Réflexions sur la relation média – usagers Valérie Croissant


Je vais commencer cette communication par une rupture de contrat, car en effet je ne vais pas
honorer exactement ce que j’avais annoncé dans ma proposition de communication et je vais
vous expliquer pourquoi en quelques mots introductifs.
Cet écart s’explique en partie par
l’évolution ces derniers mois de mes objets de recherche. En effet je me proposais de
travailler sur la mise en parallèle de deux types de discours sur le journalisme : ceux du
médiateur de Radio France et ceux des internautes qui s’expriment sur le sujet dans les
blogues d’émissions de radio qui sont des objets que je suis depuis quelques temps.
Le médiateur de Radio France a changé, c’est désormais Jérôme Bouvier qui assure la
fonction et ce qui a changé aussi c’est qu’il a perdu en visibilité autant à l’antenne que sur le
site. Les chroniques ne sont plus disponibles sur le site, et les rendez-vous avec les auditeurs
sur les différentes chaines moins réguliers et moins fréquents. Je constate donc une perte de
puissance de la fonction.
Concernant les blogues d’émissions sur lesquels je travaille, ceux-ci connaissent des
difficultés. Certains, notamment ceux de France Inter sont morts, les derniers billets postés
datant de plus d’un an… d’autres s’enlisent en permanence dans de violents débats avec ou
entre les internautes qui tournent autour d’insultes, de propos déplacés. Le degré de médiation
paraissant très difficile à trouver entre la censure et la liberté totale qui dérape souvent en
s’éloignant des sujets propres à l’émission ou même à la radio.
Ce constat quelque peu amer sur des dispositifs qui paraissaient prometteurs en terme
d’interactions entre un média et ses publics m’a amenée à vous proposer ici non pas les
résultats d’un travail d’enquête, de terrain, mais plutôt une réflexion en cours. Cette réflexion
porte sur la question des possibilités, les modalités et l’évolution de cette interaction entre
média et public en m’appuyant sur des travaux antérieurs ou en cours, en forme de synthèse.
Relation média-publics et éthique journalistique
Cette question me paraît être totalement liée à la problématique qui nous rassemble ici, celle
de l’éthique journalistique. En effet la question des normes, notamment professionnelles n’est
pas seulement celle de leur définition, mais aussi celle de leur compréhension et de leur
partage, leur acceptation par les autres acteurs sociaux et notamment les usagers des médias.
Dans le contexte contemporain d’une expansion des compétences individuelles et des outils
en terme de recherche, de production, de diffusion d’information, il est d’autant plus pertinent
d’interroger les principes sur lesquels reposent les modalités de l’interaction entre médias et
publics. Cette question de l’éthique et des pratiques professionnelles peut sembler être au
départ une problématique interne à une profession prise en charge par des instances
professionnelles. Dans le cadre du journalisme, c’est souvent que le débat a lieu dans l’espace
public à l’occasion d’événements particuliers (référendum de la constitution européenne en
2005 en France, plus récemment encore en France enlèvements de journalistes en Afghanistan
ou respect du secret des sources). La profession journalistique, en tout cas en France, fait
souvent l’objet de discussions de négociations en dehors même de l’espace professionnel, ce
qui amène finalement différents acteurs à avoir leurs propres visions du métier qui parfois se
confrontent (acteurs politiques, économiques, etc.) et à les rendre audibles dans l’espace
public de différentes manières. Les publics ne sont pas absents de ces débats et c’est à ce titre
qu’il nous faut interroger les modalités dont leur parole est rendue visible, le plus souvent par
les médias eux-mêmes.
Nous lions la question de la déontologie journalistique à celle des espaces d’interactions avec
les publics (quel que soit leur niveau) en réfutant la vision trop souvent imposée d’une
relation basée nécessairement sur une forme de pédagogie à sens unique qui est d’ailleurs
mise en avant par les médiateurs de presse. La relation pédagogique sous-entend que le savoir
est détenu par une des parties qui doit le transmettre à l’autre dans le cadre d’une interaction
forcément déséquilibrée et hiérarchisée. C’est très souvent ce registre de discours qui est
mobilisé par les journalistes et les médiateurs de presse dans le cadre d’échanges avec les
publics sur l’information, les médias ou les pratiques professionnelles. L’argument sousentend
que si l’on exprime une critique, voire une opposition, c’est qu’en réalité on n’a pas
bien compris de quoi il en ressort et qu’une explication pourra remédier à cela (par exemple,
le cas du referendum français sur la constitution européenne).
