Je vais commencer cette
communication par une rupture de contrat, car en effet je ne vais pas
honorer exactement ce que j’avais
annoncé dans ma proposition de communication et je vais
l’évolution ces derniers mois de
mes objets de recherche. En effet je me proposais de
travailler sur la mise en
parallèle de deux types de discours sur le journalisme : ceux du
médiateur de Radio France et ceux
des internautes qui s’expriment sur le sujet dans les
blogues d’émissions de radio qui
sont des objets que je suis depuis quelques temps.
Le médiateur de Radio France a
changé, c’est désormais Jérôme Bouvier qui assure la
fonction et ce qui a changé aussi
c’est qu’il a perdu en visibilité autant à l’antenne que sur le
site. Les chroniques ne sont plus
disponibles sur le site, et les rendez-vous avec les auditeurs
sur les différentes chaines moins
réguliers et moins fréquents. Je constate donc une perte de
puissance de la fonction.
Concernant les blogues
d’émissions sur lesquels je travaille, ceux-ci connaissent des
difficultés. Certains, notamment
ceux de France Inter sont morts, les derniers billets postés
datant de plus d’un an… d’autres
s’enlisent en permanence dans de violents débats avec ou
entre les internautes qui
tournent autour d’insultes, de propos déplacés. Le degré de médiation
paraissant très difficile à
trouver entre la censure et la liberté totale qui dérape souvent en
s’éloignant des sujets propres à
l’émission ou même à la radio.
Ce constat quelque peu amer sur
des dispositifs qui paraissaient prometteurs en terme
d’interactions entre un média et
ses publics m’a amenée à vous proposer ici non pas les
résultats d’un travail d’enquête,
de terrain, mais plutôt une réflexion en cours. Cette réflexion
porte sur la question des
possibilités, les modalités et l’évolution de cette interaction entre
média et public en m’appuyant sur
des travaux antérieurs ou en cours, en forme de synthèse.
Relation média-publics et éthique
journalistique
Cette question me paraît être
totalement liée à la problématique qui nous rassemble ici, celle
de l’éthique journalistique. En
effet la question des normes, notamment professionnelles n’est
pas seulement celle de leur
définition, mais aussi celle de leur compréhension et de leur
partage, leur acceptation par les
autres acteurs sociaux et notamment les usagers des médias.
Dans le contexte contemporain
d’une expansion des compétences individuelles et des outils
en terme de recherche, de
production, de diffusion d’information, il est d’autant plus pertinent
d’interroger les principes sur
lesquels reposent les modalités de l’interaction entre médias et
publics. Cette question de
l’éthique et des pratiques professionnelles peut sembler être au
départ une problématique interne
à une profession prise en charge par des instances
professionnelles. Dans le cadre
du journalisme, c’est souvent que le débat a lieu dans l’espace
public à l’occasion d’événements
particuliers (référendum de la constitution européenne en
2005 en France, plus récemment
encore en France enlèvements de journalistes en Afghanistan
ou respect du secret des
sources). La profession journalistique, en tout cas en France, fait
souvent l’objet de discussions de
négociations en dehors même de l’espace professionnel, ce
qui amène finalement différents
acteurs à avoir leurs propres visions du métier qui parfois se
confrontent (acteurs politiques,
économiques, etc.) et à les rendre audibles dans l’espace
public de différentes manières.
Les publics ne sont pas absents de ces débats et c’est à ce titre
qu’il nous faut interroger les
modalités dont leur parole est rendue visible, le plus souvent par
les médias eux-mêmes.
Nous lions la question de la
déontologie journalistique à celle des espaces d’interactions avec
les publics (quel que soit leur
niveau) en réfutant la vision trop souvent imposée d’une
relation basée nécessairement sur
une forme de pédagogie à sens unique qui est d’ailleurs
mise en avant par les médiateurs
de presse. La relation pédagogique sous-entend que le savoir
est détenu par une des parties
qui doit le transmettre à l’autre dans le cadre d’une interaction
forcément déséquilibrée et
hiérarchisée. C’est très souvent ce registre de discours qui est
mobilisé par les journalistes et
les médiateurs de presse dans le cadre d’échanges avec les
publics sur l’information, les
médias ou les pratiques professionnelles. L’argument sousentend
que si l’on exprime une critique,
voire une opposition, c’est qu’en réalité on n’a pas
bien compris de quoi il en
ressort et qu’une explication pourra remédier à cela (par exemple,
le cas du referendum français sur
la constitution européenne).
Ce travail questionne de quelle
manière ce type de relation peut être remis en question par
certaines pratiques et
dispositifs, mais également montrer pourquoi il ne convient pas à
l’espace médiatique et aux
pratiques informationnelles actuelles. La définition de normes
professionnelle est travaillée
par l’évolution des pratiques informationnelles des individus,
mais la vision selon laquelle les
transformations doivent porter nécessairement sur les publics
(par « l’éducation » aux médias)
perdure dans certains dispositifs et discours médiatiques. Il
s’agit donc de se pencher sur ce
décalage en s’interrogeant sur les effets qu’il peut produire
sur la relation médias-publics.
