Pour une conception ethique des debats politiques dans les medias Alain Rabatel



« Le journalisme, quand on sait trop bien ce qu’il est, on a du mal, semble-t-il, à penser avec un peu de souffle, de recul, ce qu’il pourrait être - les idéaux qu’il est censé servir les chemins pour le sortir de ses crises »
(Muhlmann, 2004a : 9-10)


1La conception de la responsabilité collective développée dans cet article s’appuie sur les représentations et les pratiques à partir desquelles un individu ou un groupe prennent en compte les problèmes de la communauté. Accepter de donner à cette responsabilité un contenu éthique fondamental, d’inspiration kantienne, implique la nécessité de faire dialoguer des points de vue différents, voire conflictuels, afin d’aider à la résolution des problèmes dans un sens utile à la société. Autrement dit, le sentiment de la responsabilité porte certes à se préoccuper de ses intérêts (personnels, catégoriels, de classe, etc.), mais aussi à se décentrer à prendre en compte les intérêts des autres, afin de faire émerger des compromis honorables et acceptables pour l’ensemble du corps social. Car le corps politique gagne à renouveler à intervalles réguliers sa volonté et son désir - ce n’est pas tout à fait la même chose -de vivre ensemble et de faire société. La recherche d’un point d’accord passe par une mise en débat argumentée qui gagne à exister sur la place publique ; elle ne se limite donc pas à l’affrontement polémique des parties en présence et favorise l’entrée en scène de médiateurs dégageant des compromis positifs. Une telle conception de la responsabilité collective interroge la fonction des médiateurs éminents des sociétés modernes que sont les responsables politiques et les journalistes, ce que nous ferons ici en analysant la manière dont journalistes et politiques débattent de leur vision de l’avenir du pays, durant la campagne présidentielle de 2007.

  • 1  Voir par exemple Neveu (2001), Charon (2007).
2En réponse à l’appel de Géraldine Muhlmann que nous citons en exergue, nous appréhenderons la question en pensant à ce que le journalisme et l’engagement politique pourraient être, aux idéaux qu’ils sont censés servir. Cette approche critique met en relief un déficit global des pratiques, par rapport aux exigences de la responsabilité collective. C’est pourquoi on considérera comme des variables secondaires la diversité des journalismes - selon la nature des médias, les titres, les genres, les professionnels1 - dans la mesure où les déficits interrogent les fondamentaux du métier Toutes choses égales, il en va de même avec les responsables politiques. Comme le but n’est pas de dresser une profession contre une autre, ni d’opposer un peuple sain à ses élites malades, comme d’autre part la responsabilité collective n’est la propriété de personne, d’aucun groupe, on espère que le lecteur comprendra que cette réflexion critique linguistique, qui relève de l’analyse de discours, mais qui est ouverte à l’analyse sociologique et aux travaux en sciences de la communication, n’entend pas s’épuiser dans un normativisme stérile ni verser dans un moralisme naïf.

3Il s’ensuit qu’après une première partie consacrée aux cadres théoriques de référence, notre investigation portera autant sur ce qui est dit que sur ce qui ne l’est pas, à partir d’un dispositif théorique qui, s’appuyant sur la transcription d’un débat télévisé dans des journaux de la pqn et de la pqr, montrera que les déficits de responsabilité perdurent, tout en se transformant. Un tel angle d’attaque déroutera éventuellement le familier de notre approche traditionnelle, décrivant les processus au plus près des discours. L’analyse linguistique des discours, bien qu’elle soit mise en œuvre lors de l’étude du corpus, à propos de la notion de responsabilité de (ses discours), dans la deuxième partie, ne peut toutefois occuper seule tout le champ d’une telle réflexion. C’est pourquoi la troisième partie ouvre sur des analyses croisées avec des données sociologiques et débouche sur les notions de responsabilité pour (c’est la fonction de porte-parole d’un groupe) et de responsabilité devant (c’est la fonction de témoin, devant la communauté toute entière), notions qui, à l’aune des exigences de la responsabilité collective, impliquent d’autres pratiques -et donc d’autres discours et d’autres comportements.

