Pourquoi plus de 100 ans de blocages ? Denis Ruellan professeur des universités, responsable de la formation au journalisme à l’IUT de Lannion




La demande qui m’a été faite par le comité organisateur de ce colloque est de tenter d’éclairer cette question : Pourquoi plus 100 ans de blocages ? dans l’élaboration de dispositifs et de procédures qui viendraient placer la déontologie plus au centre de la régulation des rapports professionnels et sociaux qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Pour répondre à cette demande, je me propose d’exposer ce que je crois être la place du discours sur la morale professionnelle dans la construction de l’identité collective des journalistes.
Comme tout métier, l’exercice au quotidien du journalisme implique le réglage de relations avec trois instances :
- les destinataires, clients, publics
- les fournisseurs, mandants, sources,
- les collègues, concurrents, pairs
Tout praticien d’un métier règle ses relations avec ces instances en référence à trois cadres :
- les routines de travail
- les lois et les règlements
- les représentations de soi (individuelles et collectives)
Autrement dit, par exemple, un journaliste établit sa relation à une source dans un cadre légal qu’il se doit de respecter (ne pas diffamer), en reproduisant des habitudes de travail sédimentées par le collectif et l’histoire (ne pas accepter de contrepartie), sans déroger à l’idée personnelle et partagée sur ce qu’il doit être et faire (maintenir la distance tout en restant au contact).
La représentation passe pour l’essentiel par un discours : sur soi, sur les autres, sur les relations à l’altérité. Chez les journalistes, ce discours a considérablement investi le champ de la morale professionnelle, plus que tout autre (par exemple le rôle social, l’apport démocratique, la compétence, la technique).
La technique a été, un temps (à partir des années 60), un argument dont se sont saisi les journalistes pour légitimer leur autonomie et leur expertise propre de généralistes de l’information. Fut une époque récente où les journalistes, en compétition avec les experts de toutes les spécialités qui envahissaient l’univers médiatique (les news magazines, la télévision), ont fait valoir que le journalisme était une pratique normée, basée sur des techniques et des technologies, qui garantissaient l’objectivité de la démarche et du résultat, et que tout le monde ne pouvait pas posséder. Mais ce discours est largement enfoncé avec l’avènement de l’internet.
Reste la déontologie, qui est le fil d’Ariane du discours identitaire des journalistes français, depuis le 19e, depuis les premières associations (1879) et les congrès internationaux (fin 19e), et qui traverse tous les épisodes de la construction identitaire des journalistes. Pourquoi cette importance ? J’ai cru un temps que les journalistes tentaient, tel Sisyphe, de remonter éternellement le crédit de leur métier, de laver sans fin une salissure originelle qu’on lit tant dans les mots de ceux qui ne les aiment pas, sans doute parce qu’ils leur ressemblent trop. Oui, les journalistes ont désespérément voulu être reconnus, aimés, respectés, notabilisés. Et ils y sont parvenus, et cet inlassable effort pour remonter l’estime du métier au sommet des valeurs sociales aurait dû cesser.
Faisons l’hypothèse d’une autre raison : prendre la déontologie comme un discours sur soi, dont le rôle est de parler de soi pour régler les relations avec autrui, ces relations étant intrinsèques, donc permanentes, et néanmoins changeantes. Prendre alors la déontologie pour le discours que les journalistes tiennent sur eux-mêmes et par lequel ils disent ce qu’ils sont et en quoi ils sont différents ; en quoi les autres ne peuvent prétendre être ce qu’ils sont, des journalistes.
