La demande qui m’a été faite par le comité
organisateur de ce colloque est de tenter d’éclairer cette question : Pourquoi plus 100 ans de blocages ?
dans l’élaboration de dispositifs et de procédures qui viendraient placer la
déontologie plus au centre de la régulation des rapports professionnels et
sociaux qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Pour répondre à cette demande, je me propose
d’exposer ce que je crois être la place du discours sur la morale
professionnelle dans la construction de l’identité collective des journalistes.
Comme tout métier, l’exercice au quotidien du
journalisme implique le réglage de relations avec trois instances :
- les destinataires, clients, publics
- les fournisseurs, mandants, sources,
- les collègues, concurrents, pairs
Tout praticien d’un métier règle ses relations avec
ces instances en référence à trois cadres :
- les routines de travail
- les lois et les règlements
- les représentations de soi (individuelles et
collectives)
Autrement dit, par exemple, un journaliste établit
sa relation à une source dans un cadre légal qu’il se doit de respecter (ne pas
diffamer), en reproduisant des habitudes de travail sédimentées par le
collectif et l’histoire (ne pas accepter de contrepartie), sans déroger à
l’idée personnelle et partagée sur ce qu’il doit être et faire (maintenir la
distance tout en restant au contact).
La représentation passe pour l’essentiel par un
discours : sur soi, sur les autres, sur les relations à l’altérité. Chez
les journalistes, ce discours a considérablement investi le champ de la morale
professionnelle, plus que tout autre (par exemple le rôle social, l’apport
démocratique, la compétence, la technique).
La technique a été, un temps (à partir des années
60), un argument dont se sont saisi les journalistes pour légitimer leur
autonomie et leur expertise propre de généralistes de l’information. Fut une
époque récente où les journalistes, en compétition avec les experts de toutes
les spécialités qui envahissaient l’univers médiatique (les news magazines, la
télévision), ont fait valoir que le journalisme était une pratique normée,
basée sur des techniques et des technologies, qui garantissaient l’objectivité
de la démarche et du résultat, et que tout le monde ne pouvait pas posséder.
Mais ce discours est largement enfoncé avec l’avènement de l’internet.
Reste la déontologie, qui est le fil d’Ariane du
discours identitaire des journalistes français, depuis le 19e, depuis les
premières associations (1879) et les congrès internationaux (fin 19e), et qui
traverse tous les épisodes de la construction identitaire des journalistes.
Pourquoi cette importance ? J’ai cru un temps que les journalistes
tentaient, tel Sisyphe, de remonter éternellement le crédit de leur métier, de
laver sans fin une salissure originelle qu’on lit tant dans les mots de ceux
qui ne les aiment pas, sans doute parce qu’ils leur ressemblent trop. Oui, les
journalistes ont désespérément voulu être reconnus, aimés, respectés,
notabilisés. Et ils y sont parvenus, et cet inlassable effort pour remonter
l’estime du métier au sommet des valeurs sociales aurait dû cesser.
Faisons l’hypothèse d’une autre raison :
prendre la déontologie comme un discours sur soi, dont le rôle est de parler de
soi pour régler les relations avec autrui, ces relations étant intrinsèques,
donc permanentes, et néanmoins changeantes. Prendre alors la déontologie pour
le discours que les journalistes tiennent sur eux-mêmes et par lequel ils
disent ce qu’ils sont et en quoi ils sont différents ; en quoi les autres
ne peuvent prétendre être ce qu’ils sont, des journalistes.
Cette démarche nous conduit à tisser la toile de
l’histoire sur cette trame du discours de la déontologie. À grands pas, elle
dessine cinq périodes :
1 - De 1830 à 1918, l’émergence d’un groupe
professionnel, qui se met à croître par l’invention d’une nouvelle activité, la
presse d’information dont l’existence est confirmée par le journal populaire à
fort tirage. Le nombre de journalistes permet de se rassembler, de façon
informelle puis en associations, tout d’abord plus politiques, puis fondées sur
des divisions catégorielles. Patrons de presse, journalistes, écrivains,
politiques, amateurs, tout fait bois pour ces cercles de sociabilité dont
l’objectif est non seulement de se reconnaître et de partager les soucis d’une
« grande famille », mais d’être reconnus par la société, par le
public. La grande préoccupation des gens de presse de l’époque est d’atteindre
une notabilité, refusée à ce métier qui n’est encore reconnu que par défaut.