La difficile émergence d’une conception positive de la responsabilité collective


4Outre la complexité intrinsèque de la notion de la responsabilité collective, des freins sociaux compliquent l’émergence d’une conception positive telle que nous l’avons esquissée dans l’introduction (Rabatel, Koren, ici même).

Limites de l’éthique de la responsabilité collective chez les responsables politiques au prisme de l’émergence du bien commun


  • 2  Nous articulons l’éthique avec la dimension collective du fait politique, afin de ne pas tomber da (...)
  • 3  La distinction entre éthique de conviction et de responsabilité souligne qu’il n’y a pas de recouv (...)
5Chez les politiques, l’éthique de la responsabilité collective se heurte d’abord à l’entrecroisement des niveaux de responsabilité : responsabilité décisionnelle, responsabilité collective devant ses mandants, responsabilité politique d’une institution, responsabilités administrative, juridique, personnelle peuvent concourir à la dilution de la notion, surtout lorsque la décision intervient dans des structures complexes. Elle se heurte ensuite aux conceptions dominantes de la politique comme expression des intérêts d’une fraction du corps social. L’approche éthique2 de la responsabilité collective, sans nier le caractère fondamental des intérêts et des conflits, propose un mode de régulation articulant éthique de conviction et éthique de responsabilité3, pour penser les interdépendances et faire émerger de nouvelles solidarités (Ricœur 1986 : 442-444). On n’est plus dans le fantasme d’une classe porteuse à elle seule de l’universel, mais dans l’idée que chaque fraction sociale doit se trouver associée, aussi justement que possible, à la vie commune, à la marche des institutions et de la production comme aux fruits de la croissance. Cet objectif se heurte à la pression des électeurs et des militants qui attendent que le(ur) gouvernement agisse dans le sens de leurs intérêts, selon une logique d’affrontement des camps ; d’où l’inanité de la diabolisation des corps politiques et de l’idéalisation du peuple.

Limites de la déontologie journalistique, au prisme de la responsabilité collective de construction non de la vérité, mais de moyens de penser et d’agir


  • 4  La déontologie est plus restreinte que l’éthique : « Alors que l’éthique intervient comme puissanc (...)
6Du côté des professionnels des médias, les difficultés sont légion : influence de la logique économique vs indépendance rédactionnelle, influence de la communication vs information, séduction de la technique et de la vitesse vs délais d’investigation, de vérification et d’analyse (Rieffel, 2005 : 135-1 38). C’est pour mieux répondre à ces défis qu’ont été érigés un certain nombre de codes de déontologie4, avec la protection, la vérification des sources, etc. (Pigeat, 1997 : 116 et sq.), les débats sur la question de savoir s’il faut « tout dire, tout montrer » (ibid. : 133). Ces questions, certes importantes, reposent sur l’impensé que toute vérité a une source, qu’elle est déjà là. Les règles professionnelles renvoient à une adéquation fantasmatique à un réel qu’il suffirait d’évoquer honnêtement (fairness), abdiquant ainsi une bonne part de l’ambition intellectuelle de construire sinon « la » vérité du moins des parcelles de vérité(s). Ces limitations viennent de loin, comme le rappelle la prégnance de l’opposition entre informer et former (Pigeat, 1997 : 52) ou entre opinion et information, cruciale dans les pays anglo-saxons et érigée en norme dans les codes déontologiques. Tout cela doit être interrogé sans abdiquer les exigences de l’implication du journaliste dans la construction de vérités, qui va au-delà de la simple fonction d’information soumise à la règle des points de vue opposés, à ces trop faciles « rituels d’objectivité » que sont la règle des both side view, ou le culte de la vue - « la vérité se voit » - (Muhlmann, 2004b : 14-17 ; Rabatel, 2006).

