Quels médias concernés
?
Patrick Eveno,
historien, spécialiste de la presse : Vos CP s'intéressent-ils à tous les organes de
presse, ou seulement à ceux qui font de l'info générale ou encore, à ceux qui
comptent des journalistes ?
Dominique von
Burg : En
Suisse, la presse écrite, la radio et la télévision sont partie prenante du CP.
Les radios et télévisions privées ne sont pas encore représentées au sein de
notre CP. Mais nous traitons des plaintes contre ces médias et ils l'acceptent.
Notre autorité morale et notre légitimité sont reconnues. Notre champ de
compétence est celui de l'information générale, considérée de manière très
large, incluant par exemple la presse people.
Flip Voets : Notre critère de
compétence est : le journalisme. Pas le journaliste mais le journalisme. Ce qui
nous amène à traiter de plaintes contre des sites Internet qui font du
journalisme régional ou local, sans personnel professionnel. Le syndicat de
journalistes belges, qui représente plus de 80% des professionnels, fait partie
de nos fondateurs, tout comme les associations d'éditeurs de journaux, de
magazines et hebdos, les télévisions privées, les télévisions régionales.
Depuis 2004, la radiotélévision publique est aussi membre de notre conseil.
Marc-François
Bernier :
Tous ceux qui prétendent faire du journalisme au Québec, individus,
organisations, médias traditionnels ou nouveaux, entrent dans le champ de
compétences du CP. Il y a quelques mois, les radiodiffuseurs privés du Québec
ont quitté le CP parce qu'ils sont également soumis à un organisme de
régulation fédéral canadien. Nous leur avons dit que nous continuerions à
traiter les plaintes les concernant. Ils nous ont répondu qu'ils ne
collaboreraient pas. Ca va poser un réel problème de légitimité.
Quel
financement ? Faut-il faire appel au législateur ?
Jacques
Morandat, directeur de la Fédération française des agences de presse, membre de
l'APCP : En
France, ne pourrait-on pas proposer un financement du CP par l'Etat, décidé par
la loi ? Ainsi d'éventuels retraits des éditeurs ne paralyseraient pas le
système... Ce n'est pas un modèle intellectuellement idéal mais c'est un modèle
pratique.
Jacques
Trentesaux, journaliste à « L'Express » : Je ne vois pas comment
aboutir en dehors d'une prise de décision législative. Le fonctionnement d'un
CP peut être paritaire mais l'impulsion devrait venir de l'Etat. Il s'agit
quand même d'une question d'intérêt général et de service public… Et puis le
contexte actuel est particulièrement plombé, tant pour les entreprises de
presse que pour les journalistes…
Marc-François
Bernier :
S'il y a bien une erreur à éviter, c'est de laisser la question du financement
à des gens qui vont faire peser le risque d'un retrait du CP. Idéalement, il
faut un financement garanti à long terme, sur cinq à huit ans. Si les
entreprises privées refusent d'assumer leur part de responsabilité, c'est à
l'Etat de l'assurer. Cet argent public doit provenir de programmes normés et
non, évidemment, être le fait du prince.
Flip Voets : Nos ressources
proviennent pour moitié des éditeurs et pour moitié de l'union des
journalistes, qui reçoit des subsides du gouvernement. Du côté belge
francophone, qui va adopter un modèle identique au nôtre, il y a eu
intervention du législateur parce que des grands médias étaient réticents. Le Parlement
de la Communauté française a voté un décret de reconnaissance d'une instance
d'autorégulation. Et la condition pour obtenir des subsides publics en tant que
média est de faire partie de cette instance.
Dominique von
Burg : En
Suisse, nous estimons que les subsides de l'Etat ne sont pas la meilleure
garantie d'indépendance. Nous n'en avons pas et nous n'en recherchons pas.
Notre dépendance est très relative car ce sont les associations d'éditeurs qui
paient les cotisations permettant au CP de fonctionner, au côté des syndicats
de journalistes et de la radiotélévision publique ; ce ne sont pas les maisons
d'édition elles-mêmes.
