1. Remarques préliminaires
Les journalistes savent, pour la plupart d’entre eux, que
leurs
pratiques ne sont légitimes qu’à l’intérieur de certains
paramètres, les
principaux étant l’intégrité, l’honnêteté et le service du
public qu’ils
Mais les pressions d’ordre politique, économique, social,
affectif
et idéologique influencent quotidiennement les pratiques
journalistiques et ce n’est pas sans dépit que la profession
s’est peu à
peu résignée à se doter de règles déontologiques conformes
aux
principes éthiques et valeurs qui fondent à la fois leur
légitimité
sociale, leurs droits constitutionnels et leur rhétorique
professionnelle.
C’est à cette triple source que les journalistes puisent les
arguments
qu’ils servent par la suite à ceux qui voudraient les
contrôler en
insistant trop sur leurs responsabilités, au détriment de
leurs libertés.
En même temps qu’ils se défendent contre les incursions
d’agents extérieurs voulant contrôler davantage leurs
pratiques, les
journalistes soucieux de leurs droits et devoirs d’informer
n’ignorent
pas la nécessité de veiller eux-mêmes à endiguer les dérives
et à
freiner les dérapages qui résultent des impératifs
économiques des
entreprises de presse, des contraintes de temps qui
s’imposent de plus
en plus avec la télédiffusion en direct d’événements majeurs
et la
mise à jour de sites Internet, quand ils ne sont pas
attribuables à la
poursuite de la notoriété immédiate et monnayable.
L’autorégulation des pratiques journalistiques en Amérique
du
Nord a essentiellement deux sources d’influence qui
convergent
souvent, mais s’opposent parfois. Il y a d’abord le filon
éthique ou
philosophique qui a émergé depuis le début du siècle aux
États-Unis,
mais a rapidement gagné le Canada anglais et ses entreprises
de
presse privées et publiques. Isolé de cette tendance par sa
culture
française et une religiosité particulière qui n’a
heureusement plus
cours, le Québec a résisté longtemps avant de s’inspirer du
courant
anglo-saxon. Ce courant insiste pour que la profession soit
libre de
tout entrave et assume elle-même, sur une base volontaire,
le mandat
de surveillance des pratiques professionnelles.
L’autorégulation est
alors un moyen d’échapper aux pressions externes (juridique,
économique, étatique, idéologique ou religieuse) qui sont
perçues
comme d’inacceptables tentatives de censure à l’égard de la
liberté de
presse.
Il y a aussi une source légale. Dans des pays dotés de
constitutions et de chartes privilégiant les droits
individuels et la
liberté d’expression, la tension est permanente entre ces
droits qui
opposent souvent liberté de la presse et droits des citoyens
à la vie
privée ou à la réputation. Il y a donc intérêt à ne pas
abuser d’une
liberté pouvant contrevenir aux droits d’individus en mesure
de faire
payer chèrement leur négation de la part des médias
d’information.
Cela est d’autant plus vrai depuis quelques années, alors
que les
médias sont sévèrement jugés par les tribunaux et le public
qui les
perçoivent souvent comme des entraves au bon fonctionnement de
la
société. Une façon de contenir les foudres des tribunaux est
sans doute
de se doter de règles déontologiques qui délimitent tant
bien que mal
les pratiques acceptables de celles qui risquent de léser le
public et de
générer des poursuites devant les tribunaux.
A en croire la multitude de poursuites devant les tribunaux
aussi
bien aux États-Unis qu’au Canada et au Québec, il semble que
l’implantation de mécanismes d’autorégulation n’est ni
suffisante ni
satisfaisante pour tous. Il faut cependant faire remarquer
que bien des
entreprises de presse n’ont aucun code de déontologie,
encore moins
d’ombudsman. D’autres, tel le New York Times, ont
farouchement
lutté contre la création de conseils de presse. Au Québec,
ce sont les
médias d’information de l’empire Québécor qui refusent de
contribuer
au financement du Conseil de presse fondé en 1973. Bref,
l’autorégulation ne touche qu’une partie des médias
d’information et
chacun y accorde plus ou moins d’importance, selon les
enjeux du
moment. Cela ne suffit pas à empêcher les dérapages
médiatiques
dont l’ampleur échappe de moins en moins au regard des
citoyens et
des tribunaux.
Du reste, les enquêtes scientifiques et les sondages qui
cherchent
à connaître l’opinion des publics relativement aux médias
d’information font constamment état du mécontentement des
citoyens,
même si dans bien des cas ce mécontentement est dû à des
décisions
éditoriales et non à des carences déontologiques ou
éthiques1. Le
public américain désire néanmoins que les entreprises de
presse se
dotent de moyens d’échanger avec le public sur des questions
d’équité
et d’éthique professionnelle. Il souhaite aussi que la
fonction de
service public des entreprises de presse passe avant la
recherche de
profits. L’enquête révèle aussi que 58 % des répondants
croient que
les journalistes sont plus intéressés à faire valoir leurs
opinions dans
leurs comptes rendus qu’à faire du travail équitable et
impartial, et
57 % des citoyens (72 % des politiciens et 38 % des
journalistes
interrogés) croient que les journalistes ne sont pas plus
honnêtes que
les politiciens qu’ils critiquent.
Un sondage réalisé en 1994 pour le Forum Magazine2 révélait
notamment que le public reproche l’insensibilité des
journalistes face
à la douleur des victimes d’événements malheureux (82 % des
répondants), et la trop grande importance accordée à la vie
privée des
élus (75 %). L’abus du recours aux sources anonymes est
critiqué par
58 % des répondants1. Peter Desbarats2 évoque quant à lui un
sondage
réalisé en 1987 selon lequel la majorité de la population
canadienne
estime que les médias font un effort conscient afin
d’influencer ou de
biaiser l’opinion publique. Près de la moitié des répondants
estimaient
que le biais des médias constituait un problème sérieux (12
%) ou
assez sérieux (37 %) et près du tiers (31 %) des répondants
indiquaient qu’ils supporteraient une réglementation
gouvernementale
visant à garder les médias honnêtes et objectifs. Cependant,
Levine
cite un sondage Macleans/Decima de novembre 19903 selon
lequel
une majorité de Canadiens considéraient comme assez
rigoureuse la
couverture médiatique des événements, croyaient que les
médias les
aidaient à comprendre ces événements et qu’ils n’étaient pas
responsables du cynisme présent au Canada. L’humeur du
public
serait donc, elle aussi, matière à recherche afin de mieux
comprendre
certaines contradictions apparentes.