  • 5  L’absence de débat est d’autant plus significative que l’on compte quelques travaux sur la questio (...)
  • 6  C’est pourquoi le lecteur appréciera à sa juste valeur la contribution de J.-Fr. Tétu, ici même. (...)
7Aussi le fil rouge de notre investigation est-il le suivant : à supposer que le journaliste ait accompli un geste professionnel impeccable, du point de vue déontologique (Legavre, 2007), subsiste-t-il dans son travail un reste qui puisse être interrogé, à la lumière d’un questionnement éthique ? La notion de responsabilité (ou de l’utilité) sociale et collective des journalistes n’a pas donné lieu à des débats de premier plan, à la différence de la déontologie5. Il est d’ailleurs significatif que la notion de public journalism soit souvent évoquée positivement, sans un effort de conceptualisation critique6 : « La responsabilité sociale consiste à donner du sens aux événements et à s’interroger sur la manière dont le journaliste peut aider les citoyens à mieux comprendre les problèmes contemporains, à s’orienter dans le dédale de l’actualité. L’utilité sociale renvoie à l’idée que le journaliste peut servir directement des intérêts concrets de citoyens, produire des changements tangibles au sein de la société (ce que les Américains appellent le « public jounalism ») et donc être un acteur de la société. En définitive, il s’agit de savoir comment renouveler les relations des journalistes avec le public et de mieux définir leur rôle dans nos démocraties » (Rieffel, 2005 : 138).

8Car il s’agit moins de trouver une vérité unique, sacralisée par des experts, que de trouver les médiations pour que les acteurs et actants de la scène sociale, comme les lecteurs et les citoyens, participent à la construction d’objets de pensée communs pour aider à la prise de décisions utiles au corps politique. De quoi s’agit-il plus précisément ? L'objectif pour les médiateurs que sont les journalistes, est de dépasser la relation des faits, le récit des évidences partagées, de les resituer dans une réalité sociale, politique, économique, culturelle, etc., en insistant sur la construction nécessairement complexe et parfois conflictuelle des diagnostics, ce qui implique une prise en compte sérieuse de l’avis des divers acteurs sociétaux. Ce sont là des préalables à la pesée critique des arguments des uns et des autres, pour éclairer les citoyens sur la nature des enjeux. En définitive, il ne s’agit pas de penser à la place du peuple, mais de l’aider à et dans l’exercice concret et éclairé de la responsabilité politique pour qu’il prenne des décisions en connaissance de cause, comme on le verra plus en détail dans la troisième partie de cette enquête. Disant cela, nous ne prétendons donc pas à la vérité, ni que les journalistes ou les hommes politiques seraient sourds à ces problématiques ; nous pointons des dysfonctionnements, dans un esprit constructif.

Analyse du corpus


9Notre corpus porte sur le deuxième débat télévisé entre postulants socialistes à la candidature à l’élection présidentielle (24/10/06). Aborder la question générale de la responsabilité collective à travers une étude de cas mérite explication. Certes, l’analyse scientifique du fait médiatique doit croiser les entrées, encourager les études comparatistes, longitudinales, de façon à échapper aux tyrannies du sens commun ou aux a priori Idéologiques ou théoriques (Rieffel, 2005 : 213). Est-ce à dire qu’il n’y aurait plus de place pour les études de cas ? Assurément pas, car les études globales sont parfois trop générales. L’étude de cas - à la condition que la situation soit exemplaire - permet de suivre en détail les linéaments et les logiques, de mieux cerner des problèmes, sur un plan qualitatif. Tel est du moins notre pari.

  • 7  Il serait erroné de conclure que la restitution des questions et des noms propres des journalistes (...)
10C’est l’ensemble du processus de construction de l’événement, tel qu’il a été conduit/construit par les interviewers des chaînes parlementaires puis restitué/reconstruit et commenté dans des quotidiens représentatifs de la pqn et de la pqr, qui sera analysé à l’aune de la responsabilité collective, notamment à travers l’analyse de la formulation des questions, qui privilégie l’approche d’un des débatteurs (Ségolène Royal), puis de leur effacement dans le commentaire, comme si Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn avaient d’eux-mêmes reconnu le rôle dominant de la candidate. Par conséquent la logique de la constitution du corpus avec la restitution du débat télévisé dans la Presse quotidienne nationale (pqn) et dans la Presse quotidienne régionale (pqr) ne limite pas le rôle de la presse écrite à une commode transcription du débat. Le corpus vise à mettre en avant des responsabilités partagées dans la construction de l’événement : celle-ci est un processus global, dans lequel entre de plein droit l’analyse des dispositifs (Amey, 2007). Compte tenu de notre problématique, nous restreignons notre analyse au matériel verbal, et, plus encore, aux questions des journalistes, qui contraignent les échanges. Nous mettrons ainsi en lumière la permanence d’un déficit de la notion de la responsabilité collective, quel que soit le support médiatique - confirmant ainsi notre décision de considérer comme secondaires les variables journalistiques eu égard aux exigences de la responsabilité collective. En effet, la presse écrite, réputée plus propice à la distanciation critique, durcit des logiques qui étaient déjà à l’œuvre dans le débat télévisé, à travers l’anonymisation des journalistes puis à travers l’effacement de leurs questions, en sorte que la presse écrite traite du débat comme un préconstruit qu’elle entérine sans l’interroger7.