Denis Ruellan : Lorsque l'Etat intervient
en matière de presse et de journalisme, c'est souvent en dernier recours, parce
que les choses sont bloquées. Ce fut le cas pour la loi de 1935. Mais partant
de là, un vrai travail paritaire s'est mis en oeuvre et s'est traduit,
notamment, par la création de la commission de la carte professionnelle. Donc,
on peut espérer qu'une intervention de l'Etat, qui définirait le cadre d'un CP,
serait bénéfique.
Yves Agnès : L'APCP est plutôt
favorable à l'existence d'un texte législatif, de nature à donner une
légitimité supplémentaire à une initiative de la profession et du public.
Quelle représentation
et quelle place pour le public ?
Claire Monod ,
Société des lecteurs de « Libération » : Qui représente le public
dans les CP flamand, suisse et québecois ? Les associations de lecteurs ou
d'auditeurs y ont-elles leur place ? Quelles sont les modalités d'exercice des
mandats, qui apparaissent comme une lourde charge ?
Marc-François
Bernier : A
ma connaissance, les représentants du public au Québec sont présents à titre
individuel. Ils ne peuvent représenter des associations ou des groupes d'intérêt
; le CP veut éviter cela.
Christian
Gautellier, des CEMEA (Centres d'Entraînement aux Méthodes d'Education Active) : Si on veut recréer un
vrai dialogue entre le public et les médias, il faut que ces derniers se
confrontent à des collectifs, des associations de consommateurs ou de citoyens.
Et non à des individus qui ne représentent qu'eux-mêmes. C'est quelque chose de
nouveau à construire mais c'est un levier essentiel.
Denis Ruellan : La déontologie a été
insuffisamment pensée vis-à-vis du public. Les sociétés de lecteurs par
exemple, et le public en général, pensent qu'il ne s'agit pas seulement d'une
question de morale professionnelle et que la responsabilité s'exerce de façon
collective. Donc, il ne faut pas forcément attacher la déontologie au statut
des journalistes. Au fond, on pourrait considérer que les sources sont aussi
des acteurs de la réflexion sur la responsabilité en matière d'information ;
elles sont structurées, elles ont des organisations, des acteurs
professionnels. Tous ces gens doivent participer au débat.
Jérôme Bouvier : Les journalistes et les
éditeurs seraient assez favorables à ce qu'une instance de régulation et de
médiation soit une affaire paritaire et qu'on ne « s'embête » pas
avec le public. Au-delà de l'affichage et des bonnes intentions, le public
apporte-t-il quelque chose à vos délibérations ?
Marc-François
Bernier :
Au Québec, ces derniers temps, ceux qui ont combattu le plus pour que le CP
conserve sa mission de tribunal d'honneur sont les représentants du public. Le
public a sa place et toutes les enquêtes montrent qu'il veut parler de
l'information et qu'il a des attentes très élevées. Il faut s'en préoccuper,
sinon il n'y a pas de légitimité.
Yves Agnès : A l'APCP, nous avons
considéré le fait qu'un certain nombre d'associations, comme la Ligue de
l'Enseignement, les associations de consommateurs, les associations d'usagers
telles que AQIT, s'intéressent à l'information. Comment faire pour garantir une
légitimité à ces associations ? Nous continuons nos réflexions sur ce point,
notamment autour de l'idée d'un appel à candidatures.
Conseil de
presse et médiation
Henri Amar,
médiateur du groupe La Dépêche du Midi : Je voudrais exprimer un certain nombre de
réserves sur le modèle proposé pour la France. Sur la lourdeur de l'appareil,
d'abord, qui doublerait la législation et risquerait de compliquer les choses.
Dans le financement, je vois également un vice de naissance, puisqu'il y aurait
une dépendance instituée. Soit à l'égard des fonds publics, soit par l'intermédiaire
d'une fondation, soit par l'intermédiaire des éditeurs. Par ailleurs, l'analyse
produite ne prend pas en compte l'évolution du comportement du public. Notre
expérience en tant que médiateurs montre qu'il se situe souvent dans une
logique marchande, sans rapport avec l'éthique. Autre réserve : si on encadrait
d'une façon trop stricte la pratique journalistique, un certain nombre
d'affaires ne sortiraient jamais. Enfin, la médiation est essentiellement une
relation de personne à personne ; elle a été instaurée pour cela et il est
important de ne pas briser ce dialogue, en y substituant des structures.
