Jacques Noyer, Quand la télévision donne la parole au public. La médiation de l’information dans L’Hebdo du Médiateur Alice Krieg-Planque


La notion de médiation inspire plusieurs secteurs disciplinaires : en sciences de l’information et de la communication, elle trouve place en rapport avec les médias d’information (comme c’est le cas dans ce livre), mais aussi principalement dans les questions liées au patrimoine, à la diffusion des connaissances, à la muséologie, aux arts et à la culture ; en science politique, elle est mêlée aux réflexions sur la participation, le débat public et la concertation ; en sociologie, elle est convoquée bien entendu pour l’étude de professions relevant d’une fonction de médiation, mais aussi comme concept analytique, par exemple en sociologie pragmatique, où elle coexiste avec la notion de traduction.
2Parallèlement, la médiation contribue à la définition de certaines fonctions sociales et/ou activités professionnelles (médiateur de quartier, médiateur de réussite scolaire, médiateur pénal…) et elle justifie un certain nombre de formations spécialisées (médiation culturelle, droit privé spécialisé en médiation, médiateur familial…).
  • 1  Cet ouvrage résulte d’un travail pour l’habilitation à diriger des recherches en sciences de l’inf (...)
  • 2  Néanmoins, grâce à Valérie Croissant et Annelise Touboul (2009) qui s’intéressent au médiateur de (...)
3C’est dire que la notion est vaste, et que Jacques Noyer s’est trouvé bien inspiré de ne la questionner qu’à travers un dispositif précis, sur lequel il a mené une analyse approfondie et documentée1. La médiation qui occupe l’auteur est celle qu’accomplit le médiateur de presse, ou ombudsman, fonction bien connue des spécialistes des médias s’intéressant à la déontologie du journalisme et/ou aux relations avec le public. Le médiateur de presse n’est pas un continent inconnu pour les chercheurs. Selon les cas, les investigations portent plus spécifiquement sur les messages adressés par les usagers à l’instance médiatique, comme les courriers envoyés par les téléspectateurs à la médiation de France 2, analysés par Aurélie Aubert (2009), ou sur les formes et les modes d’expression du médiateur, avec une préférence marquée, chez les chercheurs français, pour le corpus offert par le quotidien Le Monde, comme c’est le cas chez Yves Lavoinne (1995), Alice Krieg-Planque (2004), Jean-Baptiste Legavre (2007)2, ou encore sur les fonctions du dispositif pour l’instance médiatique – Patrick Champagne (2000) à propos du Monde, Marc-François Bernier (2002) à propos de Radio-Canada, ou encore Vincent Goulet (2004) à propos de L’Hebdo du Médiateur.
4Le terrain sur lequel Jacques Noyer fait porter son enquête est précisément le médiateur de l’information à France 2, mis en place en 1998 à travers l’émission L’Hebdo du Médiateur, diffusée le samedi, et qui a constitué la pratique de médiation la plus repérable et la plus régulière qu’une chaine de télévision publique française ait menée. L’auteur propose une analyse minutieuse et abondamment exemplifiée de l’émission et de ses enjeux. Il en résulte un livre agencé en dix chapitres, dans lequel Jacques Noyer appréhende l’émission sous ses différents aspects, et avec un souci du détail analytique et une attention à la textualité des énoncés dont nous ne pouvons pas ici faire gouter toute la saveur.
5La première partie, intitulée « Cadres de problématisation de la médiation de l’information », s’ouvre par un chapitre sur « Médiations : territoires et formes d’exercice », dans lequel l’auteur contextualise sa réflexion sur la médiation journalistique. Il expose le passage de la notion générale de médiation, entendue comme notion large « permettant d’identifier de nombreuses pratiques de construction ou de reconstruction d’un lien » (p. 27), à la structuration progressive d’une médiation institutionnelle dans différents espaces de pratiques sociales contemporaines. Dans le cas étudié ici, si l’activité de médiation est fortement ancrée dans la pratique informationnelle de la profession journalistique, le fait pour l’institution télévisuelle de créer une instance en charge de cette fonction apparait « comme un signal public dont le caractère pluriel reste à explorer : signal d’une dimension relationnelle à consolider, signal de difficultés à prendre en compte et à débattre publiquement… » (p. 39), dans le contexte d’une recomposition des rapports entre l’État et les citoyens, mais aussi dans une attention aux valeurs d’une société démocratique.
6Le second chapitre, « L’Hebdo du Médiateur : enjeux, perspectives d’étude et éléments de méthodologie », consiste en une présentation de la démarche mise en œuvre. Outre les inévitables mais précieuses questions sur le corpus et sur sa transcription, Jacques Noyer y travaille différentes facettes de son objet. Il souligne que son étude repose sur une analyse de discours en situations (ces discours étant eux-mêmes des retours sur des discours), et ceci dans une double visée : d’une part, comprendre ce qu’est l’acte de médiation lorsqu’il s’exerce à propos de questions d’informations ; d’autre part, saisir ce que les différents acteurs du processus informatif (de ceux qui le conçoivent à ceux qui le reçoivent) ont comme conceptions de ce processus et de son rôle en société.
7Le chapitre suivant place l’émission et le dispositif analysés dans le cadre institutionnel qui le justifie (« La mise en place de la médiation à France Télévisions : contextes institutionnels, enjeux identifiés et légitimations publiques »). L’auteur analyse comment la mise en place de la médiation à France Télévisions, inscrite dans le plan stratégique 1999-2003 du groupe et soutenue par la ministre de la Culture et de la Communication de l’époque (Catherine Trautmann), est une façon d’affirmer publiquement la place centrale des téléspectateurs pour la télévision publique, dans le contexte d’une baisse de l’audience, d’une reconfiguration du paysage audiovisuel et d’une relation contractualisée entre l’État et les chaines publiques. Jusque-là limitée à ce qu’en percevait le Service des relations aux téléspectateurs, la parole du public trouve, à travers L’Hebdo du Médiateur, un espace d’expression régulier, visible et légitime dont Jacques Noyer ne méconnait pas, en retour, le caractère légitimant pour la chaine.
8Dans le quatrième chapitre, intitulé « La médiation à la télévision : dispositifs matériels et symboliques », Jacques Noyer décrypte ce qui constitue la « médiation face au public » : place de L’Hebdo du Médiateur dans la grille des programmes (situé après le journal télévisé de 13 heures du samedi, il apparait comme un prolongement de l’information télévisée produite au cours de la semaine) ; générique de l’émission (comme symbolisation de la rencontre) ; constitution des observations éparses des téléspectateurs en flux thématiques, qui seront montés en objets du débat pour l’émission (l’auteur observe ici que la médiation applique une « représentativité proportionnelle », analysable comme indice de divergence de priorités entre téléspectateurs et journalistes)…