  • 8  Le débat entre candidats à la candidature d’un même parti est relativement inédit, du moins sous s (...)
11Comme notre objectif est d’interroger des pratiques linguistiques et leurs déficits par rapport à la notion de responsabilité collective, nous ne chercherons pas à contextualiser longuement, sur un plan politique, la campagne des élections présidentielles, et notamment la phase de précampagne qui a opposé, à l’intérieur du parti socialiste, Ségolène Royal à Laurent Fabius et à Dominique Strauss-Kahn. Ces données sont certes Importantes pour les politistes (comme dans l’absolu, d’ailleurs), mais elles sont relativement secondaires par rapport à notre objet de recherche. Cela dit, il est important de retenir pour notre propos que l’organisation d’un débat entre candidats à la candidature d’un même parti est inédite et a présenté aux journalistes comme aux débatteurs, sans doute, une difficulté importante. Étant donné que ce débat (le deuxième d’une série de trois) avait pour fonction d’aider les socialistes à choisir par leur vote leur candidat à l’élection présidentielle, il a privilégié les différences de personnes et de propositions. Or cette logique d’objectivation des différences opère au détriment de l’analyse critique des problèmes et des solutions, et des éventuelles convergences qu’on serait en droit d’attendre chez des candidats qui appartiennent à la même famille politique, indépendamment de leurs différences de positionnement et de programmes8. Il y a là, du point de vue de la problématique de la responsabilité collective, sinon une contradiction, du moins une double contrainte dont on ne peut pas ne pas tenir compte, mais qui n’empêche malgré tout pas qu’on s’interroge sur la façon dont la notion de responsabilité collective est traitée.

12Dans un précédent travail (Rabatel, 2006), nous avions conclu que les journalistes n’échappaient pas à une interrogation sur leur responsabilité, d’un point de vue linguistique, à cinq niveaux d’analyse différents : responsabilité du choix des mots ; responsabilité de la sélection et de la combinaison des informations ; responsabilité de la gestion de la polyphonie ; responsabilité des grilles ou des cadres notionnels à partir desquels la réalité est appréhendée ; responsabilité de la mise en texte ou en discours, par exemple des choix de dramatisation et d’exacerbation des positions (Rabatel, 2006 : 81 -83). Le rôle des questions puis des commentaires des journalistes sera appréhendé en fonction de leur contribution à la construction linguistique des événements et en fonction de leur influence sur la prise en compte large ou au contraire étriquée de la responsabilité collective.

Des questions partielles qui relèvent d’une conception étriquée de la responsabilité collective


13Considérées à l’aune de la responsabilité collective, les questions sont réductrices à plus d’un titre. Elles portent sur des mesures partielles, essentiellement émanant de propositions de Ségolène Royal et ne se contentent pas d’orienter le débat sur ses propositions, elles renvoient à une conception de la politique réduite à des mesures, des coups ponctuels et emblématiques, et moins à des actions complexes étalées dans le temps. Ce phénomène est remarquable lorsque les questions ouvrent une séquence thématique, comme dans les questions 2, 3, 7 :

(2) Interventions des interviewers reproduites par Le Monde du 26-10-06 [l’allocutaire entre crochets] :

Question 1 : (du script pages 18-19) « Les Français n’ont plus confiance dans les politiques. Comment retissez-vous le lien avec eux. Est-ce par des jurys de citoyens ? » [à Laurent Fabius]

Question 2 : « On sait qu’en moyenne, aujourd’hui. une famille sur trois contourne la carte scolaire. Voulez-vous. oui ou non, la supprimer ? » [à Ségolène Royal]