Cette démarche nous conduit à tisser la toile de l’histoire sur cette trame du discours de la déontologie. À grands pas, elle dessine cinq périodes :
1 - De 1830 à 1918, l’émergence d’un groupe professionnel, qui se met à croître par l’invention d’une nouvelle activité, la presse d’information dont l’existence est confirmée par le journal populaire à fort tirage. Le nombre de journalistes permet de se rassembler, de façon informelle puis en associations, tout d’abord plus politiques, puis fondées sur des divisions catégorielles. Patrons de presse, journalistes, écrivains, politiques, amateurs, tout fait bois pour ces cercles de sociabilité dont l’objectif est non seulement de se reconnaître et de partager les soucis d’une « grande famille », mais d’être reconnus par la société, par le public. La grande préoccupation des gens de presse de l’époque est d’atteindre une notabilité, refusée à ce métier qui n’est encore reconnu que par défaut. Rehausser le crédit de la profession en train de naître, voilà l’objectif des association, qui serrent les rangs sans préoccupation de classe. Et dans ce combat, la déontologie est l’argument principal : au public, on dit que l’on est (ou sera) respectable parce qu’on a une morale, celle-ci étant la mesure par laquelle on accepte(ra) ou pas d’exercer le métier. Dès la fin du siècle, le discours déontologique croise celui de la sélection, de l’exclusion, donc de l’identité. Première étape, où l’on voit que la déontologie sert à fixer les relations au(x) public(s), et au passage implique une régulation des pairs.
2 - De 1918 à 1940, c’est le temps du syndicalisme, des combats revendicatifs, du coup de poing même si les organisations demeurent très conciliatrices. La crise consécutive à la guerre a raréfié les emplois et la concurrence structure les arguments d’exclusion de ceux que l’on va bientôt (avec la loi de 1935) ne plus considérer comme des journalistes, mais comme ceux qu’ils sont par ailleurs : des écrivains, des politiques, des avocats, et toute une foule de professeurs, de fonctionnaires, de commerçants, de curés. Ils donnent et vendent à la presse des articles et des informations, et prennent ainsi des emplois aux journalistes salariés. À cette époque ainsi, la déontologie fut mobilisée en discours, pour séparer le bon grain de l’ivraie, pour dire qu’il est de légitimes journalistes et par ailleurs des usurpateurs de titre et de fonction. La déontologie servit alors à régler les relations entre pairs. « Un journaliste digne de ce nom… », ce n’est pas sans raison que le principal syndicat fut créé par ces mots qui par la déontologie disent le journalisme et les journalistes.
3 - Après-guerre et jusqu’aux années 70, se joua une autre confrontation, qui pour partie fut abordée entre-deux guerres, mais qui n’avait pas été au bout. En renonçant à faire inscrire dans la loi des principes déontologiques (c’est en effet le sens de l’abandon du projet d’ordre professionnel dont on parla longtemps), les journalistes avaient remis à plus tard leur ambition de réguler eux-mêmes l’accès à la profession, et singulièrement l’exclusion des pratiques immorales. Pour partie, la question fut réglée par la clause de conscience qui permit au journaliste d’exercer son droit à la vertu contre son employeur. Mais demeuraient toutes les situations où des journalistes s’accordaient avec leur patron pour ne pas respecter la morale. Puisque la loi ne réglait pas ce cas, restait le rapport de force au sein de l’entreprise. C’est tout de sens des sociétés de rédacteurs qui tentent d’imposer, de l’intérieur, un pouvoir collectif des salariés sur la nature du journalisme et la manière de l’exercer. Après avoir assis le journaliste comme un salarié (loi de 1935), les journalistes s’efforcent de conserver l’autonomie que confère leur autre identité, celle d’auteur. L’aventure des sociétés de rédacteurs (qui continue avec la revendication de la reconnaissance juridique des équipes rédactionnelles) est la troisième étape de la mise à contribution du discours de la déontologie pour le réglage d’une relation fondamentale, celle à l’employeur, mi pair mi source, relatif confrère car aussi mandant.
4 - Si la période précédente fut celle de l’affrontement interne, la suivante, durant les années 80 et 90, fut celle de la dispute externe. C’est le temps du solde de la définition d’un périmètre de travail et d’autorité distinct de la communication. Pendant longtemps, tant que les activités de relation publique demeuraient marginales en volume et en importance sociale, le journalisme s’établissait de fait sur ce territoire (la presse politique partisane en était une illustration). Avec leur développement, à partir des années 70, la distinction fut nécessaire, et commença alors une compétition symbolique entre les journalistes, profession ancienne et sûre de son fait, sans doute fragilisée de cette certitude, et les communicants, bien formés et ambitieux d’être reconnus. La période fut à l’anathème (les discours sur l’immoralité des communicants furent légion, ils mettaient en lumière par conséquent la culture déontologique des journalistes). La période fut le temps du réglage des relations avec les sources : les journalistes apprirent à travailler dans des modalités nouvelles (qu’ils condamnaient parce qu’elles réduisent leur autonomie) et s’attachèrent à maintenir leur identité (notamment par le travail constant d’arbitrage de la commission de la carte).