Dominique von
Burg : En
Suisse, nous n'exerçons aucune fonction de médiation. Nous statuons sur la base
de plaintes ou autres saisines, pour déterminer si le code déontologique a été
violé et pourquoi. Ensuite, nous essayons de faire évoluer la déontologie
professionnelle. La médiation est une excellente institution mais je pense
qu'il ne faut pas mélanger les deux fonctions. C'est en rendant public nos avis
que nous faisons avancer la discussion. Une fonction de médiation qui viserait
à ce que les parties se mettent d'accord, et que l'affaire ne soit pas
publique, irait à l'encontre de cette démarche. Nous entrons en matière
indépendamment de qui dépose la plainte ; la personne n'a pas besoin d'être
touchée par l'article ou l'émission. Le conseil est donc bien dans le domaine
de la déontologie journalistique et pas dans la réparation des torts.
Flip Voets : En Belgique, nous faisons
de la médiation. Le plus souvent les gens demandent une solution rapide et
c'est ce que la médiation peut offrir. Evidemment, elle peut être faite au sein
des médias mais de nombreux petits médias n'en ont pas la possibilité. Par
ailleurs, dans certains cas, les gens ne veulent plus s'adresser au média
concerné parce qu'il y a eu un conflit sérieux. Dans ces cas, un médiateur
national au sein d'un CP national a quand même sa justification. En ce qui
concerne le marchandage, jusqu'à présent, nous n'avons eu qu'une ou deux
discussions sur des montants à payer, dans des cas de fautes déontologiques
très graves.
Conseil de
presse et charte de déontologie
Eric Marquis,
vice-président SNJ de la commission de la carte professionnelle : Pour nous, SNJ, la question
d'une instance de médiation ne peut être dissociée de quelques autres points.
D'abord, l'intégration d'une charte des droits et devoirs des journalistes,
opposable juridiquement aux parties, dans la convention collective ; si on crée
une instance de médiation sans qu'il y ait de code, ce sera l'arbitraire.
Ensuite, l'élargissement des compétences de la commission de la carte aux
questions déontologiques, la "conditionnalisation" des aides de
l'Etat au respect de ces mêmes règles déontologiques et la reconnaissance des équipes
rédactionnelles. Cela forme un tout.
Alexis Guedj,
avocat en droit de la presse : Nous avons parlé de la
"déjudiciarisation" des rapports entre le public et la presse. Mais
nous avons oublié une vertu des CP, qui est de contraindre le législateur à
créer des droits propres aux journalistes. Je prends l'exemple de la protection
du secret des sources, règle éthique fondamentale, qui traîne dans les cartons
de l'Assemblée nationale. Quand j'ai été auditionné par les parlementaires
l'année dernière, j'ai été interpellé : "Mais au fond qui est journaliste
? Quels sont les gages de crédibilité qui nous sont donnés quant à la manière
dont le métier est exercé ?". Si un CP veillait au respect de l'éthique et
de la déontologie, le législateur ne pourrait plus nous poser ces questions.
Sur l'inscription d'une charte de déontologie dans la convention collective, je
suis réticent car ces questions tomberaient alors dans le champ d'intervention
des conseils de prud'hommes. On en reviendrait à une judiciarisation du débat.
Flip Voets : A ma connaissance, en
Belgique, seul le statut de la radiotélévision publique fait référence à un
code déontologique qui doit être appliqué par la direction et les journalistes.
Dominique von
Burg : En
adhérant au Conseil de Fondation du CP suisse, les associations d'éditeurs des
trois régions linguistiques se sont engagées à reconnaître la charte et à
l'intégrer dans les lettres d'engagement des journalistes. C'est une annexe au
contrat de travail et non à la convention collective.
Les plaintes…
et le reste
Christian
Gautellier, des CEMEA : La pratique de vos trois CP ressemble à celle d'un "bureau des
plaintes". Ce qui m'intéresse davantage, c'est la possibilité
d'autosaisine sur des questions larges et d'intérêt général, par exemple la
représentation des jeunes dans les médias ou la discrimination.
Flip Voets : Notre CP a aussi un rôle
d'animateur de débat et nous avons des contacts réguliers avec les associations
; comme celle des parents de victimes de suicide, qui a travaillé avec les journalistes
sur le traitement du sujet.