Question 3 :  « C’est la privatisation des universités ? » [à Dominique Strauss-Kahn]

Question 4 :  « Ça ne va pas faire exploser la dette ? » [à Dominique Strauss-Kahn]

Question 5 : « Est-ce qu’il faut une grande loi sur la famille pour qu’on y voie plus clair en 2007 ? » [à Laurent Fabius]

Question 6 :  « C’est-à-dire aller jusqu’à la légalisation du mariage homosexuel ? Et l’adoption d’enfants également ? » [à Laurent Fabius]

Question 7 :  « L’immigration. On estime aujourd’hui qu’il y a environ 300 000 clandestins en France. Ségolène Royal, si vous êtes élue présidente de la République, est-ce que vous les

régulariserez tous ? » [à Ségolène Royal]

Question 8 : « Est-ce que vous avez un plan d’urgence pour les banlieues ? » [à Ségolène

Royal]

Question 9 :  « Vous aviez proposé deux personnes dans une classe ? » [à Ségolène Royal]

Question 10 . « Vous maintenez votre proposition sur l’encadrement militaire des jeunes délinquants de plus de 16 ans pour leur premier délit ? » [à Ségolène Royal] Question 11 . « Si vous êtes élu président de la République, à quoi ressemblerait votre présidence ? » [à Dominique Strauss-Kahn]

Question 12 : « Vous aviez dit. à propos d’un problème particulier « Mon opinion est celle du peuple français. » D’une manière générale. cela peut-il être votre conception de la présidence de la République » [à Ségolène Royal]

14Ces questions, plus ou moins reprises par tous les quotidiens, structurent le débat, comme le confirment les sous-titres du Monde : « Jurys de citoyens ; Carte scolaire ; Mariage homosexuel ; Régularisation des clandestins ; Banlieues ; Institutions ». La structure comme le rythme du débat compliquent l’approche de la complexité, tout comme les injonctions de faire « vivant ».

15Par leurs questions, les journalistes entérinent le rôle majeur des propositions de Ségolène Royal : ainsi en est-il des questions 2, 9, 10, 1 2, qui invitent cette dernière à s’expliquer sur ses propositions, en les confirmant ou en les rectifiant. Il n’en va pas de même pour les autres candidats, dont les questions partent de problèmes généraux. Plus, certaines questions à Laurent Fabius (question 1) et Dominique Strauss-Kahn (question 3) intègrent des positions de Ségolène Royal (question 1) ou des critiques de la candidate (question 3), conférant à ses positions un rôle de préconstruit interdiscursif qui est censé traduire son rôle central dans le débat politique. Là encore, la réciproque n’est pas observée. Dans deux cas, un diagnostic de crise est mis en parallèle avec des positions de Madame Royal (crise de confiance politique/jurys citoyens, non respect de la carte scolaire/ suppression de la carte scolaire), ce qui confère à ces dernières une aura de prise de risque en phase avec les attentes des Français.

16Sur le plan conceptuel, la formulation des questions 1, 2, 10 privilégie une approche pointilliste, par l’idéologie « de la mesure concrète » qui influe sur les réponses des candidats. Ségolène Royal critiquera d’ailleurs cette façon de faire, dans un entretien du 25-10 à 20 minutes, après le 2e débat télévisé, mais publié le 9 novembre (soit après le 3e) : « "Sur des enjeux majeurs, il ne fallait pas rentrer dans le débat par une question secondaire même si elle est légitime". Elle dénonce un débat qui l’a mise en porte-à-faux : "Aborder l’état de la France par le biais des jurys citoyens avec une déformation de mes propos, aborder la question scolaire par la carte scolaire avec une autre déformation puisque je n’ai jamais proposé sa suppression comme cela a été dit, ce n’est pas bon pour le débat" » (http://www.20 minutes.fr/print/2006/11/09/article 1 I9609.html).

