- 1 Voir à ce sujet « Prise en charge et imputation, ou la prise en charge à responsabilité limitée... (...)
1Cette
contribution a pour but de contribuer à la conceptualisation de la
notion de responsabilité collective à l’œuvre dans quelques
journaux de
la presse écrite nationale actuelle. Notre époque n’a pas inventé ce
concept, mais la trame discursive de l’écriture de presse démontre que
le débat sur la question connaît un renouveau digne d’intérêt. Tout se
passe comme si, après une longue période de passivité et de renoncement
désenchanté à l’engagement et à l’action, un nombre croissant de
citoyens, d’associations et d’institutions ne souhaitaient plus afficher
des postures fatalistes, ni recourir à l’argument de « l’impuissance »,
mais réassumer leur identité de citoyen ou d’instance du pouvoir et
leur appartenance à une société civile nationale ou globale. Je vais
tenter d’analyser les définitions du concept qui circulent dans un
corpus d’environ soixante-dix articles contemporains, rédigés ou
médiatisés par des journalistes de la presse nationale française et
sélectionnés du fait de l’importance centrale qu’ils accordent au
concept de responsabilité collective. Mon approche sera discursive, mais
elle tiendra compte des enjeux argumentatifs du corpus, sachant que,
par enjeux argumentatifs, j’entends essentiellement ici prise en charge
d’opinions liées à une logique des valeurs. Si, comme le précise
l’introduction du dossier « le critère de la véridiction est fondamental
sous l’angle de la prise en charge » linguistique de l’énoncé et/ou du
discours par le sujet d’énonciation, c’est essentiellement au prisme de
« la prise en charge axiologique » et du rapport des protagonistes à
l’action que j’analyserai néanmoins les textes de mon corpus. Ce parti
pris épistémologique est dû au fait que la recherche contemporaine en
sciences du langage accorde une place considérable à la question de la
véridiction1,
mais une place marginale ou inexistante à la question de la prise en
charge de valeurs autres que la vérité référentielle, prise en charge
qui joue cependant un rôle politique et social non moins crucial.
2L’agencement
global de la présentation du discours sur la responsabilité collective a
ici pour fondement un cadre théorique préalable constitué par les
prises de position d’Hanna Arendt (1964) dans Responsabilité et jugement et
par les concepts webériens d’« éthique de la conviction » et
d’« éthique de la responsabilité » (Weber, 1919). Il ne s’agit pas de
faire entrer les articles de force dans une grille préétablie, mais de
tenter de démontrer que les tenants et aboutissants du discours actuel
confirment de façon saisissante la plupart des conclusions de ces deux
théoriciens quant à la question de la responsabilité individuelle et/ou
collective.
Présentation et argumentation du corpus
- 2 Toutefois, il existe trois exceptions dans Libération : le quotidien donne la parole à deux journa (...)
3Le corpus comprend approximativement 75 articles extraits de Libération (41 articles), du Figaro (27 articles) et du Monde ou du Monde diplomatique (I
I articles). Ces textes ont été publiés entre 1999 et 2007, mais la
plupart datent de 2006-2007. Il s’agit essentiellement de textes publiés
dans la catégorie que Le Figaro désigne par
« Actualité/Opinions/Débats », mais cette qualification pourrait référer
à l’ensemble des rubriques concernées dans les trois journaux. La
constitution du corpus a pour fin d’appliquer les décisions suivantes :
tenir compte de la dimension diachronique de l’émergence du concept,
mais sans lui accorder une importance centrale, sélectionner les
articles qui ont l’analyse de la notion pour objet, de préférence à ceux
où la responsabilité collective est évoquée certes, mais ponctuellement
dans les marges de la relation d’événements, intégrer quelques articles
rédigés par des auteurs étrangers, circonscrire les traits distinctifs
fondamentaux (nature et enjeux du concept), les dénominations lexicales
et/ou discursives et leurs antonymes. Les articles les plus instructifs
ont pour fin d’argumenter un point de vue assumé explicitement. La
question des différences de traitement dues à des contraintes
discursives liées aux genres n’est pas pertinente en l’occurrence : il
ne s’agit pas de prétendre qu’il n’y a pas de différences entre une
tribune libre d’expert et un éditorial ou un compte-rendu de livre, mais
de déplacer l’angle d’attaque vers la circulation transgénérique d’un
discours de conceptualisation en gestation. Il est cependant nécessaire
de distinguer entre les articles rédigés par des journalistes et ceux
qu’ils ont médiatisés, soit en intervenant sous la forme de quelques
questions, soit en laissant l’entière responsabilité de l’agencement du
texte aux personnalités invitées. Celles-ci constituent environ les deux
tiers du groupe des auteurs. Les journalistes ont donc fréquemment cédé
la place à des experts ou à des personnalités de la vie politique ou
sociale désireuses de problématiser la question2.
Les rubriques dans lesquelles les articles ont été publiés ne sont pas
désignées uniformément dans les trois journaux. Il s’agit
essentiellement, dans Libération, de « Rebonds » (2 des I2
articles n’ont pas été rédigés par des journalistes), d’« Actualité/
Événement » ou « Actualité/Monde », « Actualité/Politiques »,
« Actualité/ Société » (I I textes en tout) et des rubriques
« Transversales/Portraits », « Transversale » et « Grands Angles » ou
« Grand Angle/Monde » (5 articles). Les rubriques du Figaro où
se trouvent les articles les plus pertinents sont :
« Actualité/Opinions/Débats » (I.), « Actualité/Figaro Magazine »
(2.), « Actualité/France », « Opinions » (3.) et « Présidentielle
2007/Forums Figaro 2007 » (4.). La catégorie (I.) comprend dix articles
journalistiques dont trois « bloc-notes » d’Yvan Rioufol, trois
éditoriaux, une « chronique » (Alain-Gérard Slama), une « analyse » et
cinq articles rédigés par des experts. Huit des treize articles de (2.),
(3.) et (4.) sont rédigés par des personnalités qui ne font pas partie
de la profession. Le corpus comprend enfin trois éditoriaux du Monde, un « Article interactif » (revue des déclarations internationales sur la politique nucléaire de la Corée), un article de « France Inter pour Le Monde »,
un « compte rendu », « une interview », un article publié sur le site
Internet dans la catégorie « Les Faits », « Deux cents requêtes contre
la sncf pour son rôle dans
la déportation », et deux articles de la rubrique « Point de vue »
rédigés par des personnalités politiques. Les auteurs invités à prendre
position dans les colonnes des trois journaux sont soit des
universitaires, soit des hommes politiques, des magistrats (deux
vice-présidents de tribunaux de grande instance et un juge) ou des
représentants d’associations, d’observatoires de la vie politique ou de
ligues. Les trois Américains intégrés dans le corpus sont Jeremy Rifkin,
professeur à l’Université de Pennsylvanie, Robert O. Keohane,
professeur de relations internationales à l’Université de Princeton (docteur honoris causa de Sciences po), et Richard Perle, ancien président du Defense Policy Board du Pentagone, ancien secrétaire d’État adjoint à la défense. Le Monde diplomatique d’avril 2005 publie la conclusion de l’ouvrage de Jeremy Rifkin (2004), Le rêve européen. Ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, où
il problématise la question des conceptions françaises et américaines
de la responsabilité individuelle et de la responsabilité collective.