Dominique von
Burg : Vous
avez raison, les rapports de confiance entre public et médias sont un vaste
chantier. L'activité d'un CP permet de montrer au public quelles sont les
règles professionnelles, les manières de faire des journalistes. C'est sa
fonction centrale mais il reste bien d'autres choses à faire.
Vincent David,
membre de l'APCP : Il y aurait un intérêt à savoir comment les journalistes traitent de
certaines questions ou pas. Des associations représentatives, au sein du CP,
pourraient exposer les problèmes, dire les manquements, demander pourquoi on ne
parle pas de tel sujet…
Dominique von
Burg : Les
acteurs sociaux jouent leur rôle, ils n'ont pas besoin du CP pour cela.
Eric Marquis : Si on imagine que des
gens nous diront "Cette semaine, les médias doivent traiter de tel ou tel
sujet", c'est vraiment l'épouvantail à agiter pour écoeurer la profession
de toute perspective de CP.
Patrick Eveno : Un CP ne serait
évidemment pas chargé de déterminer les bons sujets à traiter, au bon moment, à
la bonne page, etc. Pour évoquer cela, on a des observatoires
sociologico-médiatiques et une association comme Les entretiens de
l'information. Ne mélangeons pas tout.
Lorenzo
Virgili, photo-journaliste, membre du Rassemblement des associations de
journalistes (RAJ) : Dans vos pays, suite aux avis que vous avez émis, les médias
incriminés ont-ils changé leurs pratiques ?
Marc-François
Bernier :
Dans certains cas, oui, il y a eu changement. Au Québec, la couverture des suicides
est aujourd'hui très sobre. Et c'est le résultat du travail du CP et d'autres
instances. Malheureusement, les décisions qui modifient le plus les pratiques
demeurent les décisions des tribunaux.
Jérôme Bouvier : Reproche-t-on à un
système judiciaire démocratique de ne pas empêcher les crimes et les délits ?
La presse britannique n'est pas avare de dérapages alors qu'elle a un CP depuis
quelques dizaines d'années. Je crois qu'il ne faut pas attendre d'un CP des
vertus miraculeuses.
Pourquoi ça
bloque en France ?
Jacques
Trentesaux, journaliste à « L'Express » : Que pensez-vous de la
situation en France ? Comment comprenez-vous que le pays ne soit pas doté d'un
CP ? Pourquoi ça bloque ?
Marc-François
Bernier :
Ce qui me fascine dans le système médiatique français c'est sa composante
idéologique : c'est-à-dire que le public ne semble pas important pour les
journalistes. Ce qui est important, ce sont leurs idées, leurs convictions,
leurs préjugés, leurs discours. Je suis Nord-américain, je vis dans une culture
où la mission du service public du journalisme est très importante, avec tous
les vices que ça peut avoir. Ici, il y a un manque d'autocritique, il n'y a pas
d'analyses pointues. On peut reprocher aux médias américains d'avoir failli
lors de l'invasion de l'Irak, par exemple, mais ce sont les seuls qui publient
des cahiers spéciaux pour faire l'autopsie de leurs erreurs. Avec la charte de
1918, vous êtes trois générations derrière les Anglo-saxons ! Même le projet de
charte de qualité que j'ai sous la main ressemble à un texte des années 70.
C'est un énoncé général et généreux mais il n'est pas opérationnel. Pas un juge
ne peut se prononcer à partir d'un tel texte. Donc, vous avez du travail pour
rattraper les Anglo-saxons mais il est en route et vous allez pouvoir éviter
toutes les erreurs qu'ils ont faites pendant trente ans.
Flip Voets : Il est très dommage que
la France n'ait pas encore de CP ou d'instance d'autorégulation. C'est une des
dernières grandes démocraties d'Europe à ne pas en avoir. Tous les pays ont
leurs particularités et la France devra chercher les siennes. En passant par la
voie législative, pourquoi pas ? Mais faites-le !
Dominique von
Burg : J'ai
un peu l'impression que tout en France se pose en termes de rapports de force.
Et que créer un CP, c'est vouloir tout résoudre ou bien courir tous les
dangers. Je crois qu'il faut être plus modeste. On ne résout pas tout avec un
CP, certainement pas, mais on ne met pas tout par terre non plus. A mon avis il
faut bien cerner ce que l'on veut.