17La sincérité de ces réserves ne convainc pas car leur auteur, juste après le deuxième débat télévisé, s’était félicitée que ses propositions aient été au centre des débats et avait ironisé contre son prétendu manque d’idées ; la candidate, plus que ses concurrents, avait la stratégie d’occuper le terrain par des déclarations fracassantes pour mieux se retrouver au centre de la bulle politico-médiatique. De fait, la formulation des questions réduit la marge de manœuvre des autres débatteurs, qui peuvent être fondés à penser que l’éducation ne se réduit pas à la carte scolaire, pas plus que la distance entre les citoyens et le pouvoir aux jurys citoyens. Ils sont ainsi contraints de se situer par rapport à ces mesures et peuvent difficilement les évacuer rapidement, sauf à donner d’eux-mêmes l’image négative d’un politicien professionnel cassant ou verbeux, à l’aise dans les discours généraux.

18Le cadre des questions réside dans les positions des débatteurs, et, comme on vient de le voir essentiellement dans celles de Ségolène Royal. Le débat ne fait guère place, explicitement, aux positions autres, émanant du corps social (syndicats, ong, experts, etc.), renforçant ainsi la coupure entre des politiques qu’on fait s’affronter entre eux au lieu de les faire dialoguer avec des représentants autorisés du corps social. Quelles que soient les limites de la représentativité des corps intermédiaires, celle-ci vaut mieux que les opinions d’un individu sélectionné par les journalistes ou des officines qui vendent des plateaux clé en mains aux journalistes, en fonction de motifs pas toujours avouables (à l’instar du plateau organisé pour TFI par Dominique Ambiel, l’ancien directeur de cabinet du Premier ministre Raffarin, pour l’émission de Nicolas Sarkozy « Face à l’opinion publique »).

19Bref, il y a là une approche réductrice, pointilliste, spectaculaire, superficielle et partiellement déséquilibrée de questions relevant de la responsabilité collective, qui est encore accentuée par :

• les contraintes contradictoires auxquelles les journalistes (et l’opinion) exposent le responsable politique, dans les débats médiatiques, pour faire de l’audience. Il est sommé de donner des réponses globales à des problèmes complexes : ainsi de la question 8 qui présuppose que les banlieues nécessitent un « plan », qui plus est « d’urgence », ce qui sous-entend qu’il faut « une ou deux mesures », qui sont des « signes forts » à envoyer dans « les 100 premiers jours »..
  • 9  Sans doute faut-il distinguer le spectaculaire de la spectacularisation. Selon une logique du moin (...)
  • 10  La preuve en est que les échanges consensuels entre les candidats sont jugés « ennuyeux » par les (...)
• les reformulations des journalistes privilégient le spectaculaire9, la polémique, le clivage10 comme dans les questions 3 ou 6 ;
  • 11  Les conditions particulières de ce débat inédit entre trois membres du même parti semblent non rep (...)
• les interruptions fréquentes des discoureurs sous prétexte que les discours généraux seraient vagues, et doivent en conséquence être soumis à l’injonction du concret. Si d’aventure le responsable politique veut déployer un ensemble de mesures, il lui faut être très vigilant pour garder le fil du discours, très souvent perturbé par les questions sur la première mesure (financement, faisabilité, etc.), qui font perdre de vue l’approche globale. Ainsi, la question 4 sur la dette relève davantage d’une analyse primaire et pour tout dire pavlovienne (« combien ça coûte ? »), qui intervient au début de la réponse et enraye de déploiement d’une pensée globale qui tienne compte de la complexité - car des dépenses peuvent être compensées par des gains ailleurs, selon une approche systémique de la question des finances ; • la structure du trilogue, qui oblige à ne pas laisser trop longuement la parole à un seul débatteur et qui, comme Catherine Kerbrat-Orecchioni (1999) l’a montré, favorise des coalitions de deux locuteurs contre le troisième, situation qui ne peut, dès lors, qu’avantager le locuteur qui avait choisi un mode d’intervention provocateur a fortiori si les journalistes amplifient le mouvement. Ce phénomène se produit y compris dans cette scène d’énonciation très originale, parce qu’elle renvoie à un débat entre camarades11, et non entre adversaires, soumettant le débat à un ensemble complexe de doubles contraintes : il faut faire émerger des différences politiques sans se couper de sa famille politique, manifester par son ethos ses aptitudes à incarner, d’une part, le projet socialiste et à endosser la fonction présidentielle, être rassembleur et, d’autre part, à faire preuve de la combativité propre à prendre le dessus sur un adversaire de droite réputé pugnace.

