Les points de vue et opinions des citoyens se multiplient dans tous les supports médiatiques : courriers des lecteurs des quotidiens, participations écrites dans les forums électroniques et blogs, mise en scène des opinions individuelles au sein de multiples émissions de télévision...
Toutes ces formes d’intervention signalent que de nouveaux rapports s’institutionnalisent entre médias d’information traditionnels et usagers, la tendance actuelle consistant souvent à mettre à distance le travail des journalistes professionnels pour proposer ses propres interprétations sur l’information. Il apparaît donc pertinent d’étudier les enjeux de cette prise de parole en analysant les courriers (le plus souvent électroniques) envoyés aux grands médias d’information, car ils sont autant d’indices permettant de mieux connaître les publics médiatiques dans un contexte marqué, d’une part, par une méfiance importante vis-à-vis de la profession journalistique, d’autre part, par un usage des différents médias qui se veut plus personnalisé.
- 1 Cette contribution reprend certains résultats de la thèse de doctorat en sciences de l’information (...)
2Les
messages reçus par le service de la médiation de l’information de
France 2 (plus d’une centaine de messages de téléspectateurs réagissant à
l’actualité traitée par la chaîne y parviennent chaque jour),
représentent un corpus d’étude approprié pour mieux en cerner les
spécificités. Ces messages s’inscrivent dans de nouvelles formes
d’expression, façonnées conjointement par les nouvelles technologies et
les évolutions de l’individualisme contemporain. Une analyse de cette
correspondance offre des perspectives de recherche pertinentes quant au
rapport des individus à leur propre identité, aux médias et à la
citoyenneté. Cette étude montre qu’un repositionnement de l’individu par
rapport à l’actualité s’est effectué (il ne la subit plus, mais la
commente, se l’approprie et, parfois, la créée lui-même
dans une perspective qui préfigure un mouvement plus large) et signale
aussi les variations par rapport aux engagements des individus dans
l’espace public : engagements peu « impliquants » et, parfois,
détournés, dont il faut cerner les contours car ils permettent
d’approcher de nouvelles modalités d’actes politiques1.
S’adresser au médiateur de l’information de France 2
- 2 Le premier médiateur de la rédaction de France 2, D. Epelbaum, en poste de 1998 à 2000, recevait en (...)
3Créé en 1998
à France 2, le service du médiateur de la rédaction répondait alors à
un manque de crédibilité du journalisme télévisé auprès des
téléspectateurs. Le médiateur, chargé de sélectionner les plaintes
récurrentes de la semaine quant au traitement de l’actualité par les
journalistes de la chaîne, a également pour mission de créer un dialogue entre journalistes et téléspectateurs, dans une émission à but explicative et citoyenne : L’Hebdo du médiateur. Cependant,
le développement de l’internet domestique et l’évolution de
l’interactivité entre médias et publics ont conduit à une augmentation
drastique du volume de courrier reçu au sein de ce service, transformant
l’objet de la mission du médiateur2.
Alors que celui-ci devait initialement répondre à des critiques ciblées
sur le traitement de l’actualité, il se trouve aujourd’hui face à des
centaines de messages électroniques reçus chaque jour Ces messages
peuvent être des critiques d’ordre général sur les médias, des lectures
attentives sur les reportages, ou encore des demandes d’explication ou
de précisions, mais aussi et surtout, des prises de position d’ordre
politique, économique ou social ainsi que des commentaires de
l’actualité, selon des critères spécifiques et variés, propres à chaque
individu. Le médiateur devient donc un interlocuteur privilégié pour des
publics qui n’ont pas de revendications précises à lui soumettre, mais
qui lui envoient plutôt leurs propres décodages des faits, à l’aune
d’expériences et de valeurs personnelles.
- 3 Pour connaître la part relative des messages consacrés à l’actualité internationale, on se référera (...)
4Etudier
le rapport de ces publics à l’information, aux médias et à la
citoyenneté, pourrait se faire au travers de l’analyse des réactions aux
événements politiques ou sociaux. Dans cette recherche, nous avons
néanmoins fait le choix d’analyser la question sous l’angle de la
perception de l’actualité internationale qui semblait également
pertinent. En effet, ce choix permet d’étudier des réactions à une
actualité généralement non prévue par l’agenda médiatique, contrairement
à l’actualité politique ou sociale. De plus, les réactions à
l’actualité internationale, dans la mesure où elles émanent de publics
variés - notamment ceux qui réagissent à ce qui se passe dans leur pays
d’origine - permettent de faire émerger des représentations en termes
culturels ou ethniques. La perspective transnationale est donc un moyen
de cerner non seulement les processus identitaires, les articulations
entre le global et le local chez le public français, mais aussi les
perceptions du monde actuel, forgées autour d’ancrages identitaires et
d’histoires biographiques. Cet angle permet enfin de mêler des
événements à la fois politiques et sociaux et des questions relatives à
la mondialisation de l’économie qui influent sur l’actualité nationale
française3.
- 4 La question de la citoyenneté et du civisme est soulevée par D. Mehl dans un examen des courriers d (...)
5Notre
analyse s’est centrée sur l’ensemble du courrier reçu concernant
l’actualité internationale des années 2001 et 2002, au service de la
médiation de l’information. Il s’agit de deux années charnières pendant
lesquelles le volume du courrier reçu a considérablement augmenté, mais
aussi de deux années au cours desquelles la teneur de l’actualité à
l’étranger s’est transformée, avec l’irruption brutale du terrorisme sur
la scène américaine le 11 septembre 2001.
Cet événement fournira, dans ces pages, une étude de cas permettant de
rendre compte de certaines caractéristiques du corpus. Nous nous sommes
ainsi placée sous l’angle du récepteur et de sa production écrite en
alliant, dans une approche théorique et méthodologique, une volonté de
comprendre les conditions sociales de l’acte d’écriture (Pasquier,
1999), ainsi que le désir d’analyser les formes et les thèmes des
discours tenus par les téléspectateurs (Soulez, 2005 ; Mehl, 2005)4.