Les universitaires français consultés sont sociologues, historiens,
politologues ou philosophes. On compte parmi eux des chercheurs comme
Richard Descoings (patron de Sciences-po Paris), Éric Alary (chercheur
associé au Centre d’histoire de Sciences-po Paris), Jean-François
Durantin (politologue, Université Paris/ Sorbonne), Monique
Canto-Sperber (philosophe, spécialiste d’éthique, directrice de Normale
sup), Blandine Kriegel (philosophe), Gérard Mermet, Samuel Bordreuil,
MichelWieviorka (sociologues)Anne Lovell (anthropologue), Jean-Marc
Dreyfus, Jean-François Sirinelli, Nicolas Baverez, historiens, Julia
Kristeva (psychanalyste, écrivain, intellectuelle cosmopolite, Prix
Hannah Arendt 2006 pour la pensée politique). Il y a bien sûr aussi des
hommes politiques : un député européen, Alain Lipietz, (un des
fondateurs du courant nrs,
Nouveau parti socialiste), Vincent Peillon, Martin Hirsch (nommé
haut-commissaire), un député et un maire communistes, Patrick Braouzec
et Didier Paillard, un ministre, Bernard Kouchner, le président de la
République du Sénégal, Abdoulaye Wade, etc. Le corpus comprend enfin
trois articles signés respectivement par trois, six et plus de quatorze
coauteurs. Il s’agit d’un article de « Rebonds » (Libération) sur la nécessité de l’ingérence politique au Darfour signé par trois membres des associations acta, ccfd et Survie, et d’un article de la rubrique « Actualité/Opinions » (Le Figaro) sur
l’impunité des criminels de guerre, signé par un coprésident de
l’Association pour la défense du droit humanitaire (Adif), le
responsable international de Droit Solidarité, un second coprésident de
l’Adif un professeur de droit, doyen honoraire, un docteur en droit
international et un vice-président de l’association internationale des
juristes démocrates. Quant au troisième article, signé par plus de
quatorze personnalités et des élus socialistes, il s’agit d’un article
intitulé « Gauche, le devoir d’invention. Partir de l’individu confronté
aux bouleversements du monde pour construire un projet collectif » et
publié dans « Rebonds » (25/07/07). Parmi les auteurs, on compte cinq
parlementaires européens, un sénateur, un vice-président de conseil
général, cinq députés, une première adjointe au maire de Paris, une
conseillère générale du Calvados. Quant aux thèmes abordés, j’ai laissé
de côté les articles concernant la question du discours sur la gestion
internationale des conflits armés, où il est pourtant abondamment
question de responsabilité collective : ce thème mériterait un dossier à
lui seul. Les articles du corpus problématisent donc les questions
suivantes : éthique des médias écrits ou télévisuels, polémiques contre
la démocratie d’opinion, apologie de la société civile, condamnation des
essais nucléaires de la Corée du Nord, condamnation de l’Iran, adhésion
de la Turquie à l’union européenne, réflexion sur les conditions de
possibilité de la « réconciliation » civile en Algérie, culpabilité et
responsabilité en Serbie, résistance au racisme, au terrorisme, aide
humanitaire internationale, affaire du sang contaminé, Outreau, sncf et
« théorie du rouage », définition de l’homme politique, de la
responsabilité collective au prisme de la mondialisation, des
générations à venir, de la culpabilité, de l’impuissance de l’État ou du
système judiciaire et de la peur ; peur de la liberté, de l’engagement
et de l’action.
Cadre théorique : de quelques traits spécifiques de la responsabilité collective dans Responsabilité et jugement et Le savant et le politique3
- 3 Je ne reviens pas ici sur d’autres considérations théoriques non moins importantes comme la légiti (...)
4Il
s’agit de souligner ici quelques points essentiels de la définition du
concept qui permettent d’éclairer les orientations du discours
médiatique ou médiatisé sur la responsabilité collective. Cet exposé ne
prétend donc pas être exhaustif, et ce d’autant plus que l’introduction
du dossier réfère à des points cruciaux de l’ouvrage d’Hannah Arendt. Il
y sera question de la dimension foncièrement politique de la notion, de
ses interactions avec la notion de responsabilité individuelle, de la
nécessité de la dissocier de la notion de culpabilité, des notions que
l’on peut considérer comme ses contraires : « irresponsabilité », mais
surtout « impuissance » et des liens qui lient l’argument d’impuissance à
la « peur de juger » et à la « théorie des rouages » (Arendt, 1964 :
59-63). Ceci devrait permettre d’aboutir à une définition sélective des
traits spécifiques des concepts d’« éthique de conviction » et
d’« éthique de responsabilité » et de leurs convergences avec la
conception de la responsabilité collective défendue par Hannah Arendt.
- 4 Ceci est lié au système politique de « délégation » dans lequel le citoyen confie le droit d’agir (...)
- 5 Je ne développerai pas ici la question du lien qui lie les concepts de responsabilité et de mémoir (...)
- 6 Au sujet de l’analyse approfondie des acceptions usuelles de ce terme, voir Arendt (1964 : 76, 67) (...)
- 7 Voir à ce sujet Arendt (1964 : 76, 182).
5Le
concept de responsabilité collective est étroitement lié au politique,
affirme Hannah Arendt (1964 : 174). La notion s’oppose sur ce point à
celle de responsabilité « juridique » ou morale qui ne peut être assumée
que par un individu, alors que la responsabilité collective est
intrinsèquement politique. Celle-ci implique, selon Hannah Arendt (ibid. :
175), la réalisation de « deux conditions » : le citoyen doit être
« tenu pour responsable de quelque chose qu’il n’a pas fait »4 ;
la raison qui explique sa responsabilité est sa « participation à un
groupe (un collectif) qu’aucun acte volontaire de sa part ne peut
dissoudre ». Ce serait le prix à payer « pour que la faculté d’agir qui
est la faculté politique par excellence, s’actualise dans l’une des
formes nombreuses et variées de la communauté humaine » (ibid. : 1 83)5. La conceptualisation de la notion passe également par l’analyse de notions antithétiques comme l’« irresponsabilité »6 et l’« impuissance »7ou
le « renoncement » dans les termes de Max Weber (1919 : 184185).
Celui-ci classe en fait les politiques qui se contentent de ressasser
leur « amertume » ou « leur simple acceptation résignée du monde » dans
la catégorie des tenants de l’« éthique de conviction » qui préfèrent le
« renoncement » rigoriste, l’inaction et le salut de leur conscience à
l’engagement et à l’action prônés par « une éthique de la
responsabilité ». Confronté au « naufrage » de ses « espoirs », le
partisan de l’éthique de responsabilité fera tout ce qui est en son
pouvoir pour le « surmonter » et tenter d’agir envers et contre tout.
- 8 Au sujet de ce type de « solidarité », voir Koren (2006 : 99-103).
- 9 Comment ne pas penser ici au ton péremptoire des innombrables éditoriaux de la presse écrite conte (...)
- 10 Cet aspect de la conceptualisation de la notion trouve de nombreux échos dans le corpus. L’affaire (...)
6La
conceptualisation de la notion nécessite par ailleurs qu’on la dissocie
de celle de culpabilité ; il est fréquent, mais illégitime selon Hannah
Arendt et Max Weber, d’assimiler les deux notions. Ce n’est donc
qu’« en un sens métaphorique qu’on peut dire que nous nous sentons coupables
pour les péchés de nos pères, de notre peuple ou du genre humain, en
bref, pour des actions que nous n’avons pas commises » affirme Hannah
Arendt (1964 : 173-174, 59). La philosophe stigmatise « la quintessence
de la confusion morale » (ibid. : 59), le « sophisme » (ibid. : 52-53) « au premier abord » (ibid. : 60), « si noble et si tentant » (ibid. :
173-174), qui consiste à affirmer « nous sommes tous coupables »,
affirmation qui est, à ses yeux, une « déclaration de solidarité avec
les malfrats »8.
On trouve le même sentiment de défiance chez Max Weber (1919 : 1671
68), mais pour d’autres raisons non moins cruciales : la recherche de
coupables orienterait les débats publics en temps de guerre, « après la
défaite », vers le passé, alors que la responsabilité politique les
orienterait vers l’avenir Max Weber voit dans cette recherche des
coupables une procédure « stérile », là où il est crucial de
s’intéresser à « l’affaire propre de l’homme politique, à savoir
l’avenir et la responsabilité devant l’avenir ». S’obstiner à vouloir
désigner des coupables serait une démarche qui ne pourrait mener qu’à la
diffamation et au ressentiment, et qui ne se soucierait pas, là est le
point crucial, des conséquences désastreuses pour la cohésion nationale
si importante pour la construction d’un avenir collectif. Cette
obstination serait celle d’une « éthique absolue » intransigeante qui
donnerait la primauté à un « devoir de vérité » d’autant plus
problématique qu’il serait ancré le plus souvent dans la volonté
d’« avoir toujours raison »9.