Ce que cette vague de mécontentement nous indique, c’est que
l’autorégulation ne saurait être qu’un procédé superficiel,
une tactique
visant simplement à se donner bonne conscience. Le public
doit avoir
des raisons objectives de croire que les médias sont en
mesure de se
prendre en main et de le protéger contre les excès d’une
minorité de
journalistes douteux. Une telle conviction se refléterait
sans doute sur
l’appréciation générale des citoyens au sujet des
journalistes.
2. Survol des principaux mécanismes
d’autorégulation en Amérique du Nord
Dans la présente section, je m’appliquerai à évoquer
certains
avantages et certaines limites, certains espoirs et certaines
craintes
reliées aux principaux mécanismes d’autorégulation. Ces
propos
éclaireront mieux les sections trois et quatre qui
constituent une
réflexion et une approche plus personnelle de ces questions.
2.1. Conseils de presse
Il n’y a que quelques conseils de presse en Amérique du
Nord.
Aux États-Unis, le plus connu est certes celui du Minnesota.
Au
Canada, on en retrouve dans plusieurs provinces (Colombie
Britannique, Provinces Maritimes1, Ontario et Québec). Une
tentative
plus récente de créer un conseil de presse dans l’État du
Kentucky a
été un échec parce que cela impliquait une mise de fonds de
un
million de dollars américains2. On connaît aussi la triste
fin du
National News Council des États-Unis, fondé en 1973 et aboli
en
1984 faute de ressources financières et de soutiens majeurs
de la part
de médias tels le New York Times, le Chicago Tribune et le
réseau de
télévision NBC. Certains auteurs, dont Desbarats, sont
d’avis qu’une
des faiblesses du NNC a été sa timidité à émettre des
commentaires
critiques à propos des grands propriétaires de médias,
conjuguée à un
manque de notoriété3. Au Canada, il faut noter que si le
Conseil de
presse du Québec est constamment à court de moyens
financiers, il
jouit d’un appui certain chez les patrons de la presse qui y
siègent,
tandis que celui de l’Ontario a vu son membership passer de
10 à 35
membres de 1982 à 1983, alors que la question de la
concentration de
la presse préoccupait le gouvernement fédéral4.
Bien que des représentants du public y soient souvent présents,
on peut considérer que les conseils de presse sont une forme
d’autorégulation lorsqu’ils résultent d’une initiative
volontaire des
milieux de la presse face à des menaces réelles ou
appréhendées
d’intervention étatiques, ce qui a été le cas au Canada 5.
Malheureusement, les conseils de presse souffrent d’un réel
manque de visibilité, quand ce n’est pas d’une faible
autorité morale
auprès du public comme des journalistes et des entreprises
de presse.
Selon l’ex-directrice du quotidien Le Devoir, Lise Bissonnette,
le
CPQ a “démontré les limites de la bonne volonté. Ses
jugements n’ont
qu’une influence très limitée, quand ils ne sont pas bafoués
et tournés
en dérision par ceux qu’ils visent le plus souvent”1. Mais
il faut
signaler certaines considérations des opposants aux conseils
de presse.
Selon une étude, la majorité des gestionnaires de presse des
États-
Unis craignent que les individus aient recours aux conseils
de presse
afin d’attirer sur eux l’attention du public, et ce aux
dépens des
médias en cause 2. Bien entendu, ils sont nombreux à
craindre que ces
conseils attaquent la liberté de la presse et menacent en
quelque sorte
le principe de l’indépendance des journalistes3. D’autres
craignent
également que les conseils en viennent, un jour ou l’autre,
à se lancer
dans la chasse aux sorcières, comme l’a constaté le
journaliste Casey
Bukro quand il a commencé à faire la promotion de conseils
de presse
locaux aux États-Unis4. D’autres ont peur de voir les
normes, les
règles de conduite et même les décisions des conseils de
presse être
reprises par les tribunaux dans des jugements impliquant des
entreprises de presse.
De façon encore plus fondamentale, il y a une objection qui
porte
sur la manière dont certains conseils de presse abordent les
questions
de déontologie, soit le mode jurisprudentiel qui représente
“une
rupture radicale entre l’éthique et la déontologie. En
effet, les
décisions... si justes qu’elles puissent sembler, obéissent
à la
technique des précédents d’après laquelle on inférerait
d’une série de
décisions, cas par cas, un certain nombre de principes. Or,
cette
approche est étrangère à l’éthique et à la morale, puisque
l’on doit
attendre de ces dernières qu’elles prédéterminent des
décisions, plutôt
que d’en résulter”5. D’autres chercheurs ont aussi mis en
évidence la
faiblesse des conseils de presse jurisprudentiels, tel le
Conseil de
presse du Québec, qui n’ont pas réussi à mettre
systématiquement à
jour les principes et valeurs qui sous-tendent leurs
décisions et font
preuve d’impressionnisme, de confusion ou de contradictions
dans
leurs jugements1.
2.2. Ombudsman
Les ombudsmen constituent une autre réponse de la profession
à
la nécessité de prendre en charge la surveillance de ses
dérapages,
mais ces acteurs sont encore très peu nombreux. Aux
États-Unis, ils
sont seulement 34 alors qu’on retrouve 1 500 quotidiens, et
ils ne sont
que quelques-uns au Canada, dont ceux des réseaux anglais et
français
de la Société Radio-Canada. Le quotidien anglophone de
Montréal,
The Gazette, en avait un mais il n’a pas été remplacé depuis
plus d’un
an. Selon
l’ONO (Organization of News Ombudsmen), il y aurait 96
ombudsmen dans 14 pays, dont quatre au Canada (incluant les
deux
de la Société Radio-Canada/Canadian Broadcasting
Corporation).
Le rôle de l’ombudsman ne fait pas l’unanimité. Pour
certains, sa
fonction de chien de garde devrait plutôt être assumée par
les
gestionnaires des salles de rédaction, rapporte David Shaw
du Los
Angeles Times2. D’autres les accusent d’être des critiques
superficiels
à la solde des organisations qui les emploient et leur
imposent des
limites à ne pas franchir. On a ainsi accusé Richard
Harwood, premier
ombudsman du Washington Post en 1970, d’être un tiède
critique du
Post et, surtout, de se porter à la défense de la direction
de ce
quotidien3.