Le positionnement argumentatif des correspondants
- 5 N. Eliasoph (2001 : 111-112) : « On ne peut qu’être d’accord avec ceux qui affirment qu’un nombre c (...)
6Ecrire
à une chaîne de télévision nationale qui donne à ses usagers une
possibilité de dialogue avec une instance susceptible de recueillir leur
parole, suppose que ces correspondants cherchent à publiciser leur
propre opinion sur l’actualité. En émettant un avis sur un fait
d’actualité, en critiquant la télévision en vue d’une possible
amélioration des pratiques journalistiques, les individus qui prennent
la peine d’écrire indiquent leur intérêt pour la chose publique, tout en
se positionnant en tant que sujets-acteurs de la vie de la Cité.
L’engagement dont il est fait preuve est aussi un engagement plus
quotidien que traditionnel qui témoigne de la montée des nouvelles
formes de participation aux affaires publiques, sous d’autres formes que
la participation électorale, elle, en déclin (Ion, 2001). La conscience
politique de ces publics médiatiques est pourtant toujours en éveil,
même si elle l’est faiblement (Céfaï, Pasquier, 2003). Interpellés par
les événements, les images, les commentaires des journalistes ou des
intervenants sur les plateaux du journal télévisé, ils ressentent une
empathie avec les acteurs d’une actualité souvent dramatique, alors que
ceux-ci n’ont souvent qu’un rapport lointain avec leurs propres
préoccupations. Ce souci des situations vécues par d’autres individus
inconnus mais dont ils peuvent se sentir proches, la nécessité de ne pas
rester indifférents à des situations d’urgence, structurent leurs actes
et ceux-ci s’expriment, par exemple, dans l’envoi d’un message à une
grande chaîne de télévision dont la rapidité et la facilité d’Internet
ont accru le nombre. La démarche de l’écriture s’inscrit dans une
« citoyenneté du quotidien », pour reprendre l’expression de la
sociologue Nina Eliasoph (2001)5 :
on n’est pas sûr que son message portera ; il est parfois écrit sous le
coup de la colère, mais on pense qu’éventuellement, en s’agrégeant à
d’autres demandes du même type, il pourra avoir un effet. Par la même
occasion, il permet de s’affirmer soi-même en posant un acte qui a
souvent trait à l’expression d’une opinion personnelle ou d’un
commentaire original.
7Dans L’Amour et la justice comme compétences, Luc
Boltanski (1990) expose la construction des arguments critiques émis
par des acteurs sociaux visant à dénoncer une situation donnée. Son
modèle a pour vocation d’éclairer la façon dont les personnes mettent en
œuvre leur sens de la justice pour se livrer à la critique. L’analyse
qu’il convoque dans le chapitre intitulé « La dénonciation », sans être
comparable à la nôtre, possède cependant quelques traits communs : elle
est fondée sur un ensemble de lettres (275) envoyées au quotidien Le Monde au
service des informations générales, visant à être publiées dans des
pages qui accordent une place à des événements rencontrés par des
personnes et dans des circonstances ordinaires, tout en faisant valoir
une valeur exemplaire et une portée générale. Cette approche a été une
source d’inspiration pour comprendre les motivations des téléspectateurs
à écrire et les registres de la protestation dans lesquels ils
s’inscrivent. En effet, les messages que nous avons étudiés participent
des dispositifs traditionnels de la critique publique qui se sont
multipliés avec les vecteurs permettant d’exprimer son opinion dans les
médias. Les formes argumentées d’intervention dans l’espace public
permettent à ces critiques de s’organiser autour d’une « grammaire » de
la plainte ou de l’indignation, pour reprendre l’expression forgée par
Luc Boltanski. Ainsi choisit-on de s’exprimer en public en donnant à son
propos un relief particulier, en organisant ses doléances de manière à
leur donner un tour personnel ou général. De manière sous-jacente, on
peut percevoir chez les correspondants étudiés une volonté d’ériger sa
plainte ou son mécontentement selon un dispositif relevant de
l’universalité. Dans le cas de cette recherche, nous avons identifié
trois types de prises de parole que nous avons catégoriser de la manière
suivante : critique, identitaire et citoyenne. Dans les messages, ces
trois modes s’articulent et s’entremêlent bien souvent.
Portrait du téléspectateur, correspondant du médiateur
Identité sociodémographique des correspondants
- 6 Enquête statistique menée sur un échantillon de 2 234 messages reçus au service de la médiation en (...)
- 7 Pour identifier les mouvements collectifs, nous nous fondons sur les indications explicites données (...)
8L’enquête6
menée sur le sexe des correspondants fait apparaître la répartition
suivante : les hommes sont très largement majoritaires (63 %), tandis
que les femmes ne représentent que 23 % de cette population. Les groupes
et mouvements collectifs7 qui écrivent en réaction à un événement particulier représentent une proportion de 2 % des correspondants. Cependant, pour 11 %
d’entre eux, il est impossible de déterminer avec certitude le sexe du
correspondant, en raison de l’anonymat de la lettre ou d’une adresse e-mail insuffisamment claire. On dénombre également 0,4 % de correspondants qui s’expriment au nom de leur famille et 1,2 % qui signent en couple.
- 8 Selon une enquête de V. Goulet (2004), sur 995 messages reçus entre 1999 et 2001 par le médiateur d (...)
9Du
point de vue des caractéristiques sociodémographiques, il semble
beaucoup plus difficile d’établir un portrait fiable des correspondants
du médiateur, dans la mesure où ces derniers ne répondent pas à une
enquête statistique et ne mentionnent spontanément ni leur âge, ni leur
profession. Ainsi cette enquête fait-elle apparaître que 4,6 % des
correspondants seulement indiquent leur âge, tandis que 9,3 %
mentionnent leur profession8.