Ce travail questionne de quelle manière ce type de relation peut être remis en question par
certaines pratiques et dispositifs, mais également montrer pourquoi il ne convient pas à
l’espace médiatique et aux pratiques informationnelles actuelles. La définition de normes
professionnelle est travaillée par l’évolution des pratiques informationnelles des individus,
mais la vision selon laquelle les transformations doivent porter nécessairement sur les publics
(par « l’éducation » aux médias) perdure dans certains dispositifs et discours médiatiques. Il
s’agit donc de se pencher sur ce décalage en s’interrogeant sur les effets qu’il peut produire
sur la relation médias-publics. Nous ne souhaitons pas, bien entendu, affirmer que la relation
construite dans le temps entre les médias et leurs publics connaît une transformation totale en
raison des nouveaux outils liés au développement du web. En revanche, il nous paraît
essentiel de réinterroger les modalités de cette relation dans un contexte où les pratiques
informationnelles des individus se complexifient et où l’offre d’espaces dits d’interaction est
multipliée, notamment par les médias eux-mêmes.
Il s’agit dans un premier temps d’avoir une définition et une vision large de ces espaces pour
ne pas s’arrêter sur des modèles trop établis, ou restreindre à un seul type de relation avec les
publics. Le modèle de départ est celui du courrier des lecteurs, mais aujourd’hui les formes et
les pratiques sont diverses et nous verrons en quoi cela diffère. Il ne faut également pas se
circonscrire aux espaces définis en tant que tels par le média, mais bien explorer ceux investis
pas les publics. Il paraît évident que ces dernières années, les potentialités offertes par Internet
semblent ouvrir le champ des possibles et enrichir la problématique. Dans le cadre de cette
communication nous ne pourrons pas traiter de la diversité de ces espaces, nous avons donc
limité notre présentation à un parallèle entre deux formes : une rubrique traditionnelle de la
presse, soit le courrier des lecteurs de la presse écrite, et l’autre plus contemporaine des
blogues d’émissions de radio.
Du courrier des lecteurs aux blogues
Ce qui mobilise mon intérêt ici, à travers l’étude de ces différents dispositifs, sur différents
médias, c’est quel type de relation est définie à travers le dispositif et donc quel rôle on
assigne à l’une et à l’autre des parties engagées. Il s’agit également de voir si en changeant de
support, en utilisant de nouveaux dispositifs dits interactifs, des dispositifs techniques et
discursifs, un nouveau type de relation peut se mettre en place ou au contraire si on perdure
dans l’attribution quelque peu rigide de rôles respectifs classiques, assignés et maîtrisés par
l’instance médiatique. Des travaux sur le courrier des lecteurs dans la presse (Hube 2010,
Legavre 2006) ont mis en évidence certains traits caractéristiques de la relation média-public
que nous allons mettre en parallèle avec ceux que nous avons observés dans d’autres espaces
que sont les blogues d’émissions de radio.
Nous considérons que, dans ces deux types d’espaces, le média opère une mise en scène de la
relation, c’est-à-dire que le discours d’accompagnement est celui de la mise en place d’un
dialogue, d’un échange avec ses lecteurs/auditeurs à qui « il cède la parole ». Nous sommes
bien dans des espaces qui tentent de se rapprocher d’une situation d’interlocution idéale, celle
du face-à-face et c’est avec ce cadre de référence qu’ils sont analysés.
Même si dans certains types de presse très particuliers, de fortes analogies peuvent être faites
entre le courrier des lecteurs et le mode de communication dans les forums de discussion
(Colin et Mourlhon-Dallies, 2006), les deux dispositifs presse papier et blogues mettent en
place des modalités qui différent. Nous ne serons pas en mesure de développer tous les points
de comparaison, mais nous souhaitons en mettre quelques-uns en lumière qui semblent
pertinents dans le cadre d’une réflexion sur l’éthique journalistique et l’évolution de la
relation médias-publics. Je vais vous présenter les choses de manière synthétique à travers un
axe de comparaison : qu’est-ce qui change ou perdure entre un dispositif traditionnel de
médiation proposé par un média comme le courrier des lecteurs, et d’autres plus récents
comme les blogues d’émissions radiophoniques?