On lui reproche aussi d’intervenir après le dérapage
déontologique au lieu de le prévenir, quand ce n’est pas de
s’en tenir
généralement à expliquer aux lecteurs la politique du
journal qu’ils
n’ont pas le pouvoir de modifier4.
En tenant compte du nombre restreint d’ombudsmen ainsi que
des limites de leur pouvoir, on peut partager l’avis de
Boeyink selon
1 D.
PRITCHARD, “The Role of Press Councils…”, op. cit., p. 76. U. DESCHENES,
L’insoutenable légèreté du discours. L’analyse de la jurisprudence
du Conseil de
presse du Québec, mémoire de maîtrise, Département
d’information et de
communication, Faculté des Arts, Université Laval, 1996, 101
pages.
qui le recours aux ombudsmen a eu un impact marginal au
niveau de
l’imputabilité1 des médias d’information, surtout du fait
que ce poste
implique des coûts importants qui ne peuvent être assumés
par tous
les journaux. Il ajoute que plusieurs des ombudsmen en
fonction aux
États-Unis en 1994 étaient davantage des chroniqueurs des
plaintes du
public que de véritables défenseurs des lecteurs ou de vrais
critiques
des médias2. Desbarats rapporte une étude américaine menée
auprès
de 32 ombdusmen selon qui les dirigeants ne veulent pas
avoir un
ombudsman puissant qui s’exprimerait au nom des lecteurs car
cela
pourrait affecter le moral des troupes, mais ils ne veulent
pas non plus
d’ombudsman faible exprimant seulement le point de vue de
l’entreprise, car cela ne serait qu’un simple exercice de
relations
publiques. Desbarats fait aussi état d’une enquête canadienne
réalisée
en 1986 auprès de journalistes du Toronto Star et du
quotidien
montréalais The Gazette qui a montré que la fonction
d’ombudsman
suscite des réactions différentes parmi les journalistes.
Ceux de la
Gazette (46 %) estimaient que l’ombudsman n’était pas très
utile dans
leur pratique quotidienne contre 35 % au Star. La moitié des
journalistes de la Gazette étaient d’accord pour dire que
l’ombudsman
était incapable de vraie indépendance contre 28 % au Star.
Dans les
deux journaux, quatre journalistes sur cinq étaient d’accord
pour dire
que l’ombudsman était utile pour les lecteurs, mais ils
étaient 67 % au
Star et 32 % à la Gazette à dire qu’il pouvait leur être
utile3. Il faut
aussi signaler des cas où l’ombudsman a eu maille à partir
avec son
employeur : dans un cas, l’ombudsman a préféré démissionner
plutôt
que de soumettre son avis à ses supérieurs avant
publication, dans
l’autre cas l’ombudsman croit que l’élimination de sa
fonction est due
à son activisme en faveur du public4.
L’ombudsman, qui assume une fonction de contrôle de la
qualité
de l’information, peut pourtant exercer une influence
positive sur les
journalistes, surtout auprès des jeunes. On peut aussi le
considérer
comme une personne ressource supervisant le travail
journalistique,
en espérant que son intervention préviendra le journalisme
erratique
ou frivole qui constituent des menaces à long terme pour la
presse et
la démocratie1. En ce sens, il pourrait instaurer dans la
salle de
rédaction une tradition de dialogue portant sur l’éthique et
la
déontologie du journalisme2. En permettant au public de
faire
connaître ses doléances, et s’il enquête sérieusement à leur
sujet, il ne
fait pas de doute que l’ombudsman contribue positivement à
l’imputabilité recherchée par tout mécanisme d’autorégulation
crédible.
Je ne veux pas passer sous silence le rôle positif que
certains
ombudsmen ont eu à la suite de la campagne électorale
présidentielle
de 1992. Une étude réalisée aux États-Unis3 révèle que les
plaintes du
public ont été prises en compte quand elles étaient
considérées comme
légitimes. Par exemple, certains journaux ont accordé une
plus grande
attention à l’espace accordé aux différents candidats, un
autre a
augmenté l’espace réservé aux commentaires des lecteurs, un
autre a
publié une grille horaire des présences des candidats à la
télévision,
un autre s’est montré plus attentif aux titres tandis qu’un
dernier
journal a retiré un chroniqueur de sa première page après
les
élections4. Les auteurs de la recherche sont d’avis que si
les
ombudsmen n’ont pas le pouvoir de changer eux-mêmes les
choses,
ils ont une influence certaine pouvant induire des
changements dans la
couverture des événements et la présentation des
informations. Ces
changements étant en faveur de l’équité et de l’équilibre
dans la
couverture.
2.3. Métajournalisme
Le métajournalisme constitue peut-être la voie
autorégulatrice la
plus en vogue actuellement. Je nomme métajournalisme ce que
les
anglo-saxons appellent media critics. Il s’agit
essentiellement
d’aborder de manière journalistique la question des
pratiques des
journalistes et des entreprises de presse. Tout y passe :
conflit
d’intérêts, procédés clandestins, manque de rigueur des
informations
diffusées, non respect de la vie privée, etc. Dans cette
dynamique, les
médias rapportent de plus en plus les dérapages de leurs
concurrents
et font souvent une autocritique quand la situation l’exige.
De plus, on
fait constamment référence aux attentes du public,
présupposées ou
documentées, afin de légitimer la critique exercée. Cette
façon de
procéder rend d’autant plus légitime le métajournalisme que
celui-ci
doit affronter méfiance et vives contestations au sein d’une
profession
qui a tendance à qualifier de “chasseurs de sorcières” ceux
qui
exercent à son endroit la même vigilance qu’exercent les
journalistes
à propos d’autres institutions sociales publiques, privées
et
communautaires. On sait que les réflexes journalistiques
sont souvent
valorisés en Amérique du Nord, mais que la réflexion et
l’autoréflexion critique sont des attitudes intellectuelles
considérées
avec suspicion, sans doute parce qu’on les assimile aux
critiques
provenant d’individus et de groupes qui cherchent parfois à
museler la
presse. Chez les journalistes, on a quelque peine à admettre
que
certaines récriminations provenant de sources aux
motivations
douteuses puissent néanmoins être fondées. Selon Bacon, les
membres du “4e pouvoir” ignorent souvent ou discréditent les
critiques externes, sans égard à leur validité, en invoquant
les
protections constitutionnelles, avec arrogance parfois.
Lorsque les
critiques proviennent de la profession, les réactions sont
différentes
car les commentaires sont plus difficiles à écarter ou
ignorer1.