On constate une réticence certaine à dire sa profession, surtout
lorsqu’elle n’est pas considérée comme « valable » ou» recevable » pour
effectuer une critique sur les médias. Un enseignant se nommera plus
volontiers qu’un ouvrier ou un simple cadre qui se considéreront comme
moins « légitimes » en fonction d’une profession vécue comme non
pertinente, car n’ayant pas de rapport direct avec ce qui est écrit.
C’est la raison pour laquelle les enseignants sont surreprésentés dans
ce corpus : se signalant plus aisément, ils semblent plus nombreux que
les autres professions qui sont simplement moins mentionnées.
Paradoxalement, les chômeurs se nomment facilement, assortissant leurs
lettres d’une certaine véhémence. En effet, la lettre est parfois,
l’occasion pour une personne marginalisée de se faire entendre.
10Du
point de vue des appartenances mentionnées par les téléspectateurs,
c’est l’origine géographique qui prédomine (22,3 % mentionnent leur
ville, 10 % leur nationalité ou leur pays
d’origine). 9 % des correspondants étudiés mentionnent également leur
communauté ethnique et 3,4 % leur religion. Ces chiffres ne concernent
cependant que ceux qui font part de leur origine ou de leurs signes
d’appartenance distinctifs, ils ne prennent donc pas en compte tous les
correspondants qui réagissent souvent à un événement sur des critères
identitaires, mais ne l’expriment pas ouvertement.
Le téléspectateur, critique et chroniqueur de l’actualité
- 9 L’objet du message est évalué en fonction des remarques faites par le téléspectateur dans son messa (...)
11Initialement, la médiation de l’information avait été créée pour
permettre aux usagers de l’audiovisuel public d’exprimer leurs
remarques et critiques sur le traitement de l’actualité et pour
favoriser le dialogue entre deux sphères : celle des publics et celle
des journalistes. Peu à peu, on constate que la critique du traitement
de l’actualité cède de plus en plus la place à des commentaires sur
celle-ci, même si la part des critiques reste majoritaire. Ainsi le
téléspectateur tend-il à devenir un expert sur l’information : il
utilise moins le service de médiation pour tenter d’améliorer la qualité
des pratiques journalistiques que pour se positionner en tant que
chroniqueur de l’information, comme le montre le tableau suivant qui
présente la répartition des objets des messages9.
- 10 Les messages peuvent être classés dans plusieurs catégories, d’où un total supérieur à 100 %. (...)
Tableau I : Objet des lettres et messages électroniques reçus par le médiateur10
Objet des messages reçus
|
Effectifs
|
Fréquence
|
Commentaire
|
1088
|
48,7 %
|
Critique sur le fond
|
770
|
34,5 %
|
Critique sur la forme
|
399
|
17,9 %
|
Critique sur le fond et la forme
|
339
|
15,2 %
|
Prise de position idéologique
|
152
|
6,8 %
|
Expertise
|
133
|
6,0 %
|
Relais d’un communiqué
|
71
|
3,2 %
|
Réaction à chaud
|
59
|
2,6 %
|
Demande d’informations complémentaires
|
58
|
2,6 %
|
Autre
|
5
|
0,2 %
|
Total
|
2 234
|
12En
additionnant les pourcentages des différents types de critiques, il
apparaît que celles-ci représentent plus de 67 % des messages. Dans le
même temps, près de la moitié de ces messages font aussi part de
l’opinion des téléspectateurs sur cette actualité. Ces derniers
utilisent donc ce service comme un moyen d’expression, puisqu’ils
considèrent que leur avis peut être répercuté à l’antenne ou aux
journalistes. Le service est également utilisé pour signifier aux médias
ses positions idéologiques, ainsi que pour envoyer des communiqués en
lien avec une affaire débattue dans l’actualité. La demande
d’informations complémentaires sur une affaire n’occupe que 2,6 % de
l’ensemble, ce qui laisse supposer que les téléspectateurs qui écrivent,
s’ils ne sont pas satisfaits du travail des journalistes, ne le sont
pas sur des points de détail, mais sur l’ensemble de ce travail qu’ils
envisagent de repenser, d’expertiser ; de remplacer éventuellement, si
l’on prend en considération que 6 % des messages analysés (la catégorie
des expertises) proposent aux journalistes une aide pour mieux
comprendre les enjeux internationaux ou les subtilités d’un pays ou d’un
métier.
13La
prise de parole « critique » - par rapport à deux autres types de prises
de parole que nous avons qualifiée d’identitaire et de « citoyenne »
-émane de téléspectateurs qui, dans leurs lettres, adoptent la posture
de garants de l’éthique des médias et qui cherchent à moraliser la vie
médiatique. Leurs positions sont profondément inspirées d’anciennes
traditions critiques envers la télévision, accusée, dès les années 50,
de pauvreté du point de vue des contenus et de vulgarisation manquée. La
critique envers les médias est devenue systématique depuis une
vingtaine d’années, aggravée parles dérives de l’affaire du faux
charnier de Timisoara et celles de la guerre du Golfe au début des
années 90. Elle a trouvé sa place dans les médias eux-mêmes qui mettent
en scène leur autocritique, ainsi que dans des structures associatives
de critiques des médias (acrimed, Observatoire
français des médias) dont les écrits critiques des téléspectateurs
portent des traces. La lecture des messages « critiques » montre que la
vision du journalisme élaborée par ces individus est une vision
largement idéalisée delà profession, reposant sur des qualités érigées
en valeurs : l’objectivité, la neutralité, l’équité, la recherche de la
vérité. Ces valeurs ont une visée universalisante et cherchent à se
fonder en normes relatives à l’intérêt public dont les journalistes,
devraient être les plus fidèles garants. Mais, à cet exercice, les
téléspectateurs qui interviennent se heurtent à ce qui doit être une
définition universelle de l’intérêt public et de ce qui doit constituer
une norme d’objectivité puisque certains requièrent aussi de
l’engagement de la part des journalistes de télévision auxquels il est
parfois demandé de prendre parti idéologiquement sur certaines
questions. Or ; débusquer et analyser une information utile aux enjeux
relevant du débat public nécessite parfois pour le journaliste de taire
certaines de ses sources, d’orienter la teneur de ses articles pour
mieux faire ressortir les dangers potentiels, etc., autant
d’arrangements avec les normes d’intérêt public qui ne sont pas pris en
compte par ces « garants de l’éthique » et qui soulignent que les
attentes des publics sont plurielles en matière d’information (Berniez
2005).