« Lhomme politique trouvera que cette façon de faire [...], loin de
faire la lumière sur la vérité, l’obscurcira à coup sûr par les abus et
le déchaînement des passions » affirme Max Weber (1919 : I7I)10.
- 11 Voir « les falsifications des faiseurs d’images nés » (Arendt, 1964 : 51-52).
- 12 Voir à ce sujet Weber (1919 : 166) : « contrefaçon vulgaire », « vile manie de celui qui a toujour (...)
- 13 Voir « Responsabilité personnelle et régime dictatorial » (Arendt, 1964 : 74-75).
- 14 Comment ne pas penser ici à la fameuse rhétorique médiatique du « ça parle », de l’ironie du desti (...)
7La
responsabilité collective est vécue comme « un fardeau » ou une
« punition » dont on aspire à être exonéré, affirme Hannah Arendt
(1964 : 176). Ce qui se profile derrière les tentatives de s’y
soustraire serait, selon elle (ibid. : 51), la « peur » de
« juger » là où la responsabilité envers l’avenir exige précisément que
l’on ose juger trancher et agir Il y aurait assimilation erronée, mais
profondément ancrée dans l’imaginaire collectif de tout individu qui ose
formuler des jugements de valeur explicites à un donneur de leçon imbu
de lui-même, prêt à diaboliser11
ceux qui refusent de s’aligner sur ses positions. Les partisans de la
supériorité éthique de la neutralité se serviraient de cette image
dévalorisante12
pour déconsidérer l’acte de juger et lui dénier toute forme de
rationalité. Cet acte implique en effet la liberté d’un choix subjectif,
liberté étroitement liée cependant dans le champ de l’argumentation à
l’obligation de justifier rationnellement des positions axiologiques.
L’individu ou la collectivité qui osent juger ne prétendent pas
automatiquement moraliser ni donner à leurs prises de position les
apparences de l’évidence, mais assumer les devoirs de douter de mettre
en question, de « penser »13,
de trancher et de passer à l’action. Celui qui refuse de juger ou de
reconnaître ses actes de jugement se trouvera donc contraint d’imputer
« toutes les fautes » non pas à des individus précis, mais à « des
événements », des « tendances historiques » ou « des mouvements
dialectiques, bref à une sorte de nécessité mystérieuse œuvrant derrière
le dos des hommes » (Arendt, 1964 : 51-52, 62)14. Il pourra aussi tenter de s’exonérer de toute responsabilité en invoquant la « théorie des rouages » (ibid. :
60, 87, 174, 77) ou de l’« obéissance », ce « pernicieux mot » que
« l’on gagnerait beaucoup à pouvoir éliminer du vocabulaire de notre
pensée morale et politique », conclue-t-elle (ibid. : 78). Max
Weber (1919 : 162) considère « le sentiment de responsabilité » comme
l’une des « trois qualités déterminantes qui font l’homme politique ».
Ceci le conduit entre autres à problématiser la question du « lieu
éthique » où « réside » (ibid. : 166) la politique et à
affirmer la nécessité de « rendre clairement compte » du fait que
« toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux
maximes totalement différentes et irréductiblement opposées » :
« l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité » (ibid. :
172). Ceci ne signifie cependant pas que la première implique
« l’absence de responsabilité » ni la seconde « l’absence de
conviction » (ibid. : 172).
- 15 La similitude avec le point de vue de H. Arendt (1964 : 51-52, 62) évoqué ci-dessus est frappante. (...)
- 16 En voici une illustration éloquente, extraite de la conclusion d’un éditorial de Libération (05/05 (...)
8S’il
existe une « opposition abyssale » entre les attitudes dictées par ces
deux types de maximes, il est néanmoins nécessaire de les envisager
comme complémentaires. Les deux éthiques « constituent ensemble l’homme
authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la "vocation
politique" » (ibid. : 183). llethos de l’homme
politique enfermé dans la tour d’ivoire de ses principes et celui du
politicien qui place le devoir d’agir au-dessus de la sauvegarde de son
âme et de ses prises de position idéologiques constituent deux ethos contraires, mais tout aussi valides et légitimes. Le partisan de l’« éthique de conviction » (ibid. :
172-173) souhaite agir mais sans se soucier des répercussions de ses
actes. Si leurs conséquences sont fâcheuses, la responsabilité en sera
imputée au monde (ibid. : I83)15, aux erreurs des autres « au service desquels il travaille » (ibid. :
183) ; il ne les assumera pas lui-même. Le partisan de cette éthique ne
se sentira « responsable [...] que de la nécessité de veiller sur la
flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas » (ibid. : 173)16et donc de « ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction » (ibid. :
I8I). L’« éthique de responsabilité » donne la primauté à l’obligation
de répondre « des conséquences prévisibles de nos actes » (ibid. :
I72, I82). Si l’action se solde par un échec, le responsable « estimera
ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de ses
actes pour autant qu’il aura pu les prévoir ». Il donnera le primat à la
nécessité d’agir et de risquer d’être en contradiction avec ses propres
positions doctrinaires si le « bien-être » collectif l’exige. Là où le
partisan de l’éthique de conviction refuse, par exemple, de répondre au
mal par la force, le partisan de l’éthique de responsabilité affirmera :
« Tu dois t’opposer au mal par la force, sinon tu es responsable de son
triomphe » (ibid. : 170). Il ne peut se résoudre à « la simple acceptation résignée du monde » ni choisir l’option du « renoncement » (ibid. :
184). Il lui faut tenter « de surmonter le naufrage de tous ses
espoirs » et d’« atteindre le possible » en s’attaquant sans cesse à
« l’impossible » (ibid. : 185). On peut donc voir dans la
distinction d’Hannah Arendt entre ceux qui se soucient avant tout de
protéger leur « âme » et ceux qui donnent le primat au « bien-être »
d’un monde dont l’ordre est perturbé et menacé (Arendt, 1964 : 177-179),
des similitudes avec les définitions webériennes de l’éthique de
conviction et de l’éthique de responsabilité. « La réponse politique » à
la « proposition socratique » : « Mieux vaut subir une injustice que
d’en commettre une » serait la suivante selon Hannah Arendt (I964 :
I79) : « Ce qui est important dans le monde, c’est qu’il n’y ait pas
d’injustice », « peu importe qui la subit ; votre devoir est de
l’empêcher », réponse qui argumente en faveur du lien crucial qui lie le
politique à la responsabilité devant l’avenir, place les intérêts de la
collectivité au dessus de ceux des individus et prend position en
faveur de la nécessité de l’action.
Définitions médiatiques du concept de responsabilité collective
9Le
discours médiatique ou médiatisé sur la responsabilité collective
démontre la justesse des analyses des deux penseurs. Ma contribution a
donc pour objet les « lieux textuels » où le concept est construit par
un type de questionnement éthique qui conduit à des qualifications, des
définitions et à la désignation de quelques-uns des actants de la vie
politique et sociale, particulièrement impliqués par sa mise en œuvre.
Ceci devrait permettre de démontrer la pertinence de l’hypothèse selon
laquelle l’un des lieux discursifs majeurs de l’acte d’assumer ses
responsabilités, individuellement et collectivement, serait l’acte de
parole accompli par un sujet d’énonciation qui prend explicitement
position « à rebours » d’un « déjà-pensé doxique » - soit dans les
termes linguistiques de Jacqueline Authier-Revuz (1995) cités supra :
« X, c’est bien le mot, ce que j’ose dire X, ce qui s’appelle un X, X,
je dis bien X » et dans ceux, philosophiques, d’Hannah Arendt : « oser »
« penser » et « juger » à rebours d’une pensée unique toute-puissante,
assumer pleinement la part de libre arbitre du sujet d’énonciation.
Interaction des concepts de responsabilité individuelle et collective
- 17 Voir également l’analyse de la position de J. Bentham dans la note 2 de l’introduction du dossier. (...)
- 18 Le titre de docteur honoris causa a été « offert » à R O. Keohane de l’Université de Princeton à l (...)
- 19 Voir également, à ce sujet. l’extrait de l’ouvrage de J. Rifkin. publié dans Le Monde diplomatique (...)