Les éléments qui perdurent
La présentation de soi
Les modalités de présentation des deux entités (médiatique et publics), quelles que soient
leurs formes, tendent à faire perdurer un modèle interactionnel déséquilibré. Le média met en
avant une énonciation éditoriale, reposant sur un collectif. Ce collectif, professionnel, assure à
toutes ses paroles une légitimité, une assise institutionnelle. Les identités médiatiques sont
parfois présentées de manière individuelle (les journalistes, les animateurs) avec un nom, un
prénom souvent connus, tout en s’adossant au collectif omniprésent (émission, rédaction,
chaine). Face à cela, les dispositifs mettent en scène des figures d’usagers, reposant sur
l’anonymat (prénom, pseudonyme). Cet anonymat, choisi ou subi, assure une double fonction
d’ailleurs contradictoire : tout en exacerbant la subjectivité de la parole (on ne représente que
soi-même), cet anonymat permet une généralisation à l’ensemble du public. Selon les
dispositifs et les sujets abordés, c’est l’une ou l’autre des fonctions qui sera mise en avant
souvent selon l’intérêt de l’instance médiatique. Exemple : dans le cas d’une critique très forte
le média peut alors mettre en avant la subjectivité de l’expression d’un usager et lors de la
manifestation d’une satisfaction il peut alors la généraliser à un public, l’usager étant alors le
représentant d’une catégorie. Cette question de la présentation de soi dans l’échange n’est pas
anodine, car elle qualifie le type de relation qui s’instaure.
La maîtrise du dispositif
D’une manière générale elle reste bien sûr du côté du média, car l’analyse n’a pris en compte
que des dispositifs mis en place par les médias. Les lieux d’échanges avec les publics sont
conçus, mis à disposition et gérés par le média. « Si la rubrique du courrier des lecteurs offre
l’occasion aux lecteurs d’investir leur journal, celui-ci, par le choix des lettres qu’il publie et
par ses commentaires ensuite, reste bien le maître de l’espace concédé. Le lecteur se voit
accorder un don de la parole, mais dans un cadre fixé par le journal » (Widart et Antoine
2004). On peut dire qu’il en est de même sur les sites Internet. Cependant, une différence
apparaît; cette maîtrise par le média peut faire l’objet d’une remise en question à travers les
critiques des internautes portant sur les formes de modération, sur l’intérêt du site ou encore à
travers des formes de détournement de ce même dispositif (Croissant 2010).
Les éléments qui changent
La non sélectivité des interventions
Dans le cadre du courrier des lecteurs de presse, la sélection des messages publiés est un filtre
très fort et ne passent finalement que les messages qui, d’une part, répondent à des normes
discursives drastiques. Nicolas Hubé parle d’ailleurs de parole profane, mais non ordinaire
(Hubé 2010). Et il y a ceux qui, d’autre part, répondent à l’agenda médiatique. Dans le cadre
des blogues, les normes d’expressions sont plus « lâches » avec des formes discursives
mobilisant un langage oralisé, ou même des formes graphiques pour exprimer les subjectivités
du discours. Ainsi, tous les messages envoyés peuvent être visibles en respectant des normes
de bienséance minimales. Le rôle de l’instance médiatique paraît ainsi plus lointain et même
si la modération des messages s’applique, c’est sans commune mesure avec la sévérité du
filtre de la publication papier. Le dispositif du blogue semble ainsi plus ouvert et permet une
plus grande variété dans les participations des usagers du média. Constater que la sélection
des messages à l’espace de visibilité est plus discriminante dans la rubrique « courrier des
lecteurs » que sur les sites Internet ne signifie pas une absence de filtre sur les sites. Il nous
faut alors supposer que la sélection se déplace vers d’autres types de critères ou de
compétences et qu’elle est prise en charge non plus totalement par le média, mais par les
internautes eux-mêmes. On assiste par exemple très fréquemment à des discussions assez
violentes entre internautes sur l’objet même de leur participation (sur le registre « ce que tu
dis n’est pas intéressant » ou « que viens-tu faire ici? »).
Le multi adressage affiché
Dans le courrier des lecteurs, ceux qui écrivent s’adressent indirectement aux autres lecteurs
en s’adressant à la rédaction (les linguistes nomment cela le phénomène d’adressage à double
détente). Dans le cadre du blogue ce phénomène implicite devient un principe qui est affiché.
Les internautes échangent entre eux, tout en échangeant aussi avec le média. La conversation
se complexifie d’où les difficultés récurrentes de gestion de la part du média. La hiérarchie est
même inversée, car sur les sites et blogues, la majorité des échanges se passent d’abord entre
internautes, et en second lieu avec la rédaction ou un journaliste.