Une prise de pouvoir sur la fabrication de l’information ?
- 11 Une des tentatives les plus abouties à l’heure actuelle en France est celle de www.agoravox.fr. Sur (...)
14La
prise de parole des téléspectateurs permet, enfin, de constater que le
rôle du journaliste est de plus en plus remis en cause, directement ou
indirectement. Appréhender l’information ne se fait plus dans un rapport
unilatéral où les uns la produisent ou la commentent, tandis que les
autres l’assimilent, mais dans une interaction entre les producteurs de
l’information, les commentateurs et les usagers. Les tentatives
exprimées travaillent les représentations et les attentes du journalisme
en démocratie et laissent à penser que ce qui est dit dans ces messages
peut trouver une expression grâce aux évolutions actuelles des
nouvelles technologies et de leurs usages. Ainsi, parallèlement au
développement de la prise de parole des téléspectateurs sur leurs médias
dont témoigne le corpus étudié, est-il pertinent de noter celui de deux
phénomènes concomitants qui, sans être totalement assimilables, doivent
néanmoins, selon nous, être pris en compte. Le premier consiste en
l’essor du journalisme amateur (en s’appropriant la production de
l’information, les téléspectateurs - jusqu’ici profanes, puisqu’ils ne
maîtrisent ni les technologies, ni le savoir-faire des journalistes -
récupèrent des connaissances spécialisées et les diffusent sur
l’internet et dans les médias comme la presse, la radio et la télévision
qui se nourrissent de ces documents amateurs). Le second phénomène est
celui du développement d’un journalisme qualifié de « citoyen », parce
qu’il émane de la société civile et qu’il est effectué dans le but de
faire partager au plus grand nombre des informations non traitées par
les grands médias. Sa définition est encore, reconnaissons-le, assez
floue. Ce type d’initiatives entend se substituer aux médias
traditionnels. Dans des blogs d’information « éthique », par exemple,
des membres de la société civile cherchent à proposer des informations
nouvelles, à commenter l’actualité de manière inédite et non conforme à
ce qui est entendu dans les médias dits de « masse ». Enfin, il existe
aussi un modèle participatif du journalisme, permettant à des citoyens
spécialistes d’une question de participer à l’élaboration des
informations, de les diffuser sur le net et donc de devenir ; à leur
échelle, des journalistes11.
15Or ;
les courriers de téléspectateurs analysés, sans refléter exacte ment
cette tendance, peuvent laisser entrevoir cette évolution : les
individus s’érigent non seulement en garants de l’éthique des médias
mais aussi, parfois, en journalistes eux-mêmes, lorsqu’ils apportent
leurs propres informations et expertises sur un sujet particulier Le
phénomène étudié - celui de la prise de parole des téléspectateurs - au
vu des évolutions actuelles, paraît précurseur de la multiplication de
la parole « profane », c’est-à-dire non professionnelle, sur
l’information. Ces téléspectateurs s’arrogent souvent la posture de
l’expert, exprimant leur opinion avec autorité, s’appuyant sur des
connaissances personnelles, livresques, élaborées grâce à des médias
alternatifs, mais aussi grâce à leur propre expérience. Ils se
perçoivent comme acteurs de la société civile et mettent en place un
système de veille, à leur échelle, c’est-à-dire individuelle ou
associative, et avec leurs moyens. Certains choisissent aussi d’apporter
un témoignage sur une situation vécue. Ces témoignages, alliés à un
savoir analytique, et qui comprennent souvent une démonstration usant
d’arguments et de faits complexes que les journalistes n’ont souvent pas
le temps de traiter ou de vérifier, émanent de personnes vivant là où
ont lieu les événements, mobilisant leur propre expérience. La
connaissance du terrain et les clés de compréhension des événements
locaux fournissent aux téléspectateurs sur place une prérogative qu’ils
utilisent volontiers, faisant facilement la leçon aux journalistes.
16Cette
prise de parole témoigne donc de l’évolution de la perception des
prérogatives des journalistes professionnels sur l’information.
L’information livrée parles citoyens, journalistes amateurs, est
travaillée par les perspectives identitaires et civiques qui
s’entremêlent. L’appropriation de territoires auparavant occupés par les
seuls journalistes se fait ainsi au risque d’une subjectivité forte et
d’une fragmentation des publics qui se perçoivent comme experts sur des
questions fort diverses. L’influence réelle de la société civile sur la
fabrication de l’information dans les années à venir est un point qui
reste à explorer.
La correspondance avec les médias comme un acte politique : les réactions au 11-Septembre
17Au-delà
de simples critiques sur les médias de masse, les répertoires
rhétoriques ainsi que les territoires d’action définis par les
téléspectateurs dans leurs lettres et courriers électroniques soulignent
également qu’ils sont traversés par plusieurs questionnements, en
rapport avec leur propre identité, et l’élaboration de principes
citoyens et éthiques afin de percevoir et comprendre le monde. Ecrire au
médiateur est vécu, pour beaucoup, comme un embryon d’acte politique et
engagé. Une étude de cas comme celle des réactions au 11-Septembre
est particulièrement riche car elle permet de comprendre des phénomènes
de prises de parole identitaires et citoyennes qui mêlent subjectivité
et civisme. Près de I 800 courriers ont été reçus à la suite du 11 -Septembre.
Ceux-ci ont porté sur des sujets extrêmement variés qu’il est
impossible de répertorier avec exhaustivité ici. Si une bonne moitié se
situe dans une critique classique des dispositifs mis en place pour
rendre compte de l’événement (répétition des images, etc.), l’autre est
constituée de messages exprimant des commentaires très critiques
vis-à-vis de la politique étrangère américaine, de la situation
mondiale, de la manière dont se perçoivent et se situent des Français de
confession musulmane dans ce contexte très particulier
Prise de parole des minorités : une lutte pour la visibilité et la reconnaissance du groupe d’appartenance
- 12 Nous nous autorisons à parler de « communauté maghrébine » dans la mesure où les messages sur lesqu (...)