- 20 On peut trouver un écho de ce point de vue dans l’extrait des Dits et écrits de M. Foucault (1980, (...)
- 21 Le contraire de ce trait distinctif serait donc le « déni de réalité », déni de réalité, par exemp (...)
- 22 R. O. Keohane utilise le terme de « réputation » dans l’extrait du Figaro cité ci-dessus et la déf (...)
10L’interdépendance
de ces deux versants de la responsabilité occupe une place centrale
dans les argumentaires des articles de mon corpus17.
C’est au prisme de la responsabilité individuelle et des changements
que lui fait subir le phénomène de la mondialisation, sans pour autant
l’annuler que la responsabilité collective est définie dans une série de
cinq articles publiée « en avant-première » dans Le Figaro (07/10/06)
à l’occasion de « La Cité de la Réussite », événement qui devait réunir
200 intervenants autour du thème « l’homme et la responsabilité »
durant trois jours à la Sorbonne. La publication de ce dossier avait
d’ailleurs été précédée, dans la rubrique « Opinions », par celle d’un
article du politologue américain Robert O. Keohane18, « La responsabilité à l’âge des organisations globales » (Le Figaro, 22/08/06).
Monique Canto-Sperber affirme ainsi dans l’un des articles du dossier :
« Comment ne pas songer à l’interdépendance où nous sommes
irréversiblement plongés, puisque ce que je fais engage aussi les
autres ? Comment ignorer que la complexité du monde me renvoie parfois
l’effet de mes actions sous une forme que je reconnais mal ? »19,
« Comment ne pas voir que la misère du monde, la détérioration de la
planète, se rapprochent de nous comme une marée inexorable ? Détourner
les yeux, n’est-ce pas entrer dans une inévitable complicité avec les
maux à venir ? ». L’individu ne pourrait se soustraire aisément au
sentiment que s’il n’agit pas, s’il ne contribue pas à « empêcher » la
victoire de « l’injustice », dans les termes d’Hannah Arendt (1964 :
179), il sera en quelque sorte complice de ce que Max Weber appelle « le
triomphe du mal » « Il y a deux façons d’être responsable :
collectivement et individuellement. L’une ne va pas sans l’autre, et
toutes les deux supposent les mêmes qualités », notamment « le réalisme,
la moralité et l’exemplarité », affirme le sociologue Gérard Mermet
dans ce même dossier (Le Figaro. 07/10/06). On retrouve ici en
première position une qualité de l’homme politique valorisée par Max
Weber « Réalisme » renvoie à ce qu’il appelle « le coup d’œil » ou
« faculté de laisser les faits agir sur lui » (Weber ; 1919 : 162-163,
185)20
tout en les maintenant à distance afin de dominer la passion qu’il
éprouve pour la cause à servir et de pouvoir prendre des décisions le
plus objectivement possible. Gérard Mermet poursuit d’ailleurs en ces
termes . « On ne peut être responsable sans une conscience aiguë de ce
qui se passe autour de soi ni sans un effort d’objectivité sur ce que
l’on voit »21 (Le Figaro, ibid.). « Moralité »
réfère à la rectitude éthique, à l’aptitude individuelle à se sentir
« concerné par le sort des autres », « exemplarité »22
à la crédibilité de l’homme politique dont les citoyens attendent,
précise Gérard Mermet, qu’il tienne un discours vrai, entendu comme
adéquat aux réalités et aux difficultés de la vie sociale, qu’il ne se
considère pas comme au-dessus de la loi commune et qu’il place le souci
du bien commun au-dessus de ses intérêts personnels soit, dans la langue
de Max Weber, au-dessus de la pureté de la doctrine dont il se réclame.
« On peut très bien se sentir très européen et très français à la fois,
et en même temps se sentir comptable de l’avenir de la planète »
affirme enfin Richard Descoings, patron de Sciences-Po Paris, dans Le Figaro (
13/04/07). Le politique entendu comme mode de réflexion responsable sur
les enjeux de « l’avenir de la planète » est un des lieux actuels où se
construit la responsabilité collective sans impliquer que les citoyens
renoncent à leur identité nationale ou européenne.
La responsabilité collective au miroir de ses antonymes : l’argument de l’« impuissance » et/ou de l’« obéissance »23
- 23 Il aurait été utile d’analyser ici le discours des articles du corpus sur la question de l’« irres (...)
11Ces
arguments occupent une place considérable dans les discours que les
médias écrits font circuler dans leurs colonnes. Les contraires
discursifs de « responsabilité collective », dont « impuissance »
pourrait être considéré comme la qualification générique, sont en
l’occurrence : « démission », « renoncement », « immobilisme »,
« déclinisme », « abandon », « obéissance » et « rouage ». Il y a ainsi
l’« impuissance de la justice », incapable de combler à elle seule le
« gouffre social » creusé par « trente années » de libéralisme
mondialisé et d’« idéologie de l’abandon » (Libération, 25/06/06), l’impuissance des dirigeants européens à sortir de dilemmes diplomatiques qu’ils vivent « comme une fatalité » (Le Monde, 29/09/06), dans l’éditorial intitulé « Engrenage ») or « l’on ne peut être à la fois responsable et désespéré », lit-on dans Le Figaro (07/10/06). Il y a aussi l’impuissance affichée et ressassée (Le Figaro, 07/05/07) :
« Lhomme de son temps »), l’impuissance rebaptisée « avec
complaisance » « mythologie du champ de ruine », « tentation » « de la
ruine », si caractéristique, affirment les auteurs d’un article intitulé
« Le politique face à la société médiatique » (Libération, 11/07/02), « des tenants de l’antiréformisme », « du mol édredon du statu quo » (Le Figaro, 30/09/06)
et donc de l’inaction, alors que la responsabilité politique assumée
est indissociable de l’obligation d’agir. L’impuissance mène ainsi à
l’inaction (Libération, « Rebonds », 21/05/07) au Darfour ou au
Moyen-Orient car les Européens, « dans leur sagesse » (soit en termes
wébériens : conformément à une éthique de conviction « a-cosmique »)
« préfèrent les mots à l’action, le statu quo au progrès démocratique », lit-on dans Le Figaro (« Le
jour où les Européens nous ont lâchés », 12/09/06). De l’impuissance au
« renoncement » stigmatisé par Max Weber et à la soumission, il n’y
aurait qu’un pas. Le Figaro (12/09/06) et Libération (21/05/07)
soulignent le « désistement perpétuel » de l’Union européenne, et Yvan
Rioufol problématise dans son « bloc-notes » la « soumission » lors de
l’affaire des caricaturistes de Mahomet, qui aurait conduit à s’incliner
« devant le fanatisme et l’inculture ». « Observer, au pays des
lumières, tant de renoncement à résister au nouveau délit de blasphème
ne peut que dérouter des citoyens attachés à la liberté d’expression »
conclut-il (Le Figaro, 15/09/06). Quant à la « théorie des
rouages » ou de l’« obéissance » d’Hannah Arendt, on peut la voir à
l’œuvre dans le système de défense du président-directeur général de la sncf dans un article médiatisé par Le Figaro (12/06/06),
qui problématise la question de la responsabilité du transport des
déportés en ces termes : « Quelle est la part de responsabilité de la sncf ?
A-t-elle été un acteur autonome et volontaire ? A-t-elle été au-delà de
ce que la menace et la force imposaient ? La réponse des historiens est
clairement "non". La sncf était
sous la contrainte, en zone occupée, des forces d’occupation et, en
zone libre, de la collaboration de l’État de Vichy ». Louis Gallois
remarque toutefois dans le même article, quelques lignes plus bas, que
plus de « I 500 résistants cheminots » ont trouvé, en dépit de cette
double « contrainte », des stratégies efficaces pour échapper aux forces
de l’occupation et de la collaboration. La conclusion de l’article
contient toutefois l’assertion suivante : « Ils [les cheminots] savent que comme instrument de l’État de Vichy, la sncf a été un rouage de
la solution finale » (c’est moi qui souligne), où le verbe « savoir »
confère au contenu subjectif de sa complétive les apparences
irréfutables de l’évidence. Louis Gallois dissimule difficilement ici
l’« embarras » que fait naître en lui la confrontation avec des
« problèmes moraux » (Arendt, I964 : 54). L’argument de
l’« impuissance » résout ici la question de la responsabilité collective
par l’invocation de la « théorie du rouage ».