9Le chapitre suivant (« Le médiateur : places attribuées, rôles assurés et postures adoptées ») montre comment la place du médiateur se définit par différents rôles discursifs dont la gestion, dans l’interaction, s’avère souvent délicate : gérer la diversité des discours, réguler les distances, être un auxiliaire argumentatif, assurer la gestion des finalités de la médiation, ouvrir et clore le débat… Le médiateur, en somme, apparait comme la clé de voute d’une pluralité de paroles dont il doit réguler les relations et les réactions : paroles des téléspectateurs, des journalistes présents sur le plateau, des invités de l’émission, mais aussi réactions des publics implicites que sont l’ensemble des téléspectateurs de la chaine et l’ensemble de l’équipe journalistique de cette même chaine (ce par quoi, explique Jacques Noyer, la médiation « est aussi, par bien des aspects, une opération de négociation des faces et de préservation de celles-ci », p. 132).
10La seconde et dernière partie de l’ouvrage s’intitule « Le versant “public” de l’information télévisée ». Portant plus précisément sur le discours des téléspectateurs parvenant au médiateur, elle commence par un chapitre sur « La réception au tamis de la médiation : sur quelques limitations d’une approche des publics et de leurs discours dans L’Hebdo du Médiateur ». Ce chapitre pose les repères méthodologiques nécessaires pour saisir la variété des formes réactives adoptées et des résistances exprimées, observées sur une période d’une année (décembre 2000-décembre 2001) au cours de laquelle les émissions ont été intégralement transcrites.
11Le septième chapitre de l’ouvrage (« Registres critiques mobilisés et postures réactives à dominante normative ») met en évidence ce qui, pour les téléspectateurs tels qu’ils se donnent à entendre et tels que L’Hebdo du Médiateur en organise la parole, pose problème du point de vue de la norme. Jacques Noyer analyse ici finement la variété des interventions par lesquelles le public juge l’information et dessine, en creux, ce qu’est – du point de vue du public – une information de qualité sur une chaine de télévision publique : respect de la norme linguistique, absence de vulgarité, importance de la précision factuelle, éducation du public, refus de la course à l’audience, efforts d’émancipation à l’égard de la tutelle politique…
12Dans le chapitre qui suit, Jacques Noyer se consacre tout particulièrement à l’étude des critiques des téléspectateurs liées à l’usage des images (« Les enjeux de l’image du côté du public : usages iconiques et négociations du sens »). Par le hasard des évènements, il se trouve que les attentats terroristes du 11 septembre 2001 sont inclus dans la période étudiée. On ne s’étonnera donc pas que l’image occupe une certaine place dans le corpus. Néanmoins, les remarques des téléspectateurs montrent aussi une préoccupation beaucoup plus large pour la question de l’image télévisuelle. L’auteur met en relief un discours complexe, où alternent l’intériorisation de la nécessité de l’image à la télévision, l’aspiration à un contrôle de la reprise des images par le média, l’affirmation d’une fragilité de tout un chacun dans la « résistance au pouvoir de l’image », la mise en garde contre les dangers de l’influence des images violentes, une préoccupation pour le respect des personnes filmées…
13Le neuvième chapitre (« Faits et effets : penser l’influence en médiation ») est consacré à une analyse de ce qui, dans la parole du public, relève des croyances relatives aux effets de la télévision. Par rapport aux questions posées habituellement sur l’influence des médias, il s’agit donc ici de déplacer le propos et de s’intéresser aux effets présumés. Là encore, les discours des téléspectateurs permettent de déceler certains modèles implicites (au sein desquels persiste le modèle des effets puissants) : « Du discours que l’on dénonce au nom des effets qu’il est censé produire, à celui qui dénonce et qui fonctionne comme révélateur des conceptions implicites qui l’animent, ce sont les deux faces d’un même processus qui doivent ici être prises en compte. » (p. 237) Influence, mais aussi effets d’agenda et effets de cadrage préoccupent les téléspectateurs.
14La question des « publics » fait l’objet du dernier chapitre (« Images du public, images publiques »), cette fois encore avec les spécificités de l’objet que l’auteur s’est donné : les publics auxquels celui-ci a accès sont ceux que l’on peut lire « au travers des cadrages interprétatifs mobilisés pour donner sens à l’information reçue » (p. 264). Jacques Noyer tente ainsi d’appréhender les « communautés interprétatives » qui parcourent le discours réactif des téléspectateurs de l’émission de médiation de France 2. Là encore, l’auteur parvient à échapper à une présentation typologisante, à laquelle il préfère une saisie des différentes dimensions identitaires que les téléspectateurs dessinent d’eux-mêmes : oppositions Paris/province, interrogations liées aux espaces de diffusion de l’information, impossibilités d’identification dans la réalité sociale ou professionnelle montrée par la télévision…
15Ce livre de Jacques Noyer, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Charles de Gaulle Lille 3 et membre du GERIICO, arrive fort à propos pour aider à penser les évolutions contemporaines du paysage médiatique, marquées par la fin de la « civilisation du journal » et de l’« ère des médias de masse » (pour lesquelles les ombudsmen avaient été pensés, dans une relation encore relativement verticale des médias à leurs publics) et par les nouvelles formes de production et de circulation de l’information, caractérisées par diverses modalités de désintermédiation.
16Comme le signale lui-même l’auteur, son livre parait au moment où L’Hebdo du Médiateur est supprimé : l’émission a disparu de la grille de programmes à la rentrée 2008-2009. Jacques Noyer y voit l’indice du recul d’une télévision du public, validant l’hypothèse parfois émise par les téléspectateurs de l’émission d’un lien non rompu entre télévision publique et pouvoir politique. À d’autres égards, et sans que ceci exclue aucunement cela, cette disparition est aussi un signe de l’importance du sujet traité par l’auteur, en tant que point de charnière entre d’anciens et de nouveaux pans de l’histoire du paysage médiatique.
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Bibliography