Nous ne souhaitons pas, bien entendu, affirmer que la relation
construite dans le temps entre
les médias et leurs publics connaît une transformation totale en
raison des nouveaux outils liés
au développement du web. En revanche, il nous paraît
essentiel de réinterroger les
modalités de cette relation dans un contexte où les pratiques
informationnelles des individus
se complexifient et où l’offre d’espaces dits d’interaction est
multipliée, notamment par les
médias eux-mêmes.
Il s’agit dans un premier temps
d’avoir une définition et une vision large de ces espaces pour
ne pas s’arrêter sur des modèles
trop établis, ou restreindre à un seul type de relation avec les
publics. Le modèle de départ est
celui du courrier des lecteurs, mais aujourd’hui les formes et
les pratiques sont diverses et
nous verrons en quoi cela diffère. Il ne faut également pas se
circonscrire aux espaces définis
en tant que tels par le média, mais bien explorer ceux investis
pas les publics. Il paraît
évident que ces dernières années, les potentialités offertes par Internet
semblent ouvrir le champ des
possibles et enrichir la problématique. Dans le cadre de cette
communication nous ne pourrons
pas traiter de la diversité de ces espaces, nous avons donc
limité notre présentation à un
parallèle entre deux formes : une rubrique traditionnelle de la
presse, soit le courrier des
lecteurs de la presse écrite, et l’autre plus contemporaine des
blogues d’émissions de radio.
Du courrier des lecteurs aux
blogues
Ce qui mobilise mon intérêt ici,
à travers l’étude de ces différents dispositifs, sur différents
médias, c’est quel type de
relation est définie à travers le dispositif et donc quel rôle on
assigne à l’une et à l’autre des
parties engagées. Il s’agit également de voir si en changeant de
support, en utilisant de nouveaux
dispositifs dits interactifs, des dispositifs techniques et
discursifs, un nouveau type de
relation peut se mettre en place ou au contraire si on perdure
dans l’attribution quelque peu
rigide de rôles respectifs classiques, assignés et maîtrisés par
l’instance médiatique. Des
travaux sur le courrier des lecteurs dans la presse (Hube 2010,
Legavre 2006) ont mis en évidence
certains traits caractéristiques de la relation média-public
que nous allons mettre en
parallèle avec ceux que nous avons observés dans d’autres espaces
que sont les blogues d’émissions
de radio.
Nous considérons que, dans ces
deux types d’espaces, le média opère une mise en scène de la
relation, c’est-à-dire que le
discours d’accompagnement est celui de la mise en place d’un
dialogue, d’un échange avec ses
lecteurs/auditeurs à qui « il cède la parole ». Nous sommes
bien dans des espaces qui tentent
de se rapprocher d’une situation d’interlocution idéale, celle
du face-à-face et c’est avec ce
cadre de référence qu’ils sont analysés.
Même si dans certains types de
presse très particuliers, de fortes analogies peuvent être faites
entre le courrier des lecteurs et
le mode de communication dans les forums de discussion
(Colin et Mourlhon-Dallies,
2006), les deux dispositifs presse papier et blogues mettent en
place des modalités qui
différent. Nous ne serons pas en mesure de développer tous les points
de comparaison, mais nous
souhaitons en mettre quelques-uns en lumière qui semblent
pertinents dans le cadre d’une
réflexion sur l’éthique journalistique et l’évolution de la
relation médias-publics. Je vais
vous présenter les choses de manière synthétique à travers un
axe de comparaison : qu’est-ce
qui change ou perdure entre un dispositif traditionnel de
médiation proposé par un média
comme le courrier des lecteurs, et d’autres plus récents
comme les blogues d’émissions
radiophoniques?
Les éléments qui perdurent
La présentation de soi
Les modalités de présentation des
deux entités (médiatique et publics), quelles que soient
leurs formes, tendent à faire
perdurer un modèle interactionnel déséquilibré. Le média met en
avant une énonciation éditoriale,
reposant sur un collectif. Ce collectif, professionnel, assure à
toutes ses paroles une
légitimité, une assise institutionnelle. Les identités médiatiques sont
parfois présentées de manière
individuelle (les journalistes, les animateurs) avec un nom, un
prénom souvent connus, tout en
s’adossant au collectif omniprésent (émission, rédaction,
chaine). Face à cela, les
dispositifs mettent en scène des figures d’usagers, reposant sur
l’anonymat (prénom, pseudonyme).