Responsabilité collective et « société civile »24
- 24 Le « citoyen global » serait un nouveau type d’actant. Voir à ce sujet « Rêve américain, rêve euro (...)
- 25 R. O. Keohane considère que « seule une société civile mondiale dynamique dans laquelle de nombreu (...)
- 26 À ce sujet, voir ici-même la note 3 de la contribution d’A. Rabatel où celui-ci insiste sur la dis (...)
12Il
m’est impossible, faute de place, d’analyser le discours sur la
totalité des actants impliqués par le concept de responsabilité
collective, je me limiterai donc à l’un d’entre eux auquel les auteurs
des articles de mon corpus donnent la primauté : la société civile.
Celle-ci ne doit pas être confondue avec les collectivités
représentatives de la « démocratie d’opinion » : ce concept est la cible
de critiques axiologiques négatives alors que le concept de « société
civile »25
est présenté par l’ensemble des auteurs du corpus comme la condition de
possibilité majeure de la construction d’un avenir radicalement
différent. Il s’agirait pour elle de combattre pour défendre ses valeurs
et de pratiquer toutes les formes de débats et d’actions politiques
nécessaires afin de ne plus compter uniquement sur la délégation de la
défense de ses droits et intérêts aux institutions de l’État (Libération, 05/05/07).
Le principe n’est pas nouveau ; il figure dans l’article 15 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel « la
société a le droit de demander compte à tout agent public de son
administration » affirme le magistrat Daniel Ludet dans Libération (26/07/05),
mais la société civile aurait renoncé à cette fonction fondamentale ces
dernières années. Or, c’est aux sociétés civiles qu’il incombe
d’exercer une « surveillance » vigilante sur l’exécutif national, mais
aussi, à l’échelle internationale, sur « les actions des gouvernements,
des institutions multilatérales et des autres puissances » affirme
Robert O. Keohane dans Le Figaro (22/08/06). C’est à elles
qu’il incomberait, après de nombreuses années de léthargie, de « raviver
en permanence la veille civique, d’alerter ; de faire œuvre de
pédagogie, de mettre en pratique le "vivre ensemble" », lit-on dans Libération (16/07/04,
article intitulé « agir ensemble contre le racisme »). Un des articles
du corpus : « La Nouvelle-Orléans, le nouvel élan », paru le 22
septembre 2006 dans Libération, me servira d’exemple type.
Lauto-responsabilisation de la société civile y est d’autant plus
visible que l’État se distingue, lors de ces événements, par son
impuissance totale. Les qualifications utilisées par le sociologue et
l’anthropologue, auteurs de l’article, disent l’émergence profondément
ancrée dans le réel, d’une éthique de responsabilité qualifiée en ces
termes à la fois indéfinis et superlatifs : « Quelque chose de
considérable s’est amorcé dans la ville ». L’emploi du pronom indéfini
réfère à une force émergente encore innommée, profondément ancrée dans
une situation de crise et perçue par les chercheurs au moment même de
ses premières manifestations. La qualification « responsabilité
collective » n’apparaît pas dans l’article. Ce n’est d’ailleurs pas le
seul cas où il est manifeste que l’objet du discours est la
responsabilité collective sans que cette désignation ne soit énoncée
explicitement. Mon hypothèse est qu’il existe un lien direct entre le
bouleversement émotionnel vécu par les protagonistes d’une situation de
crise, le sentiment de l’inadéquation entre le déjà su, le déjà pensé et
ce qu’ils vivent, l’« élan » irrépressible d’un sursaut de vie et
l’absence de dénomination définie. « Quelque chose de considérable » dit
la prise de conscience collective qui « dépasse » et « déborde »26
les vérités et les codes établis et oriente les habitants de La
Nouvelle-Orléans vers des formes d’action innovatrices et hors normes.
On n’est pas encore dans le champ de la catégorisation cognitive
accomplie, mais dans celui d’une action à la fois ancrée dans le temps
et l’espace et orientée par des enjeux éthiques. Les points forts de
l’évocation sont les suivants : « mobilisation citoyenne », « travail
concret de réinvestissement », « la qualité de leurs engagements ne
cesse de croître », ville « intensément dessinée par ses habitants »,
« contrôle » de « volontés malveillantes sapant la volonté collective »,
« réinvention d’une citadinité » qui « au défaut du politique » et de
son rôle directif, « joue à fond la carte de la délibération publique ».
Il n’y a pas de place ici pour la recherche de responsables à désigner
comme coupables. Les habitants de La Nouvelle-Orléans donnent la
primauté à la construction de l’avenir.
« Oser penser », « juger » et « agir »
- 27 N. Tenzer confirme ici le point de vue de H. Jonas (1979 : 65-66, 423) sur « la peur heuristique » (...)
13On
reconnaît donc l’actant par excellence de la responsabilité collective à
sa volonté de dominer la peur du risque, des doxa, de l’acte de juger
et de l’action. La responsabilité politique exige de l’homme de pouvoir
affirme Alain Duhamel, auteur d’un article de Libération (« Rebonds »,
04/10/06) Intitulé « La nostalgie Jospin », qu’il se livre à une
évaluation « réaliste » et critique des faits, qu’il ne craigne pas
d’énoncer des jugements de valeur à rebours des idées reçues ni de
trancher qu’il soit prêt enfin à se battre opiniâtrement pour ses idées
et pour le bien commun, en dépit des risques à encourir Jospin,
affirme-t-il, aurait eu ces qualités. Mais ce type de courage serait
bien moins fréquent que la « peur », sentiment évoqué et problématisé
par Hannah Arendt, Max Weber et Hans Jonas. Nicolas Tenzer président du
Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique, publie ainsi
dans Le Figaro (27/02/07) un article intitulé « La France
a-t-elle des raisons d’avoir peur ? ». Celle-ci serait le lot de « ceux
qui refusent la liberté [...] puisqu’elle nous met en face de nous-mêmes
et de notre infinie responsabilité », « peur [...] plus forte que
tout » qui apparaît aussi chez « ceux qui, aussi bien englués dans la
répétition de la pensée commune que déroulant la provocation satisfaite
sans pensée ni avenir refusent de prendre le risque de la pensée, ce qui veut dire aussi celui de la singularité »27
(c’est moi qui met en italique). Lun des dangers les plus graves
auxquels l’action politique serait exposée, serait en l’occurrence
l’incapacité de « construire de nouvelles modalités d’action devant un
monde nouveau » et la conduite qui consiste « à se raccrocher au même »
et « à se cramponner à des bribes de doctrines » qui empêchent de
percevoir un réel « évidemment mondial ». On pourrait déduire de
l’article « La nostalgie Jospin », que l’acte d’assumer ses
responsabilités appartient à un paradis perdu désormais inaccessible. Il
n’en est rien et je voudrais analyser, en guise de mise au point
synthétique, le contenu d’un article publié le 25 juillet 2007 dans Libération :
« Gauche, le devoir d’invention. Partir de l’individu confronté aux
bouleversements du monde pour construire un projet collectif
entraînant ». On y trouve en effet la plupart des traits distinctifs de
la notion de responsabilité collective, circonscrits dans mon corpus. Il
s’agit d’un texte programmatique médiatisé par le quotidien dans la
rubrique « Rebonds » et cosigné par quatorze personnalités politiques au
nombre desquelles on compte des parlementaires européens, des
sénateurs, des députés, une adjointe au maire de Paris et une
conseillère générale du Calvados. Voici les points forts de
l’argumentaire des auteurs de l’article :
-
« Appétit de comprendre et de construire l’avenir » : le passé serait le domaine de prédilection de ceux qui ont essentiellement pour fin de désigner des coupables ;
-
pratique lucide et délibérée de l’autocritique : il ne s’agit plus de prouver opiniâtrement qu’on a raison, mais de se livrer à un questionnement éthique. « Analyser ce qui [nous] est arrivé », « ne rien occulter débattre de tout », soit : ne pas s’enfermer dans le credo idéologique doctrinaire d’une éthique de conviction, ne pas avoir peur de problématiser « le rapport à l’opinion », la « pertinence » et la « cohérence » des décisions politiques, la facilité avec laquelle l’adversaire a réussi à « accoler » au parti des auteurs « l’image de l’immobilisme et du conservatisme ». Les coauteurs affirment qu’il faut « savoir nommer les choses », entendu comme savoir reconnaître, par exemple, qu’il peut être utile d’instrumentaliser les critiques du camp adverse, d’en faire « le stimulant de notre pensée collective » ou que le parti a « un grave problème avec la mondialisation » qui implique un « changement de rapports entre les peuples », mais aussi « un bouleversement pour les individus » et la nécessité de « construire un "humanisme de la mondialisation" » ;
-
réfutation de l’argument de l’« impuissance », argument que Max Weber et Hannah Arendt attribuent aux partisans de l’éthique de conviction : « Nous ne croyons pas à l’idée paresseuse d’un mouvement irrépressible de droitisation de la société devant lequel nous n’aurions plus qu’à rendre les armes » déclarent les auteurs de l’article ;
-
décision de faire interagir responsabilité individuelle et responsabilité collective : « ne plus faire l’impasse sur le « désir d’autonomie et de liberté » des citoyens, « partir de l’individu, non pas replié sur notre hexagone mais confronté aux bouleversements du monde, pour construire un nouveau projet collectif entraînant » ;
-
• exercice d’un « devoir d’invention », d’un « formidable effort d’imagination » qui fait écho au devoir d’« atteindre le possible » en s’attaquant « sans cesse [...] à l’impossible » prôné par Max Weber (1919 : 185). Face à ce qu’ils considèrent comme « les grands défis d’aujourd’hui » - « le changement climatique, l’organisation des villes, le vieillissement, la santé, l’éradication de la pauvreté ou la sécurité internationale » -, les rédacteurs de ce document associent les deux conceptions webériennes de l’éthique lorsqu’ils déclarent : « À nous d’exercer un devoir d’invention [soit éthique de responsabilité], sans jeter par-dessus bord nos valeurs essentielles [fidélité sans faille à la pureté de la doctrine] ».