Au Los Angeles Times, David Shaw exerce sa fonction de
critique des médias depuis 1974 et son patron de l’époque,
William
Thomas, l’avait averti de se trouver des amis en dehors de
la
profession, car il perdrait rapidement ceux qu’il y avait.
Une enquête
réalisée en 1995 a révélé que des collègues de Shaw ont eu à
son
endroit des réactions que Bacon qualifie d’hystériques,
certains
refusant même de collaborer à son travail en rejetant les
demandes
d’entrevue2. Je me permets ici une note plus personnelle en
ajoutant
qu’à titre de critique du travail journalistique au Québec
j’ai aussi dû
subir les foudres de mes pairs, collègues aussi bien
qu’employeur. Les
courriéristes parlementaires de l’Assemblée nationale du
Québec ont
même déjà manoeuvré pour m’empêcher de prononcer une
conférence
lors d’un colloque sur les médias et les parlementaires,
menaçant de
boycotter l’événement.
Malgré tout, il ne se passe plus un grand événement
médiatisé
qui ne donne prise à l’analyse et la dénonciation des excès
médiatiques, ce qui est considéré comme une bonne chose par
certains2. Le cas le plus évident de l’année 1998 a certes
été l’affaire
Lewinsky-Clinton. Mais on a vu aussi ces questionnements
lors du
décès de Lady Di et il fait maintenant partie de la
couverture des
grandes campagnes électorales aux États-Unis et au Canada,
même si
cette autocritique n’est pas encore l’apanage de la majorité
des
entreprises de presse.
Le métajournalisme aura un effet important sur les pratiques
journalistique dans la mesure où ses dénonciations et
analyses seront
basées sur les règles déontologiques et critères éthiques
reconnus, et
non sur des grilles d’analyses contaminées par les intérêts
partisans,
idéologiques et économiques de leurs auteurs.
Le métajournalisme a également ses “vedettes”, tels David
Shaw
du Los Angeles Times, ou Howard Kurtz du Washington Post. Il
a son
temps d’antenne à CNN, ses sites internet, ses revues de
toutes
tendances idéologiques (CJR, AJR, Brill’s Content, Forbes
Media
Critic, FAIR, etc.). Au Québec, on a vu ces dernières années
les deux
grands quotidiens de langue française, La Presse et Le
Soleil de
Québec expliquer davantage à leurs lecteurs certaines de
leurs
décisions rédactionnelles. Même si cet exercice
d’autocritique est
assez timide, il témoigne d’un besoin de rétablir la
communication
chez ces quotidiens dont le tirage a considérablement
diminué depuis
plusieurs années, en raison de la concurrence vive de la
télévision et
des quotidiens populaires de Québécor.
Le métajournalisme doit aussi s’alimenter des résultats de
la
recherche scientifique. L’analyse sociologique des pratiques
journalistiques ou l’évaluation normative de celles-ci ne
doivent pas
être cantonnées dans les revues savantes. Les scientifiques
ont un
devoir de service public, également, et ils devraient
faciliter la
communication des résultats de leurs démarches.
Le métajournalisme a bien entendu ses limites. Par exemple,
celle formulée par Alter1 selon qui le problème fondamental
est que la
critique s’exerce en vertu de certaines normes du
journalisme, mais
que ces mêmes normes ne sont jamais mises en doute. D’autres
font
valoir que la vigueur d’une telle critique interne est
laissée à la merci
des propriétaires de médias, notamment dans les journaux où
le
métajournalisme s’exercerait surtout aux dépens de la
production
télévisuelle, rarement à propos de l’écrit2. Les éditeurs du
Media
Studies Journal affirmaient, en 1995, que seulement deux des
cinq
grands quotidiens nationaux des États-Unis (Los Angeles
Times et
Washington Post) ont établi une véritable tradition de
critique des
médias, alors que les magazines auraient un meilleur dossier
en
matière de commentaires et de reportages sur les médias, les
réseaux
de télévision arrivant loin derrière 3. La cablodistribution
et la radio,
avec ses animateurs parfois démagogues, ont fait des progrès
en
matière de critique des médias, malgré le biais idéologique
qu’on peut
souvent y déplorer.
Une attaque récurrente à l’endroit du métajournalisme, mais
qui
est également reprise pour s’opposer à toutes formes
d’autorégulation
et d’hétérorégulation, consiste à en appeler au verdict du
public. La
croyance largement répandue chez les journalistes en une
infaillibilité
du jugement populaire suffit souvent à rejeter toute forme
de critique
interne ou externe dans la mesure où les tirages et les
cotes d’écoute
se maintiennent ou augmentent. Néanmoins, lorsque ces
indices sont à
la baisse, les médias cherchent des solutions liées à la
mise en marché
ou à la présentation de contenus différents. Rarement a-t-on
entendu
un gestionnaire affirmer qu’il allait redresser ses ventes
ou ses cotes
d’écoute en incitant ses journalistes à mieux observer les
normes
professionnelles reconnues.
En somme, on fait appel au public pour ignorer ces
considérations éthiques et déontologiques lorsque les
affaires vont
bien, mais quand la situation se dégrade, on trouve d’autres
excuses
pour toujours ignorer ces considérations. Ce qui conduit
d’autant plus
à croire que les préoccupations liées à la critique des
pratiques
journalistiques doivent d’abord relever du droit du public à
une
information de qualité, complète et impartiale, plutôt qu’à
gonfler les
revenus publicitaires ou de vente, bien que cette dernière
éventualité
ne soit nullement à dédaigner, bien au contraire. L’impact
de ces
questions professionnelles sur la situation économique des
entreprises
de presse pourrait cependant se faire ressentir si la
critique de certains
médias devient telle que le public, dorénavant informé de
ces
dérapages, en vient à modifier ses habitudes d’achat et
d’écoute afin
d’exprimer son mécontentement. C’est peut-être l’hypothèse
d’un
public bien informé au sujet de ceux qui prétendent
l’informer qui
alimente les craintes des propriétaires, gestionnaires et
praticiens des
entreprises de presse, face au métajournalisme.
