou
leur intimité à la présomption d’innocence, garantie d’application
dans toute procédure judiciaire. Pour les journalistes, la crainte
majeure que suscitent ces dérives est de les voir servir de prétexte au
bâillonnement de la presse. Dans cette optique, à chaque moment de
conflit des valeurs en présence, l’argumentation journalistique
emprunte les mêmes chemins. C’est “le droit d’opinion qui est
menacé”, estimait ainsi notamment Alain Guillaume1, ajoutant que “si
l’on suit les Saint-Just qui n’ont que la démagogie pour argument, il
ne sera plus possible de parler, demain, d’un autre Heysel sous
prétexte que ces images de mort sont indécentes ; plus possible de
citer les noms de Claes ou de Mathot sous prétexte que la présomption
d’innocence est un absolu que le bon peuple ne peut comprendre”.
En ce domaine, il convient de noter que la sphère journalistique
ne reste pas imperméable aux critiques. S’agissant d’une faute aussi
flagrante que la violation de la vie privée, on note que les abus
notoires dénoncés ces dernières années ont suscité de nombreuses
réactions de journalistes et d’associations professionnelles qui
dépassent clairement l’aspect conservateur de l’autorégulation. On
peut en ce sens citer le cas du décès de Lady Di. En Belgique, un cas
probablement encore plus riche d’enseignements est venu renforcer
cette critique émanant de la profession elle-même. Il s’agit de la mise
en cause de deux ministres et de l’étalage sur la place publique de
leurs intimité affective.
Droits d’auteurs
Enfin, une “faute” journalistique est évoquée dans un dernier
domaine. Il concerne le constat d’insuffisance de maîtrise de la
gestion de l’organe de presse par les journalistes. Cette “opposition”
aux patrons de presse se fonde sur la jouissance de droits d’auteurs1
particuliers aux journalistes. C’est ici la nécessité de contraintes
internes, contrebalançant les contraintes structurelles externes imposées
par le marché, qui sont revendiquées. Ce point fait –faut-il le
préciser ?– l’objet de revendications journalistiques très souvent
énoncées2. Les principes organisateurs
Ces six domaines de “fautes”, au sein desquels les journalistes
eux-mêmes identifient des pratiques en discordance avec leur représentations
éthiques, apparaissent traversés par des principes
communs. Ces principes transversaux permettent à chacun de ces
domaines de s’articuler autour d’une cohérence commune et
minimale. Ils relèvent de la recherche désintéressée de la vérité, et de
la liberté de la presse (corrélat indissocié de la liberté d’expression).
Ces principes n’ont pourtant pas le même statut : la recherche de
la vérité s’apparente en effet au rôle (idéal) de la presse, alors que la
liberté d’expression relève davantage de sa fonction (démocratique,
initiale). Henry Madelin3, notamment, montre combien ce rôle et cette
fonction transparaissent dans les représentations exprimées par les
journalistes sur leur “métier”.
Le rôle de la presse, qui lui indique l’objet de ses activités ou
recherches, comme sa fonction, qui consacre le primat de l’expression
individuelle, sont le fruit d’un choix de société. L’option libérale a
consacré, dans l’équilibre de son espace public, un espace et un
champ spécifiques au journalisme.
L’espace de la presse est en interaction avec les sphères
politique, judiciaire et publique, pour consacrer le libre épanouissement
individuel. Le rôle et la fonction de la presse s’inscrivent dans
une articulation entre ces différentes sphères.
Il en découle que la presse reflète les contradictions sociales qui
la traversent. Son rôle de contre-pouvoir limite intrinsèquement la
fonction reconnue ou souhaitée du “quatrième pouvoir”. Ses investigations,
finalisées à la recherche de la vérité, justifient les limites
posées à la pleine liberté d’expression. Paradoxalement, la presse ne
devient instituée, c’est-à-dire reconnue, que sur base de son rôle de
contre-pouvoir, dans la mesure où celui-ci est censé garantir la libre
expression de chacun.
La recherche de la vérité est à la fois la garantie et la limite de la
liberté d’expression : la vérité se doit d’être partagée en tant que
réalité consensuelle. Elle doit a fortiori permettre, sinon impliquer,
l’expression du plus grand nombre1.
A contrario, en vertu de ce même consensus, la “contribution” de
chacun au consensus général est paradoxalement limitée par celle des
autres.
De ce point de vue, la liberté d’expression relève avant tout de la
sphère individuelle ; alors que la notion de vérité est représentée
comme le résultat du champ d’interactions sociales.
Dans cette perspective, envisagée sur le plan éthique, la presse
aspire par son rôle de “dévoilement” à faire accéder l’individu à une
réalité socialement reconnue ou partagée. C’est ce qui lui permettrait
également de consacrer, en vertu du principe de liberté individuelle, le
primat de la liberté d’expression en tant que droit naturel et
individuel.
Une logique de défaut
Nous retiendrons de la représentation des principes éthiques
invoqués par les acteurs face à leurs “fautes” ou à celles de leurs pairs,
que ces dysfonctionnements –exprimés en termes de défaillances ou
d’excès, selon que le principe invoqué relève davantage du rôle ou de
la fonction de la presse– permettent d’entretenir la spécificité culturelle
de la profession, caractérisée par une autonomie peu marquée,
résultat d’un “équilibre instable” aujourd’hui remis en cause.
Au-delà de la notion de “fautes”, il serait sans doute plus
approprié de parler de “défauts”, notion constitutive des caractéristiques
générales de la profession. Dans une certaine mesure, l’invocation
de ces défauts est elle-même partie prenante et intégrante à la
définition du champ journalistique, dans son équilibre comme dans
ses contradictions. L’invocation des limites sert implicitement à
transcender celles-ci, à les intégrer pour mieux les gérer1.
Sur le plan des représentations, l’impasse d’une conception
absolue de la fonction de la presse (basée sur une vision dichotomique
de la liberté d’expression, à la fois sociale et individuelle) semble
acceptée par les acteurs à mesure que cette impasse est en quelque
sorte relativisée par la notion de vérité, dont la recherche sert de
jonction entre l’individu et le collectif.
La presse, en ce sens, participe à la construction d’une réalité,
sous l’influence permanente et réciproque des autres sphères,
politique, économique ou sociale. La vérité est donc forcément perçue
dans sa relativité dans le temps comme dans l’espace. Les défauts
dénoncés dans certaines pratiques journalistiques nous paraissent
souvent invoqués à l’aune de cette conception, ce qui permettrait de
rendre acceptables –en les imputant à des pressions strictement
externes– des pratiques de plus en plus basées sur le “dérapage
contrôlé”. C’est de cette idéologie que les journalistes sont condamnés
à s’émanciper s’ils veulent réconcilier leur rôle et leur fonction. C’est
là que se situe la réelle autonomie. Il n’est plus possible de s’appuyer
sur la disqualification du judiciaire, du politique ou de l’économique
pour se contenter d’une autorégulation fermée et défaillante, alors que
la mise en cause de ces sphères les unes par les autres, mais également
par le public, semble s’intensifier et s’accélérer. Sans doute l’autorégulation
journalistique a-t-elle plus à gagner dans la définition et
l’affirmation de la faute dans une perspective de changement observable
que dans le maintien d’une logique du défaut épinglé à regret,
sous couvert d’un confort conservateur. C’est en tenant compte de ce
cadre critique qu’on pourra observer les expériences journalistiques
d’autorégulation.
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