De la responsabilité collective des médias.
14Il
me semble impossible de conclure sans évoquer le rapport des
journalistes du corpus aux concepts d’éthique de conviction et d’éthique
de responsabilité. Cette question mériterait une étude en soi ; je me
contenterai donc de signaler les points les plus significatifs. Il y a
en fait deux types de « postures » déontologiques : celle qui donne
toujours encore la primauté au principe de neutralité, ce qui la place
dans la droite ligne d’une éthique de conviction et celle qui manifeste
la volonté de réactualiser un choix déontologique inverse : le devoir de
résistance au pouvoir exécutif, aux préjugés, aux idées reçues et aux
diktats de la « pensée unique », soit le fameux « devoir d’irrespect ».
Quand dire, c’est s’en tenir à une éthique de conviction.
- 28 Je n’analyserai pas en détails l’article « Journalistes, qu’avons-nous fait à Outreau ? », paru da (...)
15On lit ainsi dans l’article « Journalistes, qu’avons-nous fait à Outreau ? »28 :
« Nous sommes journalistes, notre travail est de mentionner le point de
vue de chacun, même si c’est vrai que je n’y crois pas alors », mais
aussi « la culpabilité ou l’innocence d’accusés n’est, en l’occurrence,
pas mon problème. [...] Je fais de la chronique judiciaire. Ce qui
m’intéresse, c’est si le procès est bien mené ou non, c’est le
fonctionnement de la machine à juger ». La seule prise en charge à
assumer serait donc celle de la vérité référentielle et du contrôle de
la normativité des procédures judiciaires. La prise en charge des
valeurs et donc d’une rationalité axiologique n’est pas envisagée. La
responsabilité morale ne ferait pas partie en l’occurrence de l’éthique
du journaliste. La seule forme de subjectivité affective et/ ou
évaluative évoquée par les partisans de ce positionnement est celle des
acteurs du procès ; le rapporteur la refléterait telle quelle, comme
le ferait un miroir « Quand je fais le papier sur la lecture publique
de l’ordonnance de renvoi, c’est un papier horrible parce que les
accusations sont horribles » écrit l’un des journalistes. On aura
reconnu ici l’axiome de la transparence « objective » du discours
médiatique et la conviction qu’informer, c’est fondamentalement
« essayer d’expliquer, au jour le jour, l’attitude de chacun, [.] de
restituer au mieux le climat de l’audience ». L’absence de
problématisation des tenants et aboutissants éthiques des informations
rapportées, la démarche qui consiste, dans d’autres articles du corpus, à
dire et même à dénoncer le « déclinisme » (culpabiliser, condamner, ce
n’est pas automatiquement responsabiliser) sans envisager de passer du
devoir de neutralité à un « devoir » d’« imagination » de solutions qui
pourraient éviter les conséquences de ce même « déclinisme »,
contribuent au maintien du statu quo et à la légitimation de l’inaction. Un journaliste de Libération (06/10/06)
reproche à Pierre Rosanvallon, dans un article intitulé « Livre. Une
analyse subtile mais sans réponse, sur la place du politique
aujourd’hui », de « suspendre son raisonnement, chaque fois qu’il
s’approche » du « point dur » où il pourrait et devrait passer du
registre de la critique et de la condamnation à celui de la proposition
de réponses concrètes à la question : « où est la place du
politique ? ». Le livre pécherait par manque « de ce qui pourrait
constituer l’ouverture d’une perspective nouvelle ». Or, c’est
exactement ce que font quotidiennement de multiples articles de la
presse écrite. Je me contenterai d’un bref exemple type. Il s’agit d’un
éditorial du Figaro (11/09/06), intitulé « Contre l’ennemi
islamiste ». Larticle stigmatise les « partisans d’un immobilisme qui
frise la complaisance » quant aux sanctions contre les crimes commis par
les terroristes. L’éditorialiste y affirme catégoriquement au moment de
conclure : « la guerre contre le terrorisme ne souffre, elle, aucune
réserve. Elle doit rester totale ». L’éditorial ne propose toutefois
aucune réponse aux questions suivantes : mais quelles sont les formes
innovatrices que cette « guerre » pourrait revêtir ? À qui imputer la
responsabilité de la mener ? Lusage de la force est-il la seule
solution ? Il ne les pose même pas.
Réactualisation du « simple pouvoir de dire » : la responsabilité médiatique revisitée.
16Aux
côtés des défenseurs de la transparence « objective », il y a toujours
eu des journalistes pour affirmer que la presse écrite ne peut se
limiter à la diffusion d’une information neutre et pour insister sur la
fonction critique de « contre-pouvoir ». Ce qui frappe donc dans mon
corpus, c’est l’attestation indirecte de la déperdition de cette
vocation et l’énonciation de la volonté d’une partie des journalistes de
la réactualiser La presse écrite détiendrait encore un pouvoir qualifié
par le titre d’un article de Daniel Schneidermann de « simple pouvoir
de dire » (Libération, 29/06/07) ce que les doxa voudraient
« occulter ». Daniel Schneidermann y argumente en faveur du « simple
pouvoir de la parole » et du fait que « les mots seuls, peuvent parfois
faire bouger les lignes ». Rester lucide, reconnaître la relativité du
pouvoir des mises en mots médiatiques, mais courir néanmoins le risque
de renoncer au paravent des « allusions codées » et des « formules
byzantines », et accomplir explicitement l’acte de dire, soit :
affronter l’impossible à partir du possible. Ceci correspond bien à l’ethos de
l’homme politique, partisan d’une éthique de responsabilité, défini par
Max Weber (1919 : 185). L’éthique de conviction et l’éthique de
responsabilité convergent enfin dans cet éditorial publié dans Libération (05/05/07)
et intitulé « Présidentielle. Dernier jour de campagne Une gauche
renouvelée ». Dans cet article, ce qui frappe ce sont les points
suivants :
-
la désignation claire et nette du refus du projet politique adverse, mais sans recours à la moindre violence verbale, sans afficher la conviction d’avoir raison : « Soyons francs ; ce rêve-là n’est pas le nôtre. Non qu’il soit illégitime ou peu respectable » ;
-
- 29 Cet aspect du sentiment de responsabilité collective est considéré par J. Rifkin, dans Le Monde di (...)
l’ancrage dans « les réalités du monde » associé au sentiment d’une responsabilité « envers [...] le message des révoltés » et donc l’incitation à agir pour soi, certes, mais surtout pour l’Autre29 ; -
l’articulation des deux éthiques, telle qu’elle se manifeste dans les dernières lignes de l’article : « nous préférons être minoritaires en respectant notre idéal », soit en termes wébériens, protéger la pureté idéologique de nos convictions, mais « sans exclure quiconque. Au nom de notre passé, au nom de notre avenir », soit « au nom » certes du devoir de veiller sur la pureté de la doctrine, mais surtout au nom de celui d’agir pour le « bien-être » des générations futures.