Aubert Aurélie, 2009, La société civile et ses médias. Quand le public prend la parole, Lormont, Le Bord de l’eau (INA / Penser les médias).
Bernier Marc-François, 2002, « L’ombudsman de la société Radio-Canada : relationnisme ou critique ? », Communication, no 22-1, p. 55-81.
Champagne Patrick, 2000, « Le médiateur entre deux Monde. Transformation du champ médiatique et gestion du capital journalistique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 131-132, p. 8-29.
Croissant Valérie, Touboul Annelise, 2009, « Discours journalistique et parole ordinaire. Analyse d’un rendez-vous manqué », Communication & Langages, no 159, p. 67-75.
Goulet Vincent, 2004, « Le médiateur de la rédaction de France 2. L’institutionnalisation d’un public idéal », Questions de communication, no 5, p. 281-299.
Krieg-Planque Alice, 2004, « Le discours de l’“ombudsman”. Analyse des marques de médiation dans la rubrique “Le médiateur” du quotidien Le Monde (juin 1999-juin 2000) », Les médiations langagières, vol. II, Des discours aux acteurs sociaux, R. Delamotte-Legrand éd., Rouen, Publications de l’université de Rouen, p. 157-164.
Lavoinne Yves, 1995, « Le monde de l’écriture. L’écriture du Monde (autour des chroniques d’André Laurens, 1994) », L’identité professionnelle des journalistes, M. Mathien, R. Rieffel éd., Strasbourg, Alphacom-CUEJ, p. 178-204.
Legavre Jean-Baptiste, 2007, « Les “règles” du médiateur du Monde ou la mise en scène d’une écriture de presse », Questions de communication, no 12, p. 311-334.
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Notes

1  Cet ouvrage résulte d’un travail pour l’habilitation à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication, mené à l’université Charles de Gaulle Lille 3 et au sein du laboratoire GERIICO (Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information-communication).
2  Néanmoins, grâce à Valérie Croissant et Annelise Touboul (2009) qui s’intéressent au médiateur de Radio France, le quotidien Le Monde n’a pas le monopole de l’attention.
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References

Electronic reference

Alice Krieg-Planque, « Jacques Noyer, Quand la télévision donne la parole au public. La médiation de l’information dans L’Hebdo du Médiateur », Mots. Les langages du politique [Online], 93 | 2010, Online since 01 October 2012, connection on 12 January 2014. URL : http://mots.revues.org/19836
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Alice Krieg-Planque

Université Paris-Est Créteil Val de Marne Céditec
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