Du reste, le public nord-américain souhaite de plus en plus
être
informé sur les pratiques journalistiques1. Un sondage
réalisé en 1996
auprès de 3 000 Américains révèle, par exemple, que 79 % des
répondants demandent aux journalistes d’accorder plus de
couverture
à leurs propres erreurs. Cette opinion est encore plus
révélatrice du
jugement populaire sur les médias quand on ajoute que 85 %
des
répondants sont d’accord avec le principe de créer un
conseil de
presse national et sont favorables à une loi qui imposerait
la norme de
l’équité (fairness doctrine) afin d’assurer une couverture
équilibrée de
tous les points de vues relatifs à une controverse ; 70 %
sont
favorables à des amendes légales pour punir les reportages
biaisés ou
manquant de rigueur ; 53 % supportent l’idée d’obliger les
journalistes à détenir un permis pour travailler ; 50 % sont
favorables
à une réforme de la loi qui faciliterait les poursuites pour
les cas de
diffamation2.
La résistance du milieu médiatique au métajournalisme semble
pourtant contraire à l’intérêt public car il “serait certainement
profitable à l’ensemble de la population de connaître
certaines des
méthodes et des priorités de la presse, les contraintes,
organisationnelles ou autres, auxquelles elle est soumise et
le rôle
politique qu’elle assume en tant que véhicule de l’expression
publique”1. Au Canada, après avoir observé que peu de médias
s’interrogent sur leurs méthodes de couverture électorale,
des
chercheurs ont recommandé au gouvernement canadien
d’encourager
“l’auto-évaluation des médias, particulièrement en rapport
avec les
conséquences politiques découlant d’un cynisme accru et
d’analyses
manquant de profondeur au cours d’une campagne électorale”2.
D’autres ont recommandé que le rôle des médias dans le
processus
électoral soit mieux expliqué aux citoyens, notamment en
demandant
aux journalistes de mieux faire connaître les coulisses du
journalisme
et les tentatives de manipulation politique qui s’y
déroulent3.
3. Fondements normatifs et scientifiques
de l’autorégulation
Il me semble important d’aborder maintenant la question des
fondements théoriques, normatifs et scientifiques de
l’autorégulation.
Cette approche ne vise pas à chasser définitivement le
doute, mais
bien à échapper au relativisme moral d’un postmodernisme
voulant
que toutes les raisons d’agir aient la même valeur morale ou
soient
basées sur des différences qu’il suffit d’accepter sans les
discuter. Si
l’autorégulation doit échapper à un piège, c’est bien à
celui qui
conduit à nier la valeur des principes fondamentaux de
l’éthique et de
la déontologie du journalisme : intégrité, imputabilité,
impartialité,
recherche rigoureuse et diffusion de la vérité, service
prioritaire, voire
exclusif de l’intérêt public, etc. On peut certes discuter
ferme sur
l’acception précise de chacun de ces termes, mais la difficulté
de la
tâche ne justifie pas qu’on les ignore ou qu’on puisse en
nier la portée
pragmatique dans les comportements professionnels
quotidiens. En
somme, la critique des médias ne peut pas, ne doit pas être
arbitraire,
impressionniste. Elle doit reposer sur de solides socles.
3.1. L’autorégulation ne doit pas exister en dehors de
fondements théoriques
Il me semble fondamental de soutenir le postulat voulant que
l’autorégulation n’échappe pas à l’exigence de se prévaloir
de
fondements théoriques explicites. Par exemple, la critique
de certaines
pratiques journalistiques –telle l’obsession des aspects
stratégiques de
la couverture électorale (horse race) au détriment des
enjeux (issues),
ou encore l’insistance accordée à la personnalité des
acteurs sociaux
importants au détriment de leurs idées ou programmes
politiques–
doit s’exercer en fonction de certains postulats ou
principes, qu’ils
soient politiques, philosophiques ou autres. L’important ici
étant
d’offrir le cadre d’analyse de la critique de ces pratiques
afin d’éviter
les commentaires ad hoc et impressionnistes, voire
corporatistes, qui
caractérisent malheureusement trop souvent les jugements
portant sur
le journalisme.
Cela exige certes un travail intellectuel toujours exigeant,
parfois
douloureux, alors que notre désir premier se résume souvent
à vouloir
infliger une correction morale à ceux qui émettent des
opinions
contraires à nos croyances qui sont toujours les meilleures,
c’est bien
connu ! Analyser et critiquer les pratiques journalistiques
est un
exercice dont la fécondité relève en bonne partie du système
de
valeurs et de la hiérarchisation de ces dernières, ce qui
permet au
critique de tenir compte des biais, des avantages et des
limites de son
poste d’observation.
Au-delà des aspects théoriques, il faut aussi prêter
attention à la
dimension méthodologique de l’autorégulation qui constitue
sur le
plan pratique un précieux gage contre les décisions
arbitraires, les
double standards et les jugements aberrants. La démarche
adoptée
pour analyser une situation et porter un jugement compte
tout autant
que la validité des notions théoriques retenues. Par
exemple, la
démarche méthodologique ne peut pas faire l’économie des
règles
généralement reconnues de l’argumentation valide (éviter les
généralisations hâtives, se méfier des exemples atypiques,
éviter les
attaques ad hominem, recourir avec prudence aux appels aux
conséquences, etc.). Elle doit aussi baser ses analyses et
critiques sur
une recherche rigoureuse des règles déontologiques, des
valeurs
morales et professionnelles ainsi que des principes éthiques
pertinents
au cas étudié, ce qui évitera les jugements aussi lapidaires
qu’injustes.
3.2. Les principaux fondements normatifs
On l’a vu, l’autorégulation repose sur des fondements
théoriques
et pratiques, mais il faut aussi y adjoindre des fondements
normatifs et
scientifiques. Je me limiterai ici à discuter des codes de
déontologie
qui constituent, à mon avis, la principale source de
fondements
normatifs du journalisme. La question des fondements
scientifiques
sera abordée par la suite.
3.2.1. Les codes de déontologie
Il n’est pas inutile de rappeler les principales fonctions
des codes
de déontologie qui dictent les règles de conduite des
journalistes à
l’égard de leurs sources d’information, de leurs collègues,
de leur
employeur et du public qu’ils affirment servir. Les codes
servent à
sauvegarder la crédibilité des journalistes, protéger
l’image de la
profession, en valoriser le caractère professionnel,
protéger le public
contre les pratiques pouvant lui être nuisibles, protéger la
profession
contre les interventions de tiers (l’État surtout) ainsi que
protéger les
journalistes contre les décisions arbitraires des
employeurs.