Conclusion
17Le
désenchantement pessimiste ou cynique et les constats d’impuissance
occupent une place centrale et même prépondérante dans les discours qui
circulent à l’heure actuelle dans les médias, mais aussi dans de
nombreux ouvrages en sciences du langage où il est de bon ton de douter
de la rationalité du langage et des mises en mots comme de l’autonomie
du sujet d’énonciation. Celui-ci y est le plus souvent présenté comme
asservi par de multiples contraintes discursives et plus attiré par les
stratégies d’effacement énonciatif et de dénégation de toute
responsabilité que par l’acte d’assumer la responsabilité de ses dires.
Le but de cette contribution était donc d’augmenter la visibilité du
discours inverse, non pas pour tenter d’effacer toute trace du premier,
mais pour souligner la nécessité de leur interaction. La « peur »
« heuristique » conceptualisée par Hans Jonas (1979) et la tentation de
la démission, justifiée par un souci d’équité (prendre position « pour »
ou « contre » serait contraire à un rationalisme « égalitaire ») ou de
mise en question désenchantée (problématiser est l’une des conditions de
possibilité de toute réflexion éthique), devraient toujours être
pensées au prisme de leur contraire : l’acte d’assumer ses dires et la
nécessité d’affronter les risques, de trancher et d’agir. Le
désengagement, dans le champ du politique, et la non-intervention
catégorique dans celui de la réflexion scientifique sur le langage ne
sont pas les seules options valides. Le refus d’agir des tenants d’une
« éthique de conviction », avant tout soucieux de ne pas compromettre la
« pureté » de leur doctrine ou de principes épistémologiques absolus,
pourrait être revisité quand il s’agit de la prise en charge de
jugements de valeur et d’une éthique de responsabilité envers les
générations à venir et le bien commun. Les argumentaires qui constituent
la trame des textes du corpus nous ont permis d’observer et de
circonscrire une éthique du discours, essentiellement orientée vers un
questionnement sur des valeurs et sur l’action. Il est donc bien
nécessaire et légitime de prôner aux côtés d’une conception
philosophique et/ou linguistique de la responsabilité essentiellement
centrée sur la prise en charge discursive du « Vrai », une conception
complémentaire dont l’objet est la prise en charge discursive des
valeurs et la justification de cette prise en charge par une rationalité
axiologique.
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Notes
1
Voir à ce sujet « Prise en charge et imputation, ou la prise en charge
à responsabilité limitée... » (Rabatel, 2008, à paraître), Dendale,
Cottier (2004, 2005), Koren (2008a, 2008b).
2 Toutefois, il existe trois exceptions dans Libération : le quotidien donne la parole à deux journalistes de La Tribune dans « Rebonds » (II/II/07, « Les Echos, La Tribune, même enjeu : le pluralisme de la presse économique. Quelle indépendance ? ») ; à plusieurs journalistes de I’afr, de France3-Nord, du Figaro et de Libération, réunis
pour une table ronde intitulée « Journalistes, qu’avons-nous fait à
Outreau ? » (« Rebonds », I3/06/06) ; à H. Brusini, directeur délégué à
l’information à France 3, dans « Rebonds » (09/I0/06, « Le contre champ
du reporter »).
3
Je ne reviens pas ici sur d’autres considérations théoriques non moins
importantes comme la légitimité scientifique de l’approche linguistique
de notions philosophiques comme l’éthique et la responsabilité : le
travail a été fait par A. Rabatel et A. Chauvin-Vileno dans Semen (2006 : 5-24). J’ai explicité mes propres prises de position sur le sujet dans cette même livraison.
4
Ceci est lié au système politique de « délégation » dans lequel le
citoyen confie le droit d’agir en son nom à ses représentants. Voir à ce
sujet, Arendt (1964 : 175-176, 180, 183).
5
Je ne développerai pas ici la question du lien qui lie les concepts de
responsabilité et de mémoire collective. Voir à ce sujet Arendt (1964 :
58-59, 175-176).
6
Au sujet de l’analyse approfondie des acceptions usuelles de ce terme,
voir Arendt (1964 : 76, 67) et, dans le cas de l’emploi de la
qualification par les dirigeants d’un régime totalitaire (ibid. : 74, 66, 78).
7 Voir à ce sujet Arendt (1964 : 76, 182).
8 Au sujet de ce type de « solidarité », voir Koren (2006 : 99-103).
9
Comment ne pas penser ici au ton péremptoire des innombrables
éditoriaux de la presse écrite contemporaine, où l’effacement énonciatif
contribue à transformer ce qui est une prise de position
inéluctablement subjective en évidence indiscutable.
10
Cet aspect de la conceptualisation de la notion trouve de nombreux
échos dans le corpus. L’affaire du sang contaminé, mais aussi celle
d’août 2003 où plus de 10 000 personnes ont trouvé la mort en France à
cause d’une canicule exceptionnelle, pourraient constituer des
illustrations types. Le remplacement d’un questionnement sur l’avenir
par la recherche passéiste de coupables caractérise aussi le fameux
article de J.-Cl. Guillebaud, intitulé : « Cinq jours de dérapage
médiatique analysés heure par heure. Roumanie : qui a menti ? » (Le Nouvel Observateur 05-09/04/90) et, plus près de nous, par exemple, l’article de deux magistrats médiatisé par Libération (25/09/06)
et intitulé : « Tous responsables du gouffre social creusé sous nos
pieds. La rançon de nos abandons ». L’article s’achève ainsi : « Au bal
des hypocrites, nous sommes tous responsables politiques, préfets,
juges, policiers... tous responsables de notre impuissance à maintenir
un ordre social encore décent. Tous responsables et tous coupables ». Le
sophisme condamné par H. Arendt se profile derrière cette conclusion
qui se contente de dénoncer (et d’exonérer via la culpabilisation générale) au lieu d’imaginer des solutions pour l’avenir.
11 Voir « les falsifications des faiseurs d’images nés » (Arendt, 1964 : 51-52).
12
Voir à ce sujet Weber (1919 : 166) : « contrefaçon vulgaire », « vile
manie de celui qui a toujours raison » et qui passe son temps à chercher
les coupables ; voir également le « penchant pseudo-éthique à avoir
raison à tout prix » lié à un besoin de « diffamer »(ibid. : 167, 179).
13 Voir « Responsabilité personnelle et régime dictatorial » (Arendt, 1964 : 74-75).
14
Comment ne pas penser ici à la fameuse rhétorique médiatique du « ça
parle », de l’ironie du destin et des effets d’objectivité par
effacement énonciatif…
15 La similitude avec le point de vue de H. Arendt (1964 : 51-52, 62) évoqué ci-dessus est frappante. Voir également la note 16.
16 En voici une illustration éloquente, extraite de la conclusion d’un éditorial de Libération (05/05/07),
intitulé « Présidentielle. Dernier jour de campagne » : « Nous
préférons être minoritaires en respectant notre idéal, plutôt que de
l’affadir dans une neutralité sans âme. À gauche donc, plus que
jamais ».