Rehausser le crédit de la profession en train de naître, voilà l’objectif des
association, qui serrent les rangs sans préoccupation de classe. Et dans ce
combat, la déontologie est l’argument principal : au public, on dit que
l’on est (ou sera) respectable parce qu’on a une morale, celle-ci étant la
mesure par laquelle on accepte(ra) ou pas d’exercer le métier. Dès la fin du
siècle, le discours déontologique croise celui de la sélection, de l’exclusion,
donc de l’identité. Première étape, où l’on voit que la déontologie sert à
fixer les relations au(x) public(s), et au passage implique une régulation des
pairs.
2 - De 1918 à 1940, c’est le temps du syndicalisme,
des combats revendicatifs, du coup de poing même si les organisations demeurent
très conciliatrices. La crise consécutive à la guerre a raréfié les emplois et
la concurrence structure les arguments d’exclusion de ceux que l’on va bientôt
(avec la loi de 1935) ne plus considérer comme des journalistes, mais comme
ceux qu’ils sont par ailleurs : des écrivains, des politiques, des
avocats, et toute une foule de professeurs, de fonctionnaires, de commerçants,
de curés. Ils donnent et vendent à la presse des articles et des informations,
et prennent ainsi des emplois aux journalistes salariés. À cette époque ainsi,
la déontologie fut mobilisée en discours, pour séparer le bon grain de
l’ivraie, pour dire qu’il est de légitimes journalistes et par ailleurs des
usurpateurs de titre et de fonction. La déontologie servit alors à régler les
relations entre pairs. « Un journaliste digne de ce nom… », ce n’est
pas sans raison que le principal syndicat fut créé par ces mots qui par la
déontologie disent le journalisme et les journalistes.
3 - Après-guerre et jusqu’aux années 70, se joua une
autre confrontation, qui pour partie fut abordée entre-deux guerres, mais qui
n’avait pas été au bout. En renonçant à faire inscrire dans la loi des
principes déontologiques (c’est en effet le sens de l’abandon du projet d’ordre professionnel dont on parla
longtemps), les journalistes avaient remis à plus tard leur ambition de réguler
eux-mêmes l’accès à la profession, et singulièrement l’exclusion des pratiques
immorales. Pour partie, la question fut réglée par la clause de conscience qui
permit au journaliste d’exercer son droit à la vertu contre son employeur. Mais
demeuraient toutes les situations où des journalistes s’accordaient avec leur
patron pour ne pas respecter la morale. Puisque la loi ne réglait pas ce cas,
restait le rapport de force au sein de l’entreprise. C’est tout de sens des sociétés de rédacteurs qui tentent
d’imposer, de l’intérieur, un pouvoir collectif des salariés sur la nature du
journalisme et la manière de l’exercer. Après avoir assis le journaliste comme
un salarié (loi de 1935), les journalistes s’efforcent de conserver l’autonomie
que confère leur autre identité, celle d’auteur.
L’aventure des sociétés de rédacteurs (qui continue avec la revendication de la
reconnaissance juridique des équipes rédactionnelles) est la troisième étape de
la mise à contribution du discours de la déontologie pour le réglage d’une
relation fondamentale, celle à l’employeur, mi pair mi source, relatif confrère
car aussi mandant.
4 - Si la période précédente fut celle de
l’affrontement interne, la suivante, durant les années 80 et 90, fut celle de
la dispute externe. C’est le temps du solde de la définition d’un périmètre de
travail et d’autorité distinct de la communication. Pendant longtemps, tant que
les activités de relation publique demeuraient marginales en volume et en
importance sociale, le journalisme s’établissait de fait sur ce territoire (la
presse politique partisane en était une illustration). Avec leur développement,
à partir des années 70, la distinction fut nécessaire, et commença alors une
compétition symbolique entre les journalistes, profession ancienne et sûre de
son fait, sans doute fragilisée de cette certitude, et les communicants, bien
formés et ambitieux d’être reconnus. La période fut à l’anathème (les discours
sur l’immoralité des communicants furent légion, ils mettaient en lumière par
conséquent la culture déontologique des journalistes). La période fut le temps
du réglage des relations avec les sources : les journalistes apprirent à
travailler dans des modalités nouvelles (qu’ils condamnaient parce qu’elles
réduisent leur autonomie) et s’attachèrent à maintenir leur identité (notamment
par le travail constant d’arbitrage de la commission de la carte).