5 - L’histoire pourrait s’arrêter là, les journalistes ayant réglé les relations avec leurs partenaires naturels. Mais l’on vit alors que l’un des piliers du triptyque fondamental s’effritait, rouillé par les années d’inattention et de manque d’intérêt. Depuis 1990, les publics, les récepteurs ont semblé manifester une attitude paradoxale : du désamour et de l’envie. Le désamour s’est exprimée par la fréquence des critiques à l’égard des journalistes (leurs manques de rigueur et d’indépendance), et par la désaffection à l’égard des supports généralistes d’information. L’envie se manifesta par la pratique de plus en plus partagée d’un journalisme non professionnel ; cela commença par la presse alternative, puis les radios associatives, la vidéo légère et les télévisions hyperlocales, et plus récemment par le bloging. A ces pratiques, les journalistes ont répondu par leur discours professionnaliste : tout le monde peut pratiquer le journalisme, mais tout le monde ne peut pas l’être, la distinction tient dans la compétence et dans la morale professionnelle. Mais l’inquiétude les a gagnés quand les employeurs accrurent leur pression pour que le marketing (ce qui est la mesure des attentes des publics) devienne l’instrument par lequel se feraient les choix éditoriaux. Le public, allié des journalistes au nom duquel ils fondaient leur identité depuis le 19e, était passé du côté des éditeurs qui prétendent ajuster leur offre au désir de chacun des lecteurs. Et les employeurs sont allés jusqu’à se saisir de l’objet transactionnel de cette relation au récepteur, les codes de déontologie. Il n’a échappé à personne que les chartes morales d’entreprise, qui s’imposent aux journalistes sans qu’ils puissent les maîtriser, sont la manière pour les employeurs de retisser le lien distendu avec les publics, et d’en maîtriser aussi l’éventuelle concurrence.
Alors finalement, pourquoi plus de 100 ans de blocages dans l’élaboration de dispositifs et de procédures qui placeraient la déontologie plus au centre de la régulation des rapports professionnels et sociaux qu’elle ne l’est aujourd’hui ?
Deux réponses :
La première, je l’ai argumentée, la déontologie est le support essentiel d’un discours identitaire, le discours par lequel les journalistes tissent le motif des différences avec autrui, avec les patrons, avec les amateurs, avec les communicants, avec le public. La déontologie n’est pas la loi, elle ne tranche pas, elle sert à ajuster des relations sociales, à définir qui on est et qui on ne veut pas être, à construire l’espace de son existence relativement aux autres.
Ce qui m’amène à la seconde, qui est qu’il n’y a aucun blocage. La déontologie joue son rôle de langage qui permet de parler. Les journalistes s’en saisissent constamment. Parfois intensément, parfois mollement. Ce qui se joue sans doute ici, aujourd’hui et depuis quelques temps en France avec l’initiative de l’APCP, c’est le débat sur la nécessité ou non de cesser ces réglages séparés, et l’utilité ou non de créer un espace tel qu’il n’en a jamais vraiment existé, qui rassemblerait journalistes, employeurs, sources, publics, non professionnels dans une vaste confrontation, un vaste débat dont l’objet serait de régler simultanément plusieurs pans relationnels. Qui du coup ne concerneraient pas que les relations des journalistes avec les autres instances, mais aussi les rapports entre éditeurs et sources, journalistes et non professionnels, publics et éditeurs. C’est là un changement notable que cette confrontation tous azimuts, sur laquelle effectivement il y a blocage actuellement.
Blocage en ce sens que les journalistes ne se sont pas saisi de la déontologie pour discuter avec les instances partenaires, mais pour s’affirmer vis à vis d’elles, pour construire leur identité en partie contre elles. Dépasser le blocage serait de considérer la déontologie comme un objet commun, véhiculaire entre tous, et non identitaire pour le seul groupe des journalistes. 
Blocage en ce sens que certaines relations bilatérales n’existent pas, et confronter toutes les instances ce serait forcer la création de discussions inédites : par exemple, entre les éditeurs et les publics, ou entre les journalistes et les sources (et leurs acteurs majeurs que sont les communicants).