Cet anonymat, choisi ou subi, assure une double fonction
d’ailleurs contradictoire : tout
en exacerbant la subjectivité de la parole (on ne représente que
soi-même), cet anonymat permet
une généralisation à l’ensemble du public. Selon les
dispositifs et les sujets
abordés, c’est l’une ou l’autre des fonctions qui sera mise en avant
souvent selon l’intérêt de
l’instance médiatique. Exemple : dans le cas d’une critique très forte
le média peut alors mettre en
avant la subjectivité de l’expression d’un usager et lors de la
manifestation d’une satisfaction
il peut alors la généraliser à un public, l’usager étant alors le
représentant d’une catégorie.
Cette question de la présentation de soi dans l’échange n’est pas
anodine, car elle qualifie le
type de relation qui s’instaure.
La maîtrise du dispositif
D’une manière générale elle reste
bien sûr du côté du média, car l’analyse n’a pris en compte
que des dispositifs mis en place
par les médias. Les lieux d’échanges avec les publics sont
conçus, mis à disposition et
gérés par le média. « Si la rubrique du courrier des lecteurs offre
l’occasion aux lecteurs
d’investir leur journal, celui-ci, par le choix des lettres qu’il publie et
par ses commentaires ensuite,
reste bien le maître de l’espace concédé. Le lecteur se voit
accorder un don de la parole, mais
dans un cadre fixé par le journal » (Widart et Antoine
2004). On peut dire qu’il en est
de même sur les sites Internet. Cependant, une différence
apparaît; cette maîtrise par le
média peut faire l’objet d’une remise en question à travers les
critiques des internautes portant
sur les formes de modération, sur l’intérêt du site ou encore à
travers des formes de
détournement de ce même dispositif (Croissant 2010).
Les éléments qui changent
La non sélectivité des
interventions
Dans le cadre du courrier des
lecteurs de presse, la sélection des messages publiés est un filtre
très fort et ne passent
finalement que les messages qui, d’une part, répondent à des normes
discursives drastiques. Nicolas
Hubé parle d’ailleurs de parole profane, mais non ordinaire
(Hubé 2010). Et il y a ceux qui,
d’autre part, répondent à l’agenda médiatique. Dans le cadre
des blogues, les normes
d’expressions sont plus « lâches » avec des formes discursives
mobilisant un langage oralisé, ou
même des formes graphiques pour exprimer les subjectivités
du discours. Ainsi, tous les
messages envoyés peuvent être visibles en respectant des normes
de bienséance minimales. Le rôle
de l’instance médiatique paraît ainsi plus lointain et même
si la modération des messages
s’applique, c’est sans commune mesure avec la sévérité du
filtre de la publication papier.
Le dispositif du blogue semble ainsi plus ouvert et permet une
plus grande variété dans les
participations des usagers du média. Constater que la sélection
des messages à l’espace de
visibilité est plus discriminante dans la rubrique « courrier des
lecteurs » que sur les sites
Internet ne signifie pas une absence de filtre sur les sites. Il nous
faut alors supposer que la
sélection se déplace vers d’autres types de critères ou de
compétences et qu’elle est prise
en charge non plus totalement par le média, mais par les
internautes eux-mêmes. On assiste
par exemple très fréquemment à des discussions assez
violentes entre internautes sur
l’objet même de leur participation (sur le registre « ce que tu
dis n’est pas intéressant » ou «
que viens-tu faire ici? »).
Le multi adressage affiché
Dans le courrier des lecteurs,
ceux qui écrivent s’adressent indirectement aux autres lecteurs
en s’adressant à la rédaction
(les linguistes nomment cela le phénomène d’adressage à double
détente). Dans le cadre du blogue
ce phénomène implicite devient un principe qui est affiché.
Les internautes échangent entre
eux, tout en échangeant aussi avec le média. La conversation
se complexifie d’où les
difficultés récurrentes de gestion de la part du média. La hiérarchie est
même inversée, car sur les sites
et blogues, la majorité des échanges se passent d’abord entre
internautes, et en second lieu
avec la rédaction ou un journaliste.
La question de la forme reléguée
Il faut noter que la rubrique «
courrier des lecteurs » est un espace singulier qui a joué un rôle
historique dans la constitution
et l’évolution des journaux. Elle porte l’empreinte du journal
dans lequel elle est publiée en
s’insérant dans la ligne éditoriale et dans le respect de la charte
graphique. Les sites et les
blogues en revanche n’ont rien de propre aux médias qui les gèrent
et leur forme se répète dans tout
le web. Bien sûr l’identité visuelle est respectée, mais le
dispositif n’a fait l’objet
d’aucune interrogation ou adaptation liée à la spécificité du média
partant du principe relatif qu’un
blogue de radio, de télévision, de presse écrite ou même d’un
individu, d’une autre institution
fonctionne selon les mêmes principes. Nous pouvons alors
formuler l’hypothèse que la
duplication des formes sur le web produit également la
« contamination » des pratiques.