Mais il faut aussi reconnaître trois arguments soutenus par
les
adversaires des codes de déontologie. Il y a premièrement
leur rigidité
qui inhiberait le jugement personnel des journalistes en
voulant s’y
substituer. Deuxièmement, les codes sont souvent établis à
partir de
règles de conduite trop floues ou trop générales. Troisièmement,
les
codes pourraient être utilisés contre les journalistes et
les entreprises
de presse dans le cadre de procédures judiciaires. Ces
arguments ne
constituent pas un frein à l’élaboration de codes, mais sont
des balises
dont il faut tenir compte, car il existe des solutions aux
deux
premières objections, quant à la troisième, elle a des
relents de
corporatisme qu’il est toujours préférable d’éviter, les
journalistes
étant des justiciables au même titre que les autres acteurs
sociaux.
Il faut par ailleurs avoir des attentes réalistes quant à
l’impact des
codes de déontologie sur les comportements réels. Leur bilan
n’est
pas universellement positif, certains ne contenant aucune
sanction
pouvant susciter l’imputabilité des journalistes, d’autres
tombant dans
l’oubli peu après leur adoption et on a même observé que
plusieurs
journalistes travaillent sans le savoir pour des médias qui
possèdent
un code de déontologie1. Les études ne sont par ailleurs pas
catégoriques quant à l’influence des codes sur les pratiques
des
journalistes. Certains chercheurs ont pu observer une telle
influence2
alors que d’autres ont été incapables de montrer des
différences
mesurables entre les journalistes soumis à de tels codes et
ceux qui ne
l’étaient pas, face à des cas hypothétiques3. Au terme de
son étude
comparative de trois quotidiens américains, Boeyink conclut
qu’il faut
analyser la valeur des codes autant par leur contenu que par
le climat
de la salle de rédaction où ils s’appliquent. Il estime que
les codes ont
une influence sur les pratiques dans la mesure où ils sont
pris au
sérieux par l’organisation de travail, où les journalistes
sont
encouragés à s’y référer par leurs supérieurs ou par une
culture
favorisant les discussions portant sur l’éthique et la
déontologie
professionnelle4. Les gestionnaires de médias sont pour leur
part
inégalement doués pour aborder ou susciter de telles
discussions
professionnelles, ce à quoi fait référence la distinction
entre intention
éthique et compétence éthique 5.
La présence de codes fait toutefois la différence en matière
de
sanctions car plus de journalistes sont réprimandés ou mis à
pied pour
des transgressions à l’éthique et à la déontologie
professionnelle dans
les organisations possédant un code que dans celles n’en
possédant
pas, ce qui témoigne à nouveau de l’importance d’un
environnement
favorable à ces questions6. Les médias où on observe une
sensibilité
aux questions éthiques ont certaines des caractéristiques
suivantes :
les gens en autorité montrent leur attachement à des normes
élevées,
les entreprises ont des normes claires et articulées, les
discussions à
propos de sujets controversés sont encouragées dans la salle
de
rédaction, car les bonnes décisions émergent souvent de
salles où la
culture encourage les débats et les réflexions relativement
à des
situations controversées1.
3.2.2. Les principes et valeurs en jeu
Il ne suffit pas de se doter d’un code de déontologie. Il
faut
s’assurer de sa compatibilité avec les valeurs et principes
professionnels qui font consensus, ce qui implique un
laborieux
travail de recherche documentaire afin de mettre à jour ces
principes
et valeurs. Cela permet essentiellement trois choses qui
sont les
suivantes : rédiger des règles déontologiques claires,
expliquer leurs
fondements et offrir des critères dérogatoires. Cela nous
donne des
codes de déontologie de seconde génération, soit ceux qui
admettent
que les règles déontologiques ne s’appliquent pas à toutes
les
situations, en tout temps. Cela permet aussi de faire face
aux deux
objections évoquées plus haut quant à la rigidité ou au flou
des règles
déontologiques.
Il faut rappeler ici l’existence de deux conditions
capitales à
l’existence des codes : la reconnaissance par les pairs et
la
représentativité des valeurs dominantes2. Il importe, par
exemple, que
normes professionnelles et réalité ne soient pas en
conflit3. Les codes
doivent refléter les valeurs des journalistes car un
“principe dont il
serait impossible de montrer qu’il serait délibérément et en
toute
connaissance de cause choisi par un groupe d’individus, n’a
aucune
chance d’être mis en pratique”4.
3.2.3. La possibilité de déroger aux règles en vertu de
“bonnes
raisons” par opposition à la transgression arbitraire
En plus d’énoncer des règles claires et précises, il faut les
accompagner d’un guide de réflexion qui permettra aux
journalistesd’évaluer, selon les situations, s’il convient de se conformer ou
de
déroger à la règle déontologique. En offrant un tel code,
doté de
critères de réflexion, on rétablit le lien entre la réflexion
éthique et les
règles de conduite qu’elle a générées et on lui confère la
souplesse qui
a souvent fait défaut par le passé.
Il faut insister ici sur le fait que les dérogations doivent
être
justifiables en vertu des valeurs professionnelles reconnues,
ce qui
exclut toute tentative de justification de transgressions en
fonction
d’intérêts personnels et particuliers incompatibles avec
l’intérêt
public, la vérité et les autres valeurs reconnues par la
profession.
Le code de déontologie de la Society of Professional
Journalists,
aux États-Unis, et le Guide de déontologie de la Fédération
professionnelle des journalistes du Québec, sont de bons
exemples de
codes souples et rigoureux, qui fournissent à la fois des
règles claires
et des critères de réflexion éthique qui aident les
journalistes à prendre
de façon rationnelle des décisions ne s’éloignant pas en
principe des
valeurs et principes reconnus.
Dans le cas du recours aux sources anonymes, par exemple, on
reconnaît que la règle déontologique est que les
journalistes doivent
citer leurs sources. Le fondement de cette règle est que
cela permet au
public d’évaluer à la fois la crédibilité et la compétence
de ces sources
d’information, en plus de confirmer que les affirmations
diffusées ne
sont pas des commentaires déguisés du journaliste lui-même.
Mais le
Guide reconnaît l’existence de situations particulières et
soumet les
critères de réflexion suivants aux journalistes qui
voudraient déroger à
la règle déontologique : l’information est importante et il
n’existe pas
d’autres sources identifiables pour l’obtenir (dernier
recours),
l’information sert l’intérêt public, la source qui désire
l’anonymat
pourrait encourir des préjudices si son identité était
dévoilée
(protection contre les représailles). On ajoute que le
journaliste devra
expliquer les motifs pour lesquels il accorde l’anonymat et
décrire la
source le plus possible, sans conduire à son identification,
afin que le
public puisse apprécier le plus possible sa compétence, ses
intérêts et
sa crédibilité.