La question de la forme reléguée
Il faut noter que la rubrique « courrier des lecteurs » est un espace singulier qui a joué un rôle
historique dans la constitution et l’évolution des journaux. Elle porte l’empreinte du journal
dans lequel elle est publiée en s’insérant dans la ligne éditoriale et dans le respect de la charte
graphique. Les sites et les blogues en revanche n’ont rien de propre aux médias qui les gèrent
et leur forme se répète dans tout le web. Bien sûr l’identité visuelle est respectée, mais le
dispositif n’a fait l’objet d’aucune interrogation ou adaptation liée à la spécificité du média
partant du principe relatif qu’un blogue de radio, de télévision, de presse écrite ou même d’un
individu, d’une autre institution fonctionne selon les mêmes principes. Nous pouvons alors
formuler l’hypothèse que la duplication des formes sur le web produit également la
« contamination » des pratiques. La forme de la publication papier imposait au lecteur une
compréhension et une adaptation aux exigences du média pour pouvoir y être publié en tant
que lecteur. La répétition de la forme du blogue, ou même du site Internet annule une
spécificité de la pratique d’intervention dans un espace médiatique, le média étant alors par
extension le web dans son ensemble et il n’y a plus lieu alors pour l’internaute de différencier
ses modes d’intervention selon les espaces, puisque ceux-ci sont semblables. Il est alors
étonnant de constater la faible adéquation qu’il peut y avoir entre ces espaces d’interactions
sur le web et l’identité éditoriale des médias qui les proposent, cela paraît bien loin des
préoccupations qui guidaient la gestion de la rubrique du courrier des lecteurs dans la presse
écrite de ce point de vue là.
Le bon niveau de médiation
De nombreux échanges et débats dans les espaces d’échanges entre les médias et les
usagers/internautes semblent parfois polluer la relation. Ces échanges prennent la forme
d’interpellations, d’accusations, de sarcasmes envers l’instance médiatique. Le véritable sujet
de ces messages concerne en fait le degré de médiation qui doit être à l’oeuvre dans ces
mêmes espaces. Les deux parties, instance médiatique et public ne semblent alors pas souvent
d’accord et le contrat de communication du blogue ou du site assez flou concernant ce point.
Dans la rubrique du courrier des lecteurs, les rôles sont clairs, la sélection est totalement
assurée par le média et pour pouvoir y figurer, le lecteur doit répondre à toute une série
d’exigences qui même si elles ne sont pas explicitées en permanence, sont intégrées par une
partie des lecteurs. Soit le lecteur se plie à ces contraintes, soit il n’a aucune chance de voir
son intervention publiée. Dans le cas des blogues ou des sites internet d’émission de radio que
nous avons étudiés, le contrat n’est ni aussi clair ni aussi partagé et il fait d’ailleurs l’objet de
négociations et discussions permanentes. Les auditeurs/internautes critiquent alors le degré de
sélection, que celle-ci soit trop sévère ou trop lâche, on oscille alors entre l’accusation de
censure ou la dénonciation de la pauvreté des autres interventions et des commentaires par
manque de sélection. On touche ici la question de la régulation du débat et des règles qui le
régissent. Lorsque le blogue est personnel, ce qui est sa vocation première, l’auteur fixe et
assume les règles qui le régissent. Lorsqu’il s’agit d’un média, cet espace devient d’une
certaine manière un espace public et la forme du blogue ne semble plus suffire, le niveau de
médiation étant trop peu défini.
Sans tirer aucune conclusion des grandes lignes évolutives que je viens de vous présenter
rapidement, mon propos est plus de centrer l’attention sur l’importance des dispositifs et des
outils qui en eux-mêmes prédisposent la nature des échanges qui s’y déroulent. Il est évident
que la question du journalisme et de ses pratiques ne peut se discuter dans des cercles
professionnels fermés, les usagers des médias devenant des acteurs du débat, en témoignent
de nombreuses initiatives comme les médiateurs de presse. Cependant, créer un poste de
médiateur, ou ouvrir un blogue dans un média n’est pas le signe en soi d’une transformation
de la relation du média à son public. À travers ses initiatives, nous pouvons surtout étudier la
mesure, la nature de l’implication des différents acteurs dans cette relation, et la question des
limites qui se pose quotidiennement à la profession journalistique : jusqu’où vont pouvoir
s’immiscer les usagers dans la re-définition du journalisme et de ses normes?
* * *
Références
ANTOINE, Frédéric et WIDART, Marie. (2004), « Regard sur l’évolution historique du
courrier des lecteurs dans la presse », Recherches en communication, n° 21. 27-42.
COLIN, Jean-Yves. MOURLHON-DALLIES, Florence. (2004), « Du courrier des lecteurs
aux forums de discussion sur l’internet : retour sur la notion de genre », Les Carnets du
Cediscor, n°8. URL : http://cediscor.revues.org/707 [04 mai 2010].
CROISSANT, Valérie. (2010), « De l’antenne radiophonique au site web, la relation média –
publics en question », Communication et Langages, à paraître.
HUB., Nicolas. (2008), « Le courrier des lecteurs. Une parole journalistique profane ? » Mots.
Les langages du politique, n° 87. 99-112, (http://mots.revues.org/index12572.html) [10
août 2010].
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Legrave, Jean-Baptiste. (2006), « Qu'est-ce qu’un “bon” lecteur de presse ? Les lecteurs du

Monde à travers les billets du médiateur », Communication et langages, n° 150, 3-15.