18L’écriture
de courriers collectifs ou individuels à une chaîne de télévision peut
être considérée comme un dispositif, parmi d’autres, pour accéder aux
canaux de l’information publique pour des groupes qui estiment avoir été
mis à l’écart ou dénigrés, et qui cherchent à redéfinir les fondements
de leur reconnaissance sociale. L’objet étudié fait émerger les
possibilités d’action des groupes dominés, notamment leur capacité à
refuser une identité sociale prescrite, et à en produire une nouvelle.
Le corpus formé par les réactions de la communauté maghrébine12 aux amalgames effectués par les journalistes entre terroristes et musulmans constitue la première prise de parole de ce type.
- 13 En attribuant à chaque séquence textuelle une catégorie de classement, nous avons pu rendre compte (...)
Tableau 2 : Arguments utilisés par la communauté maghrébine française sur le traitement médiatique du 11-Septembre13 (étude menée sur 109 messages).
Occurrences
|
Fréquence
|
|
Médias accusés de racisme ou provoquant l’amalgame
|
74
|
67,9 %
|
Médias considérés comme responsables de la haine raciale
|
46
|
42,2 %
|
Problèmes relatifs à l’emploi d’expressions comme : « islam intégriste » ou « citoyen franco-algérien »
|
42
|
38,5 %
|
Rappel de ses origines pour la démonstration
|
41
|
37,6 %
|
Volonté de désolidariser les actes terroristes de la religion
|
29
|
26,6 %
|
Compassion de la communauté arabe à l’égard des victimes
|
22
|
20,2 %
|
Rappel des valeurs de tolérance de l’islam
|
21
|
19,3 %
|
Accusations contre la politique israélienne
|
12
|
1 1,0 %
|
La communauté arabe est considérées commme mal représentée dans les médias
|
12
|
1 1,0 %
|
Total des messages analysés
|
109
|
Pourcentages calculés sur la base des arguments décomptés.
19Ainsi
certains cherchent-ils à montrer qu’ils se sentent avant tout français
et disent leur attachement à la nation française, attachement qui se lit
dans des messages de téléspectateurs blessés qu’on ne les considère
plus comme « français », mais « franco-algérien » ou
« franco-tunisien »... L’usage de ces termes déclenche des réactions
fortes de la part d’enfants d’immigrés qui s’estiment stigmatisés. De
plus,tout en se disant musulmans, certains Maghrébins veulent surtout se
dire citoyens du monde et refusent d’être catégorisés selon leur
religion ou leur origine, comme en témoigne cet exemple :
- 14 En majuscules dans le texte original. Courriel (14/09/01).
« Je m’appelle Karima, je suis
française, née à Paris, d’origine marocaine, mon père et ma mère
travaillent depuis un peu plus de trente ans en France, et mes deux
grands-pères étaient des tirailleurs marocains médaillés qui se sont
battus pour la France pendant la guerre... (souvenez vous, ces gens
venus d’Afrique aider la France......).J’ai toujours vécu en France, à
l’école et partout ailleurs on m’a convaincue que j’étais française j’y
crois, j’y tiens, j’en suis fière.Je suis fière défaire partie et
honneur à la communauté musulmane française. Zidane le footballeur Karim
le boxeur Yannick le tennisman et nous autres avons toujours été
désignés comme Français d’origine... ou comme Beurs, etc.
Cependant, ces derniers jours, avec le flot d’images, de paroles, d’amalgames qui nous montrent un peu plus du doigt chaque jour, qui nous mettent un peu plus de côté chaque jour qui n’expliquent rien, ne font rien ou très peu comprendre au public, avec cette dangereuse excitation journalistique, un nouveaux terme est né franco-algérien ; franco-marocain ; franco-tunisien, etc. »14.
Cependant, ces derniers jours, avec le flot d’images, de paroles, d’amalgames qui nous montrent un peu plus du doigt chaque jour, qui nous mettent un peu plus de côté chaque jour qui n’expliquent rien, ne font rien ou très peu comprendre au public, avec cette dangereuse excitation journalistique, un nouveaux terme est né franco-algérien ; franco-marocain ; franco-tunisien, etc. »14.
20Cette
communauté s’estime mal représentée dans et par les médias. On dénonce
des choix peu judicieux concernant des personnes censées représenter ou
les Arabes ou les personnes de confession musulmane sur les plateaux de
télévision (intervenants ayant une mauvaise maîtrise de la langue
française ou jugés non représentatifs des opinions de la communauté).
Quelles sont les finalités poursuivies par ces groupes minoritaires ?
Elles peuvent ici être de deux ordres : une volonté de visibilité
(reconnaissance de l’existence d’un groupe par un autre) ou bien une
exigence de différenciation (avoir conscience d’appartenir à une
identité différente). C’est le regard porté par le média français qui
est constituant du groupe minoritaire. Les groupes ethniques se
définissent par rapport à l’attitude du média symbolisant la société
d’accueil. La dénonciation de la présentation de soi faite dans les
médias s’inscrit dans des actions collectives qui tentent de modifier
les rapports et les rôles dans la société, de lutter contre le racisme,
de faire reconnaître la composition pluriethnique de la société
française et de changer en conséquence la conception de la citoyenneté
et de l’identité française.
21Cette
parole identitaire est une parole aujourd’hui entendue. Elle dépasse le
cadre des courriers de téléspectateurs : l’individu, dans toute sa
singularité, a acquis une place de plus en plus visible dans les
programmes télévisés : les émissions de débats accordent une place
croissante à l’individu et à ses opinions, tandis que la société
française s’interroge sur la place de ses « minorités visibles » au sein
de la télévision.