Des démarches similaires sont offertes en ce qui concerne
d’autres thèmes majeurs : les procédés clandestins de
cueillette
d’information, les reconstitutions et mises en scène, le
respect de la
vie privée et les conflits d’intérêts notamment.
La démarche de recherche de fondements et d’élaboration d’un
code devra être suivie de longues et parfois douloureuses
MARC-FRANÇOIS BERNIER 66
délibérations au sein de la profession afin de s’assurer que
le code
proposé reflète réellement les valeurs de la majorité. Il
faudra
cependant constamment garder à l’esprit que les règles ne
visent pas à
apporter une caution morale à des pratiques douteuses ou
inacceptables. La tentation sera parfois forte de tenter de
mutiler
certains principes, certaines valeurs afin d’éviter des
conflits
importants au sein de la profession, mais un sain débat
orienté
constamment sur les devoirs de la profession devrait venir à
bout d’un
grand nombre d’obstacles et de réticences.
C’est au prix de la validité et de la rigueur des fondements
normatifs que l’autorégulation du journalisme sera légitime
et
appropriée. Tenter de faire cette économie nous condamne à
errer
dans les limbes de l’impressionnisme, des doubles standards,
des
confusions plus ou moins volontaires et des indignations
sélectives
qui minent la légitimité et la crédibilité de la presse dans
nos sociétés
pluralistes mais exigeantes qui tolèrent de moins en moins
de telles
attitudes discriminatoires.
3.3. Les principaux fondements scientifiques
Outre les fondements normatifs qui insistent sur les
valeurs, les
principes et la réflexion éthique, l’autorégulation du
journalisme doit
prendre appui sur la connaissance scientifique dont les
trois
principaux points d’ancrage sont : la recherche sur les
pratiques
journalistiques, la recherche philosophique, surtout en ce
qui concerne
la méta-éthique qui questionne les fondements éthiques de la
déontologie professionnelle et la recherche visant à mieux
connaître
les attentes et perceptions du public en général ou de
publics
particuliers (ordres professionnels, groupes sociaux, etc.).
La recherche scientifique relative aux pratiques
journalistiques a
pour objectif de mieux documenter ces dernières, mais aussi
de mieux
comprendre la rationalité des acteurs. Il me semble qu’une
meilleure
connaissance des pratiques réelles, de leurs avantages et
inconvénients, enrichit le débat et assure un processus
d’autorégulation plus rigoureux. La publication de
recherches
spécifiques au journalisme –mais aussi leur diffusion
vulgarisée au
besoin– alimente les débats professionnels et évite qu’ils
ne se perdent
dans les ornières idéologiques sans relation avec la
réalité. En somme,
avant de critiquer certaines pratiques et d’adjoindre les
journalistes à
les modifier, encore faut-il s’assurer de l’existence réelle
de ces
pratiques comme de leur importance. Ceci permet encore une
fois de
chasser le subjectivisme débridé qui contamine sérieusement
bon
nombre de débats professionnels. Il faut chercher à
substituer
l’anecdote et l’observation fortuite par l’analyse et
l’observation
systématique, ce que permet la méthode scientifique.
La recherche philosophique peut quant à elle prendre ses
matériaux dans l’étude des valeurs et principes en jeu, ou
encore dans
l’élaboration de modèles de résolution de dilemmes éthiques.
Mais
elle doit aussi tenir compte des matériaux empiriques
obtenus par la
quête scientifique afin d’éviter de “penser à vide”. Elle
permet, par
exemple, de poser des jugements fondés en raison quant à
certaines
pratiques observées, mais aussi de comparer ces dernières
aux règles
déontologiques en vigueur dans différentes sociétés, ou
encore de
suggérer de nouveaux critères de réflexion éthique qui
pourraient être
pris en compte par les journalistes lorsqu’ils font face à
des situations
exceptionnelles.
Une importante contribution de la philosophie consiste
souvent à
clarifier des notions fréquemment galvaudées, menant ainsi
une lutte à
la confusion conceptuelle qui malmène souvent la qualité des
débats.
C’est, par exemple, ce que Gauthier réalise au Québec quand
il nous
fournit un éclairage significatif sur les types d’objection
soulevées
face au concept d’objectivité journalistique1. Dans une
perspective
sociologique, afin de tenter d’atténuer la confusion qui
règne en la
matière, j’ai fait un travail similaire de catégorisation en
ce qui
concerne les différentes règles de conversation entre les
journalistes et
leurs sources d’information quand j’ai étudié la question
des sources
anonymes que l’on retrouve dans les comptes rendus
journalistiques2.
La qualité des mesures autorégulatrices repose aussi bien
sur la
connaissance empirique du journalisme que sur sa
connaissance
philosophique et il est tout à fait possible d’arriver à des
résultats
pratiques intéressants en tenant compte de ces questions
théoriques
que les journalistes ont trop facilement tendance à rejeter.
D’autre part, les journalistes ne doivent pas perdre le
contact
avec leur public, même si dans le train-train quotidien les
relations
avec les pairs et les sources d’information accaparent l’essentiel
des
interactions. La recherche permet à cet égard d’avoir
régulièrement
une certaine idée de la perception du public à l’égard de
diverses
pratiques professionnelles. Aux États-Unis, des sondages
d’opinion
publique sont régulièrement menés à propos de pratiques
soulevant
des enjeux éthiques : sources anonymes, caméras et
microphones
cachés, invasion de la vie privée, conflits d’intérêts. Ces
enquêtes
permettent de rappeler que le public a certaines attentes
précises et
qu’il est souvent opposé à de telles pratiques, ce qui
conforte la
légitimité de l’argumentaire de ceux qui les contestent à
l’intérieur
même de la profession. On peut aussi procéder par le biais
d’entrevues semi-directives afin d’approfondir l’analyse.
4. Quelques mises en garde
Je voudrais maintenant y aller de quelques mises en garde
qui
visent essentiellement à faire valoir que tout mécanisme
d’autorégulation doit échapper à la tentation d’une
perfection
totalitaire et faire en sorte que ses sanctions demeurent
modérées et
étroitement reliées à certaines conditions.