17 Voir également l’analyse de la position de J. Bentham dans la note 2 de l’introduction du dossier.
18 Le titre de docteur honoris causa a
été « offert » à R O. Keohane de l’Université de Princeton à l’occasion
du soixantième anniversaire de la « refondation de Sciences po »,
précise Le Figaro (22/08/06). R. O. Keohane insiste notamment
sur le fait qu’un « système de responsabilité » collective repose « dans
le jeu politique mondial » sur « différents éléments : la supervision,
la dimension juridique. le rôle des marchés, l’interaction avec les
pairs et la réputation ». Je reviendrai plus bas sur cette définition
qui accorde une place centrale à la société civile et à sa 19 fonction de « supervision ».
19 Voir également, à ce sujet. l’extrait de l’ouvrage de J. Rifkin. publié dans Le Monde diplomatique (04/05),
où le chercheur souligne l’importance de l’accomplissement d’une
« tâche inachevée : l’adoption d’une "éthique personnelle’. de
responsabilité à l’égard des vastes communautés de vie qui constituent
la Terre ». « Si l’on veut vraiment changer les choses », poursuit-il,
« il faut que l’engagement en faveur des autres êtres humains, nos
semblables, et de notre biosphère commune soit le fruit d’un profond
sentiment personnel en même temps que l’objet d’une législation
collective ». Voir aussi un article publié dans Libération (11/07/02,
« Le politique face à la société médiatique ») et dont voici un
extrait : le monde est devenu « cette réalité qui entre quotidiennement
dans les foyers » et qui transforme l’individu en être collectif ; la
mondialisation serait la « nouvelle échelle de vie » et le rapport que
le lecteur ou le spectateur entretient avec elle, un rapport complexe
« suscitant tout un système du monde et de soi dans le monde, qui tisse
le contexte de représentation dans lequel, ensuite, la parole politique
traditionnelle et rationnelle a bien du mal à percer ».
20 On peut trouver un écho de ce point de vue dans l’extrait des Dits et écrits de
M. Foucault (1980, 2001 : 927), cité par A. Rabatel ici-même :
« Curiosité, futilité. Le mot, pourtant, me plaît. Il me suggère tout
autre chose : il évoque le "souci" ; il évoque le soin qu’on prend de ce
qui existe et pourrait exister ; un sens aiguisé du réel mais qui ne
s’immobilise jamais devant lui ; une promptitude à trouver étrange et
singulier ce qui nous entoure ».
21
Le contraire de ce trait distinctif serait donc le « déni de
réalité », déni de réalité, par exemple, des institutions ou des
intellectuels qui nient la possibilité de définir le concept de
terrorisme, déni de réalité condamné dans « Sécurité et autorité » par
l’éditorialiste du Figaro (29/09/06) en ces termes : « en ce
domaine aussi, on recourt à l’habitude si française de résoudre un
problème en le niant. Pourtant, l’omerta n’empêchera pas
l’opinion de conserver ses certitudes et de réclamer le droit à la
sécurité ». Voir aussi « Agir ensemble contre le racisme », paru le 16
juillet 2004 dans Libération (« Rebonds ») : « Depuis le début
de l’année, les actes antisémites et antimaghrébins (ou antimusulmans)
continuent à augmenter Prendre prétexte de la mystification du rer d pour l’oublier ce serait, là encore, laisser s’aggraver les choses et commettre un déni de réalité ».
22 R. O. Keohane utilise le terme de « réputation » dans l’extrait du Figaro cité
ci-dessus et la définit ainsi : « La réputation est une forme de
"puissance douce" » entendue comme la « capacité à infléchir les
préférences des autres ». « Les dirigeants sensés peuvent comprendre
qu’une réputation d’honnêteté et de fiabilité est un outil diplomatique
essentiel ».
23
Il aurait été utile d’analyser ici le discours des articles du corpus
sur la question de l’« irresponsabilité », mais les antonymes discursifs
de ce nom jouent un rôle beaucoup plus important que celui-ci de ses
antonymes lexicaux. Il s’agit de l’« irresponsabilité » de l’État dans
le cas de l’affaire du sang contaminé, mais aussi, dans le cas des
médias, de l’« irresponsabilité » de rapprochements associatifs comme
l’assimilation polémique d’une cible à l’un des parangons actuels du mal
(la « nazification » de l’ennemi idéologique ou militaire par exemple)
ou la généralisation abusive de « certains Serbes », qualification qui
se transforme dans la trame de l’article en tous « les Serbes » et
aboutit à la condamnation d’une « société entière » (Libération. 04/1
1 /2000) ; « irresponsabilité » aussi de la déréalisation de
l’événement médiatique qui met sur le même plan « une maison abattue à
Jénine » et « un pavillon brûlé en banlieue » et nuit ainsi à
l’intelligibilité de l’événement et donc à son interprétation ;
l’obscurcissement du sens freinerait ou annulerait la possibilité de
l’action.
24
Le « citoyen global » serait un nouveau type d’actant. Voir à ce sujet
« Rêve américain, rêve européen » par J. Rifkin, professeur à
l’Université de Pennsylvanie (Le Monde diplomatique, 04/05). On
voit aussi apparaître un individu d’un nouveau type, « esprit frondeur
et décomplexé » : le « cybermilitant », « activiste » qui affiche ses
prises de position individuelles, à rebours des pressions
institutionnelles, au nom de la recherche du bien commun. Voir à ce
sujet, Le Monde (23/04/07) : « En quelques mois, Internet a 25 changé la figure du militant ».
25
R. O. Keohane considère que « seule une société civile mondiale
dynamique dans laquelle de nombreux groupes surveillent sous divers
angles les actions des gouvernements, des institutions multilatérales et
des autres puissances, garantit véritablement l’efficacité de la notion
de responsabilité dans le jeu mondial ».
26
À ce sujet, voir ici-même la note 3 de la contribution d’A. Rabatel où
celui-ci insiste sur la distance qui sépare les concepts de « code
déontologique » et d’« éthique », mais aussi celui d’A. Rabatel et A.
Chauvin-Vileno (2006 : 9) où il est question, dans le contexte d’une
réflexion sur la responsabilité des chercheurs, de « questions » qui
« n’épuisent pas les problèmes » et des domaines « au-delà » desquels
les savoirs « bien balisés » perdent de leur « pertinence ». On
reconnaît dans tous ces commentaires la référence à un trait intrinsèque
du questionnement éthique : le sentiment d’un « dépassement »
nécessaire et incontournable, de la nécessité de « capter le sens qui
déborde l’action » (Fontanille, 2007 : 5) et donc d’un manque à résoudre
par l’action et non pas par un retrait frileux dans la « pureté » de
l’« éthique de conviction ».
27
N. Tenzer confirme ici le point de vue de H. Jonas (1979 : 65-66, 423)
sur « la peur heuristique », en affirmant qu’« elle nous met en face de
nous-mêmes et de notre infinie responsabilité ». La peur d’agir devrait
nous permettre de penser son contraire : la nécessité bénéfique de la
responsabilité et de l’action. « Pas plus que l’espérance, la peur ne
doit inciter à remettre à plus tard la véritable fin, la prospérité de
l’homme sans diminution de son humanité » affirme H. Jonas.
28 Je n’analyserai pas en détails l’article « Journalistes, qu’avons-nous fait à Outreau ? », paru dans Libération (13/03/06), puisque G. Bastin consacre ici même son article à cette affaire.
29 Cet aspect du sentiment de responsabilité collective est considéré par J. Rifkin, dans Le Monde diplomatique (05/05),
comme un trait spécifique de la conception européenne d’une « éthique
universelle ». Les Européens voudraient « vivre » en effet « dans un
monde où tous seront inclus, où personne ne sera laissé au bord du
chemin ».
Pour citer cet article
Référence papier
Roselyne Koren, « « Éthique de conviction » et/ou « éthique de responsabilité » », Questions de communication, 13 | 2008, 25-45.Référence électronique
Roselyne Koren, « « Éthique de conviction » et/ou « éthique de responsabilité » », Questions de communication [En ligne], 13 | 2008, mis en ligne le 01 juillet 2010, consulté le 15 janvier 2014. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/1611Auteur
Roselyne Koren
Analyse du discours, argumentation, rhétorique université Bar-ilan, Ramat Gan korenr1@mail.biu.ac.il
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