L’acte d’écriture ou l’expression d’un sentiment civique
22Dans
le corpus des messages reçus à l’automne et à l’hiver 2001, la
protestation civique s’organise au cours des mois qui suivent, lors de
la guerre menée en Afghanistan par le gouvernement de George W. Bush.
Malgré l’exaspération de téléspectateurs devant des images qui leur
rappellent la guerre du Golfe, la réflexion sur les tenants et les
aboutissants de cette guerre, menée avec des moyens parfois
contestables, demeure importante au cours des mois de septembre à
décembre 2001, elle concerne plus d’une
cinquantaine de messages qui parviennent à la médiation. Le fait que les
Etats-Unis ne respectent pas des engagements pris par l’ensemble de la
communauté internationale est l’un des aspects récurrents des messages,
tout comme le rappel que le pays utilise toujours des mines
anti-personnel et n’a pas signé les accords internationaux pour leur
destruction. Ces accusations sont suivies des évocations de la pression
fiscale et financière imposée sur les pays les plus pauvres. Loin de
relativiser et de nuancer les visions très sévères des Etats-Unis et de
leurs politiques, les conséquences militaires des attentats ont
contribué à radicaliser de manière drastique les opinions des publics
français. Dès fin 2001, l’opinion est déjà alertée et inquiète sur les
conséquences à long terme des ripostes américaines, puisque certains
vont même jusqu’à considérer que les terroristes ne font que résister à
l’hégémonie américaine, et que la pression économique exercée par le libéralisme américain explique parfois le désespoir d’individus qui se tournent vers l’action terroriste.
Tableau 3 : Principaux
arguments employés par les téléspectateurs hostiles à l’engagement
américain en Afghanistan (étude réalisée sur 53 messages).
Occurrences
|
Fréquence
|
|
Les Etats-Unis n’emploient pas des moyens démocratiques pour se défendre
|
15
|
13,9 %
|
Rappel des pertes humaines générées par la guerre
|
14
|
13,0 %
|
Critiques virulentes contre George W. Bush
|
13
|
12,0 %
|
Rappel des conséquences de la politique étrangère américaine dans le monde
|
13
|
12,0 %
|
Arrogance des USA
|
8
|
7,4 %
|
L’attitude occidentale hégémoniste produit la terreur
|
8
|
7,4 %
|
Les ripostes américaines sont légitimes
|
7
|
6,5 %
|
Les Etats-Unis ont des intérêts économiques
|
6
|
5,6 %
|
Etats-Unis : nation religieuse, croisade
|
6
|
5,6 %
|
Risque d’une extension du conflit
|
5
|
4,6 %
|
Pression économique sur pays pauvres
|
5
|
4,6 %
|
Les Etats-Unis utilisent toujours les mines antipersonnel
|
4
|
3,7 %
|
Rappel du sort des populations civiles en Irak
|
4
|
3,7 %
|
Total des messages analysés
|
53
|
Pourcentages calculés sur la base des arguments décomptés.
23Un an après le 11-Septembre,
on peut constater que la vigilance citoyenne s’exerce dans les lettres
reçues à la médiation qui s’expriment sur les risques d’une guerre en
Irak qui est pourtant loin d’avoir commencé (environ cinquante messages
également). L’anticipation des conséquences guerrières dans un
embrasement de la planète ou dans un durcissement chez les populations
de confession musulmane est marqué, et ce dès le 12 septembre 2001 ;
elle se double d’un discours caractérisé par un souci de justice et des
références aux institutions internationales comme l’ONU.
« Nous fêtons aujourd’hui l’anniversaire malheureux des attentats du 11 septembre 2001.
Je constate que toutes les chaînes hertziennes consacrent la totalité
de leur programme du jour à cet événement. J’en suis outrée, car vous et
moi connaissons bien l’état d’esprit états-unien, les idées qu’il
véhicule. George W. Bush tente depuis quelques semaines d’engager une
action militaire contre l’Irak, sans raison aucune, juste pour asseoir
son pouvoir de petit dictateur II profite de l’émoi causé par le
souvenir et l’anniversaire de ces attentats pour essayer de rallier tous
les pays possibles à sa cause, cause qui est inexistante, l’Irak
n’ayant commis aucun attentat contre les USA jusqu’à preuve du
contraire » (courriel :11/09/02).
24Cette
vigilance citoyenne qui semble s’être effectuée sur la question des
tactiques et stratégies de guerre de George W Bush incarne, chez ce
public, un souci du bien commun qui dépasse les frontières de la nation
et contribue à faire du monde entier le terrain de la réflexion. Le
rapport à l’actualité internationale a évolué. Les téléspectateurs ne
sont plus uniquement témoins de ce qui se produit et des orientations de
la politique internationale dont les Etats-Unis sont les maîtres. Ils
deviennent eux-mêmes des acteurs potentiels qui manifestent leur
hostilité à telle ou telle orientation de cette politique. Ainsi
disent-ils ouvertement dans ces témoignages leur hostilité au
libéralisme, à l’interventionnisme politique international des
Etats-Unis. En outre, ces messages soulignent également le recours
massif à d’autres sources d’information que celle du journal télévisé du
soir Les téléspectateurs proposent des adresses de sites internet qui,
selon eux, permettraient d’échapper à la « désinformation américaine ».
Face aux injustices de la (future) guerre en Irak, les
téléspectateurs-citoyens mobilisent leurs connaissances, les ressources
du web, les nouvelles technologies, pour alerter Cette mobilisation
citoyenne préfigure celle d’une partie des citoyens français qui, dans
leur ensemble, ont exprimé un rejet des stratégies guerrières
américaines et ont manifesté dans un but pacifique au printemps 2003.
- 15 La vigilance démocratique et citoyenne s’exprime sur bien d’autres sujets qui ne peuvent être dével (...)