La forme de la publication papier imposait au lecteur une
compréhension et une adaptation
aux exigences du média pour pouvoir y être publié en tant
que lecteur. La répétition de la
forme du blogue, ou même du site Internet annule une
spécificité de la pratique
d’intervention dans un espace médiatique, le média étant alors par
extension le web dans son ensemble
et il n’y a plus lieu alors pour l’internaute de différencier
ses modes d’intervention selon
les espaces, puisque ceux-ci sont semblables. Il est alors
étonnant de constater la faible
adéquation qu’il peut y avoir entre ces espaces d’interactions
sur le web et l’identité
éditoriale des médias qui les proposent, cela paraît bien loin des
préoccupations qui guidaient la
gestion de la rubrique du courrier des lecteurs dans la presse
écrite de ce point de vue là.
Le bon niveau de médiation
De nombreux échanges et débats
dans les espaces d’échanges entre les médias et les
usagers/internautes semblent
parfois polluer la relation. Ces échanges prennent la forme
d’interpellations, d’accusations,
de sarcasmes envers l’instance médiatique. Le véritable sujet
de ces messages concerne en fait
le degré de médiation qui doit être à l’oeuvre dans ces
mêmes espaces. Les deux parties,
instance médiatique et public ne semblent alors pas souvent
d’accord et le contrat de
communication du blogue ou du site assez flou concernant ce point.
Dans la rubrique du courrier des
lecteurs, les rôles sont clairs, la sélection est totalement
assurée par le média et pour
pouvoir y figurer, le lecteur doit répondre à toute une série
d’exigences qui même si elles ne
sont pas explicitées en permanence, sont intégrées par une
partie des lecteurs. Soit le
lecteur se plie à ces contraintes, soit il n’a aucune chance de voir
son intervention publiée. Dans le
cas des blogues ou des sites internet d’émission de radio que
nous avons étudiés, le contrat
n’est ni aussi clair ni aussi partagé et il fait d’ailleurs l’objet de
négociations et discussions
permanentes. Les auditeurs/internautes critiquent alors le degré de
sélection, que celle-ci soit trop
sévère ou trop lâche, on oscille alors entre l’accusation de
censure ou la dénonciation de la
pauvreté des autres interventions et des commentaires par
manque de sélection. On touche
ici la question de la régulation du débat et des règles qui le
régissent. Lorsque le blogue est
personnel, ce qui est sa vocation première, l’auteur fixe et
assume les règles qui le
régissent. Lorsqu’il s’agit d’un média, cet espace devient d’une
certaine manière un espace public
et la forme du blogue ne semble plus suffire, le niveau de
médiation étant trop peu défini.
Sans tirer aucune conclusion des
grandes lignes évolutives que je viens de vous présenter
rapidement, mon propos est plus
de centrer l’attention sur l’importance des dispositifs et des
outils qui en eux-mêmes
prédisposent la nature des échanges qui s’y déroulent. Il est évident
que la question du journalisme et
de ses pratiques ne peut se discuter dans des cercles
professionnels fermés, les
usagers des médias devenant des acteurs du débat, en témoignent
de nombreuses initiatives comme
les médiateurs de presse. Cependant, créer un poste de
médiateur, ou ouvrir un blogue
dans un média n’est pas le signe en soi d’une transformation
de la relation du média à son
public. À travers ses initiatives, nous pouvons surtout étudier la
mesure, la nature de
l’implication des différents acteurs dans cette relation, et la question des
limites qui se pose
quotidiennement à la profession journalistique : jusqu’où vont pouvoir
s’immiscer les usagers dans la
re-définition du journalisme et de ses normes?
* * *
Références
ANTOINE, Frédéric et WIDART,
Marie. (2004), « Regard sur l’évolution historique du
courrier des lecteurs dans la
presse », Recherches en communication, n° 21. 27-42.
COLIN, Jean-Yves.
MOURLHON-DALLIES, Florence. (2004), « Du courrier des lecteurs
aux forums de discussion sur
l’internet : retour sur la notion de genre », Les Carnets du
Cediscor, n°8. URL :
http://cediscor.revues.org/707 [04 mai 2010].
CROISSANT, Valérie. (2010), « De
l’antenne radiophonique au site web, la relation média –
publics en question »,
Communication et Langages, à paraître.
HUB., Nicolas. (2008), « Le
courrier des lecteurs. Une parole journalistique profane ? » Mots.
Les langages du politique, n° 87.
99-112, (http://mots.revues.org/index12572.html) [10
août 2010].
11
Legrave, Jean-Baptiste. (2006), «
Qu'est-ce qu’un “bon” lecteur de presse ? Les lecteurs du
Monde à travers les billets du
médiateur », Communication et langages, n° 150, 3-15.