5 - L’histoire pourrait s’arrêter là, les
journalistes ayant réglé les relations avec leurs partenaires naturels. Mais
l’on vit alors que l’un des piliers du triptyque fondamental s’effritait,
rouillé par les années d’inattention et de manque d’intérêt. Depuis 1990, les
publics, les récepteurs ont semblé manifester une attitude paradoxale : du
désamour et de l’envie. Le désamour s’est exprimée par la fréquence des critiques
à l’égard des journalistes (leurs manques de rigueur et d’indépendance), et par
la désaffection à l’égard des supports généralistes d’information. L’envie se
manifesta par la pratique de plus en plus partagée d’un journalisme non
professionnel ; cela commença par la presse alternative, puis les radios
associatives, la vidéo légère et les télévisions hyperlocales, et plus
récemment par le bloging. A ces pratiques, les journalistes ont répondu par
leur discours professionnaliste :
tout le monde peut pratiquer le
journalisme, mais tout le monde ne peut pas l’être, la distinction tient dans la compétence et dans la morale
professionnelle. Mais l’inquiétude les a gagnés quand les employeurs accrurent
leur pression pour que le marketing (ce qui est la mesure des attentes des
publics) devienne l’instrument par lequel se feraient les choix éditoriaux. Le
public, allié des journalistes au nom duquel ils fondaient leur identité depuis
le 19e, était passé du côté des éditeurs qui prétendent ajuster leur offre
au désir de chacun des lecteurs. Et les employeurs sont allés jusqu’à se saisir
de l’objet transactionnel de cette relation au récepteur, les codes de
déontologie. Il n’a échappé à personne que les chartes morales d’entreprise,
qui s’imposent aux journalistes sans qu’ils puissent les maîtriser, sont la
manière pour les employeurs de retisser le lien distendu avec les publics, et
d’en maîtriser aussi l’éventuelle concurrence.
Alors finalement, pourquoi plus de 100 ans de blocages dans l’élaboration de
dispositifs et de procédures qui placeraient la déontologie plus au centre de
la régulation des rapports professionnels et sociaux qu’elle ne l’est
aujourd’hui ?
Deux réponses :
La première, je l’ai argumentée, la déontologie est
le support essentiel d’un discours identitaire, le discours par lequel les
journalistes tissent le motif des différences avec autrui, avec les patrons,
avec les amateurs, avec les communicants, avec le public. La déontologie n’est
pas la loi, elle ne tranche pas, elle sert à ajuster des relations sociales, à
définir qui on est et qui on ne veut pas être, à construire l’espace de son
existence relativement aux autres.
Ce qui m’amène à la seconde, qui est qu’il n’y a
aucun blocage. La déontologie joue
son rôle de langage qui permet de parler. Les journalistes s’en saisissent
constamment. Parfois intensément, parfois mollement. Ce qui se joue sans doute
ici, aujourd’hui et depuis quelques temps en France avec l’initiative de
l’APCP, c’est le débat sur la nécessité ou non de cesser ces réglages séparés,
et l’utilité ou non de créer un espace tel qu’il n’en a jamais vraiment existé,
qui rassemblerait journalistes, employeurs, sources, publics, non
professionnels dans une vaste confrontation, un vaste débat dont l’objet serait
de régler simultanément plusieurs pans relationnels. Qui du coup ne
concerneraient pas que les relations des journalistes avec les autres
instances, mais aussi les rapports entre éditeurs et sources, journalistes et
non professionnels, publics et éditeurs. C’est là un changement notable que
cette confrontation tous azimuts, sur laquelle effectivement il y a blocage actuellement.
Blocage en ce sens que les
journalistes ne se sont pas saisi de la déontologie pour discuter avec les
instances partenaires, mais pour s’affirmer vis à vis d’elles, pour construire
leur identité en partie contre elles. Dépasser le blocage serait de considérer la déontologie comme un objet commun,
véhiculaire entre tous, et non identitaire pour le seul groupe des
journalistes.
Blocage en ce sens que certaines
relations bilatérales n’existent pas, et confronter toutes les instances ce
serait forcer la création de discussions inédites : par exemple, entre les
éditeurs et les publics, ou entre les journalistes et les sources (et leurs
acteurs majeurs que sont les communicants).