25Il
faut cependant préciser que ces démarches n’ont qu’un impact très
limité sur la médiation, dans la mesure où il n’entre pas dans les
prérogatives d’un médiateur de retransmettre les nombreux communiqués
qu’il reçoit. Les téléspectateurs qui interviennent indépendamment de
toute structure associative s’ancrent dans une attitude de dénonciation
qui préfigure une action de terrain éventuelle et potentielle. Le
collectif n’existe que virtuellement puisqu’il n’y a pas de
rassemblement dans un lieu réel ; mais le fait de s’adresser à un même
interlocuteur susceptible de relayer leurs messages peut transformer les
publics médiatiques en publics politiques. Si le sujet qui écrit n’est
pas à proprement parler un collectif l’action, elle, peut être vue comme
communielle. Ainsi les courriers font-ils part d’un « sentiment
civique » bien ancré chez ces correspondants. Il s’agit d’un
« sentiment » au sens d’une impression, d’une disposition d’esprit chez
celui qui écrit et qui, par son geste, actualise son indignation sans
nécessairement la transformer en protestation agissante15.
Conclusion
26L’étude
de la prise de parole des téléspectateurs permet de mieux comprendre le
rapport de l’individu à ces médias, dans un contexte marqué, d’une
part, par une méfiance accrue des citoyens à l’égard des supports
d’information, d’autre part, par les évolutions des nouvelles
technologies qui ouvrent de plus en plus de perspectives aux usagers
pour commenter l’information, voire l’élaborer eux-mêmes. Létude des
différentes prises de parole des téléspectateurs (à la fois critiques,
identitaires et citoyennes) permet d’ouvrir des pistes de réflexions
quant aux phénomènes contemporains de « prise de pouvoir » sur
l’information par les profanes. Celle-ci permet de comprendre les formes
du débat qui se structurent entre usagers et professionnels des médias,
un débat qui oscille entre l’expertise revendiquée, à juste titre, par
des individus qui ont souvent des compétences réelles, et la
subjectivité de tout un chacun qui cherche aussi à publiciser ses
actions pour aller vers l’exercice de la citoyenneté. Le service du
médiateur semble recevoir des témoignages dont les formes d’expression
n’ont cessé d’évoluer et qui révolutionnent indirectement les contenus
médiatiques presque davantage que les pratiques journalistiques. En
effet, on peut penser à l’apparition ces dernières années de débats
télévisés dans lesquels les membres de la société civile sont de plus en
plus mis en scène, de l’apparition des messages sms dans
toutes sortes d’émissions dont il faudrait étudier le rôle. Ces
évolutions de la télévision sont certainement à relier à une prise en
compte croissante du point de vue des téléspectateurs et de leur
individualité,
27L’émergence
de la figure du « téléspectateur-expert » vient confirmer l’essor du
journalisme amateur et citoyen, comme celui des « blogs d’information
éthique » qui cherchent à faire exister d’autres informations que celles
développées par les grands médias. Ces évolutions témoignent d’un
rapport plus personnel et plus autonome des usagers des médias avec
l’information, rapport qui est en train de révolutionner l’économie
informationnelle. Ces questions sont fondamentales pour penser l’avenir
du journalisme au regard des évolutions technologiques et des postures
critiques des lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Elles ouvrent la
voie à de nouvelles études de terrain à mener (dans quelle mesure les
informations apportées par des profanes peuvent-elles, à terme, modifier
le travail dans les rédactions) ainsi qu’à des réflexions plus
conceptuelles sur le rôle des médias en démocratie, étant donné qu’un
glissement semble s’opérer chez les politiques eux-mêmes entre
démocratie représentative et démocratie participative.
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Bibliographie
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d’opinion ? », Quaderni, 54, pp. 15-26.
Notes
1
Cette contribution reprend certains résultats de la thèse de doctorat
en sciences de l’information et de la communication que nous avons
consacrée à l’étude des courriers envoyés au médiateur de
l’information : Quand le téléspectateur réagit à l’actualité internationale : de la prise de parole critique à la revendication citoyenne. Étude et analyse des messages reçus par le médiateur de l’information de France 2 en 2001 et 2002 (2006).
Nous tenons à remercier vivement J.-CI. Allanic, médiateur de la
rédaction de France 2 de juillet 2000 à juillet 2005, grâce à qui cette
recherche a pu être menée à bien.
2 Le premier médiateur de la rédaction de France 2, D. Epelbaum, en poste de 1998
à 2000, recevait en moyenne 3 000 courriers électroniques par an. En
2001, le service a reçu environ 20 000 e-mails, ce chiffre est passé à
plus de 36 000 en 2002 et semble s’être stabilisé dans les deux années
qui ont suivi. Le nombre de courriers « papier », c’est-à-dire des
lettres manuscrites ou dactylographiées varie peu : le médiateur en
reçoit environ 4 500 par an.
3
Pour connaître la part relative des messages consacrés à l’actualité
internationale, on se référera aux rapports annuels du médiateur de
France 2. En 2002, par exemple, le médiateur affirme avoir reçu 15 677
réactions à propos des JT dont 1319
qui concernent l’actualité à l’étranger et 3 906 uniquement axés sur le
Proche-Orient. Les messages classés par le médiateur comme consacrés
aux événements « politiques » sont au nombre de 4 045, ceux consacrés à
l’économie ou au social sont au nombre 1037.
En pourcentage, les courriers reçus sur le thème de l’actualité
internationale représentent, en 2002, 33,3 % des courriers reçus, soit
un tiers de l’ensemble (source :J.-Cl. Allanic, Rapport annuel 2002 du médiateur de l’information, p. 10).
4
La question de la citoyenneté et du civisme est soulevée par D. Mehl
dans un examen des courriers de téléspectateurs reçus au service de la
médiation des programmes de France 2. Publiée en 2005 dans Réseaux,
cette recherche menée dans le service voisin de celui où nous avons
travaillé confirme certaines de nos propres intuitions sur ces courriers
envoyés par des téléspectateurs plus représentatifs que ce que l’on
pourrait supposer. Selon D. Mehl (2005 : 146), ce courrier « donne à
entendre des impressions partagées plus largement par la masse des
spectateurs [...]. Il est comme l’écume de ce bassin d’audience ». La
question de la citoyenneté, s’exprime sur des questions d’appel au
civisme, d’appel à l’équité du temps de parole, à une représentation
équitable de tous les courants de pensée, dans un langage teinté de
colère ou d’indignation le plus souvent. Pour sa part, G. Soûlez (2005) a
analysé des courriers de téléspectateurs sous l’angle du discours
rhétorique pour proposer une typologie des répertoires de réactions des
publics : le militant, l’usager la victime, le spécialiste.