L’effacement des questions des journalistes dans les comptes rendus


20Il est lourd de signification de voir que le rôle si prégnant des questions est totalement omis dans les commentaires des journalistes. La une du Monde (26/10/06) titre « PS : le débat s’organise autour des propositions de Ségolène Royal », au-dessus d’un dessin de Plantu surenchérissant sur son omniprésence. Pages 18 et 19, la sélection des principales déclarations des candidats à l’investiture ne comprend que quelques unes des questions des journalistes. Or, ce sont les journalistes qui mettent au centre des débats les propositions de Ségolène Royal. Il n’y a pas à s’étonner dès lors, que le débat tourne autour de propositions qui deviennent le prétexte des questions auxquelles ses challengers ne peuvent refuser de répondre, sauf à perdre la face.

21L’effacement du rôle des journalistes est plus net dans Libération (ou dans Le Figaro) qui remplace les questions des journalistes par un montage de citations et des sous-titres (« Les jurys citoyens, l’éducation, la famille, l’immigration, banlieues et sécurité »). Le commentaire sur le débat met l’accent sur la spectacularisation, titrant sur le conflit entre « frères ennemis », en précisant dans le sous-titre : « Pour leur deuxième débat télévisé, les trois concurrents du ps se sont divisés sur les jurys citoyens, l’éducation et l’immigration ». L'éditorial insiste sur le fait que Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius n’ont fait que se positionner par rapport à la pensée de leur concurrente : « Depuis que la compétition s’est engagée, tout revient à Royal, tout s’organise autour de sa parole, tous les débats et invectives tournent autour de ses propositions. Invités à venir les commenter Fabius et dsk se sont transformés en censeurs impitoyables. En vieux routiers, l’un comme l’autre ont sauté sur ses hésitations lexicales et ses confusions théoriques pour la mettre sur la défensive. Intense, parfois violente, la charge conjointe des deux éléphants a eu l’intérêt de pousser la gazelle à affiner corriger et amender ses dernières trouvailles. [...] De vifs contempteurs, dsk et Fabius se sont transformés ainsi en involontaires traducteurs d’un « ségolisme » parfois caricaturé par le verbe de son auteure elle-même » (Libération, 25/10/06).

22L’effacement des sources journalistiques est accru dans la pqr. Le Dauphiné Libéré (25/10/06) titre sur « Un second débat musclé », sans rapporter les questions et consacre l’essentiel du compte rendu à l’« affrontement central sur les « jurys citoyens » » : « D’emblée, tous trois ont affiché leurs divergences à propos d’une idée, lancée par Ségolène Royal, qui a fait couler beaucoup d’encre : des « jurys citoyens » susceptibles de passer au crible le travail des élus ».

23La formulation initiale du paragraphe passe sous silence le rôle des journalistes dans le questionnement. Le Progrès du même jour procède de la même façon, même s’il consacre plus de place à l’événement, en titrant « Royal, Strauss-Kahn et Fabius affichent leurs divergences ». Un jour plus tard, Le Dauphiné Libéré revient sur le débat à travers un article d’Hélène Pilichowski : l’article titre « Ségolène mène la danse », selon une expression de son porte-parole Gilles Savary et conclut que « c’est bien la ’madone des sondages’ qui impose ses thèmes. La journaliste dresse un portrait flatteur (« la "madone des sondages" », celle qui n’a « pas peur du peuple ») en s’appuyant sur les déclarations de Gilles Savary et de François Rebsamen, directeurs de campagne, qui accréditent la thèse d’une battante capable de l’emporter sur Nicolas Sarkozy. Le rôle des journalistes dans la mise en avant de la thématique de Ségolène Royal est totalement estompé dans les paragraphes consacrés aux challengers : « Désigné pour ouvrir le feu des questions sur la société française, Laurent Fabius saisit la toute dernière proposition de la favorite des sondages sur les jurys citoyens pour la mettre en difficulté » (Le Dauphiné Libéré, 26/10/06) ; « Dominique Strauss-Kahn n’apprécie pas davantage l’idée de faire évaluer les résultats des élus par des groupes de personnes tirées au sort. Se demandant si ces instances auront "ou non" un "pouvoir de sanction", le chantre de la social-démocratie lui reproche de vouloir "bâtir une société sur la suspicion généralisée" » (Le Dauphiné Libéré, 26/10/06).