Ma première mise en garde est à l’effet qu’il ne faut ni
chercher
ni espérer obtenir un système sans faille. Cette attente
imposerait, je
crois, une chape de plomb sur la liberté professionnelle,
notamment
en imputant de façon inconsidérée un trop grand nombre de
responsabilités aux journalistes. Le défi est qu’il faut à
la fois accepter
l’existence de failles sans chercher à les minimaliser pour
autant, ce
qui oblige à une vigilance constante des dérapages
déontologiques
dont il faudra faire l’analyse, ne serait-ce que pour en
arriver à la
conclusion que certains étaient imprévisibles ou d’une
récurrence
tellement faible qu’il est préférable de ne pas chercher à
réglementer
davantage.
Une seconde mise en garde est qu’il faut rechercher la
rigueur de
tout mécanisme d’autorégulation tout en évitant sa rigidité,
ce que
permettent les codes de déontologie de seconde génération
dont
peuvent s’inspirer les conseils de presse, les ombudsmen et
les
critiques des médias. Il est possible de fuir le relativisme
moral sans
L’AUTOREGULATION EN AMERIQUE DU NORD 69
sombrer dans les dédales logiques d’un système de pensée
circulaire
ou pétrifiée, coupé des fondements moraux du journalisme.
Une troisième mise en garde est qu’il ne faut pas se laisser
égarer
par la question à QUI aura la tâche d’évaluer les
journalistes. La
personnalisation de ce genre de débat est toujours stérile.
Il vaut
mieux l’orienter sur COMMENT l’autorégulation sera mise en
pratique, ce qui permet d’offrir un cadre général connu de
tous et de
critiquer en raison même de ce cadre des jugements, des
décisions ou
des sanctions éventuelles qui pourraient sembler manquer de
rigueur
ou de modération.
Ce qui m’amène à aborder une dernière série de mises en
garde
reliée aux sanctions que des mécanismes d’autorégulation
peuvent
avoir, même si cela n’est pas toujours le cas. Il me semble
que les
sanctions doivent tenir compte de quatre facteurs.
Il y a d’abord les conséquences raisonnablement prévisibles
de la
faute commise. Il est en effet inacceptable de sanctionner
un
journaliste parce que ses reportages ont eu des conséquences
tout à
fait imprévisibles, par exemple le suicide tout à fait
inattendu d’une
personnalité politique mise en cause.
Il faudrait aussi tenir compte du caractère répétitif des
fautes
commises par le journaliste. Il peut être tout à fait
justifiable de
sanctionner un journaliste qui abuse de ses prérogatives et
attaque à la
fois la crédibilité de la profession et l’intérêt public par
des
comportements contraires aux normes et valeurs du
journalisme.
D’autre part, toute sanction doit être relative à
l’importance de la
transgression des normes déontologiques et des principes
éthiques en
vigueur. Il y a toute une différence, je crois, entre le
fait de profiter
d’un survol aérien gratuit d’une zone sinistrée inaccessible
par
d’autres moyens et celui d’accepter des voyages gratuits aux
fins de la
promotion complaisante d’acteurs politiques ou économiques.
Dans le même ordre d’idée, il faut aussi tenir compte de
l’importance réelle des transgressions des droits et
libertés des
“victimes” de pratiques journalistiques douteuses quand
vient le
temps de sanctionner.
5. Conclusion
L’autorégulation des entreprises de presse demeure en
quelque
sorte l’idéal journalistique, démocratique et
constitutionnel, à la
condition que les formes qu’elle prend soient raisonnables,
rationnelles, modérées et transparentes.
Raisonnables parce que les agents qui assument cette
fonction
doivent demeurer conscients de la complexité des situations
soumises
à leur attention et porter des jugements en conséquence.
Rationnelles parce que les décisions de ces agents doivent
reposer sur des règles déontologiques claires et
rigoureuses, alors que
la profession a souvent intérêt à adopter des règles à la
limite du
relativisme et de la confusion permettant de cautionner une
multitude
de comportements aberrants, et que les groupes d’intérêts de
la société
souhaitent parfois des règles rigides et simplistes limitant
le degré
d’autonomie professionnelle et facilitant la prise de
sanctions à
l’endroit de ceux qui les écorchent parfois.
Modérées parce que les sanctions qui découlent de
l’autorégulation doivent avoir un rapport de
proportionnalité avec la
gravité ou la fréquence des offenses ainsi que la prévisibilité
des
conséquences néfastes des pratiques journalistiques en
cause.
Transparentes parce qu’il s’agit là d’une valeur cardinale
de
l’idéologie professionnelle à laquelle adhère le public qui
en fait une
condition de la crédibilité et de la légitimité qu’il
accorde aux
journalistes.
Il faut par ailleurs tenir compte du fait que le concept
d’une
liberté responsable continuera toujours à alimenter les
débats, tout en
sachant que ce constat ne saurait constituer une raison
suffisante pour
chercher à éviter d’analyser et de juger les pratiques
journalistiques.
Finalement, on ne doit pas ignorer que malgré la
multiplication
de mécanismes d’autorégulation, les publics nord-américains
sont
toujours mécontents et insatisfaits de leurs médias
d’information. A
mon avis, l’opinion publique demeurera toujours sévère à
l’endroit
des médias et ce en raison d’un grand nombre de motifs
(idéologiques, raciaux, économiques, religieux, etc.) qui ne
sont pas
nécessairement reliés aux aspects éthiques et déontologiques
du
journalisme qui s’y pratique. Dans bien des cas, le
mécontentement
peut être lié à des choix éditoriaux légitimes qui
expriment, par
exemple, un positionnement politique contraire aux croyances
de
certains groupes sociaux. Il est donc tout à fait déconseillé
de chercher
à améliorer le bilan éthique et déontologique de la
profession en
espérant ainsi mettre fin aux critiques que les publics
adressent aux
journalistes.
Un objectif plus modeste et réaliste est simplement de
prendre
les moyens qui s’imposent pour faire en sorte que le public
en général
ait de bonnes raisons de croire que les dérapages
déontologiques des
journalistes ne sont pas tolérés par la profession. Cela
implique
notamment de multiplier les mécanismes d’autorégulation, à
la
condition qu’ils reposent sur des fondements normatifs et
scientifiques valides, que les règles déontologiques soient
rigoureuses
et souples, et que les sanctions soient proportionnelles à
la gravité des
transgressions, ce qui évitera de laisser la critique des
médias dériver
sur les flots de la démagogie et des passions populaires.