5 N. Eliasoph (2001 : 111-112) :
« On ne peut qu’être d’accord avec ceux qui affirment qu’un nombre
croissant de gens, à mesure que se distendent les liens qui les
unissaient aux ancrages que constituaient la religion traditionnelle, la
culture locale et les partis politiques traditionnels, éprouvent un
besoin plus profond et plus fréquent [...] d’individualité. Le caractère
démocratique qui était jadis une possibilité politique souhaitable est à
présent une nécessité personnelle et politique ».
6
Enquête statistique menée sur un échantillon de 2 234 messages reçus au
service de la médiation en 2001 et 2002. Nous avons codé
statistiquement plusieurs données observables de ces messages envoyés au
médiateur : notamment le sexe des correspondants, les formules
utilisées pour se présenter ; les signes d’appartenance que les
correspondants livrent sur eux mêmes, mais aussi les objets des messages
(voir tableau I) et les références les plus fréquemment employées par les correspondants pour se justifier.
7
Pour identifier les mouvements collectifs, nous nous fondons sur les
indications explicites données dans le message par les correspondants.
Certains messages parfois ambigus dans la formulation sont également
classés dans les « mouvements collectifs » quand ils sont reçus à
plusieurs reprises sous une forme totalement identique, dans ce cas là,
nous ne les avons comptabilisés qu’une seule fois dans les différents
traitements statistiques.
8 Selon une enquête de V. Goulet (2004), sur 995 messages reçus entre 1999 et 2001 par
le médiateur de la rédaction de France 2, la majorité des
correspondants est issue des classes moyennes et supérieures, alors que
les classes populaires s’expriment moins.
9
L’objet du message est évalué en fonction des remarques faites par le
téléspectateur dans son message. Si le téléspectateur évoque clairement
le traitement de l’information, son message peut être une critique sur
la forme, une critique sur le fond, et, le plus souvent mêle les deux
(critique sur le fond et la forme). Le message est classé comme un
commentaire s’il porte les opinions personnelles du correspondant sur
l’événement d’actualité et comme une prise de position idéologique s’il
porte la marque de doctrines ou d’idées visant à influer sur le
comportement individuel ou collectif. La réaction à chaud émane de
téléspectateurs qui interviennent dans les premières heures d’un
événement pour apporter un témoignage ou une première réaction non
argumentée. L’expertise est évaluée grâce aux termes techniques employés
par le téléspectateur prouvant sa familiarité avec ce qu’il décrit.
10 Les messages peuvent être classés dans plusieurs catégories, d’où un total supérieur à 100 %.
11 Une des tentatives les plus abouties à l’heure actuelle en France est celle de www.agoravox.fr. Sur les sites d’auto-publication, voir V. Jeanne-Perrier et al. (2004).
12
Nous nous autorisons à parler de « communauté maghrébine » dans la
mesure où les messages sur lesquels ont porté cette étude de cas
ponctuelle émanent d’individus qui se revendiquent comme tels. Ces
messages sont au nombre de 109 pour le corpus du 11-Septembre.
13
En attribuant à chaque séquence textuelle une catégorie de classement,
nous avons pu rendre compte de la teneur argumentative d’une partie du
corpus et classer les arguments employés. Dans cette analyse (et celle
du tableau 3), les unités d’enregistrement sont des phrases ou des
morceaux de phrases correspondant à des arguments ou à des idées
développés par les téléspectateurs dans leurs courriers. Le noyau de
sens recherché dans chaque unité d’enregistrement a été déterminé de
manière empirique selon chaque analyse et selon les questions auxquelles
l’étude de cas entendait répondre. L’unité de numération correspond au
nombre d’occurrences relevées, présentées sous forme de chiffres bruts
et de pourcentages calculés ici par rapport au nombre d’arguments
relevés.
14 En majuscules dans le texte original. Courriel (14/09/01).
15
La vigilance démocratique et citoyenne s’exprime sur bien d’autres
sujets qui ne peuvent être développés ici : notamment l’engagement de
centaines de téléspectateurs d’origine malgaches au moment des élections
truquées à Madagascar en décembre 2001, la dénonciation des injustices
de la Charia à l’égard d’une jeune musulmane. On note également des
considérations liées à l’environnement et l’écologie dès cette époque en
réaction à plusieurs sujets diffusés au journal de 20 heures.
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Référence papier
Aurélie Aubert, « D’une prise de parole dans les médias à une prise de pouvoir sur les médias ? Les courriers au médiateur de la rédaction de France 2 », Questions de communication, 12 | 2007, 227-244.Référence électronique
Aurélie Aubert, « D’une prise de parole dans les médias à une prise de pouvoir sur les médias ? Les courriers au médiateur de la rédaction de France 2 », Questions de communication [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 11 avril 2012, consulté le 16 janvier 2014. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/2395Haut de page
Auteur
Aurélie Aubert
Communication information médias
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
aurel.aubert@wanadoo.fr
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
aurel.aubert@wanadoo.fr
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Marc-François Bernier, François Demers et al., Pratiques novatrices en communication publique. Journalisme, relations publiques et publicité [Texte intégral]Laval, Presses de l’université de Laval, 2005, 176 p.Paru dans Questions de communication, 9 | 2006
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Divina Frau-Meigs, Qui a détourné le 11 Septembre ? Journalisme, information et démocratie aux États-Unis [Texte intégral]Bruxelles, De Boeck/INA, coll. Médias Recherches, 2005, 288 p.Paru dans Questions de communication, 9 | 2006