Une autosatisfaction inquiétante


24Fait notable, ces constats négatifs ne sont pas partagés par les promoteurs du débat. Richard Michel, président directeur général de la Chaîne parlementaire-Assemblée nationale, dresse un bilan positif de l’organisation de ces « confrontations indirectes comparatives » dont le succès « dévoile que les Français ont une véritable fringale de politique, à la condition que celle-ci échappe aux ressorts du "mauvais spectacle". Une faim de politique où s’affichent des points de vue, des projets, des visions, des désaccords. Et cela prend d’autant plus de valeur lorsque le comparatif permet aux téléspectateurs d’apprécier d’analyser de juger ce qui leur paraît le plus attrayant, le plus pertinent » (Libération, 13/11/06).

25Or le choix des questions comme le mode incisif d’intervention n’ont guère permis de penser la complexité. Certes, les journalistes ont montré, d’un débat à l’autre, une grande plasticité pour rendre le débat vivant et pour faire émerger des différences. Mais reste la question de la pertinence de l’angle par lequel les différences sont appréhendées. Reste aussi la question, insuffisamment théorisée, du but du débat : non pas seulement mettre en relief des différences entre des candidats, mais faire émerger des solutions après avoir aidé au diagnostic. Mais ces objectifs sont sous-estimés par les journalistes, dans la mesure où ils pilotent le débat en évacuant un grand nombre de problématiques qui ne correspondent pas à la doxa. Ce phénomène repose sur le fait que les mêmes citent les mêmes, à travers le « discours convoqué » (De Proost, 2006 : 414). Il repose aussi sur le fait de convoquer des thèmes convenus, négociés au préalable entre les chaînes et les représentants de chaque candidat. Le débat devient un artefact dans lequel la sélection des thèmes et le calcul prévisionnel des propos qui feront mouche relève d’une représentation dramaturgique à visée persuasive, plus que d’une conception argumentée et rationnelle du véritable débat d’idées. L’autosatisfecit des directions des médias souligne la nécessité de ne pas cantonner la réflexion aux journalistes, d’autant qu’ils ne sont pas les seuls responsables de ces dysfonctionnements.

  • 12  Ce manque d’ambition fait écho aux analyses de G. Mulhmann (2004a).
26Les défauts de gestion du débat, voire les limites du genre du débat médiatique (Lhérault, 2007), interrogent le rapport des médias, des responsables politiques et plus largement des citoyens à la saisie du complexe dans le cadre de l’exercice d’une responsabilité collective lors d’une campagne électorale : « À coups de statistiques simplifiées et de déclarations sentencieuses, personnalités politiques, instituts de sondage, publicitaires, éditorialistes, syndicalistes, polémistes, chercheurs et journalistes participent, volontairement ou non, par manque d’ambition12, d’outils ou d’intérêt, à la construction d’une représentation biaisée de la société française. À force d’être "routinisée" par des catégories ou des concepts trop lourds ou trop datés, la société semble devenue illisible » (Beau, Confavreux, Lindgaard, 2006 : 7-8).

27Les déficits précédents renvoient, en profondeur ; aux limites d’un système médiatique (et politique tout autant). Ces limites s’appréhendent en tant que le système entend reposer sur un type de contrat fondationnel qui affirme avoir à informer concevant l’information en assumant la responsabilité de clarifier la complexité du monde contemporain (à des fins cognitives), ainsi que l’évoque Le Monde dans Le style du Monde, afin de contribuer à construire ce que Patrick Charaudeau appelle « la vérité civile ».

28C’est cette haute ambition qui n’exonère pas les médias de leur responsabilité propre pour rendre compréhensibles les évolutions sociales sans attirer l’attention sur des phénomènes marginaux ou superficiels, comme le montre la différence de traitement entre le concept de working poors et la notion floue de « Bobo ». Quatre ans après son introduction dans la presse française en 2000, le concept de working poors continue toujours d’« émerger » et d’être présenté comme une « nouveauté », en 2004 (De la Porte, 2006 : 511). En dépit de sa solidité scientifique, le concept ne prend pas dans la presse. En revanche, l’expression Bobo, au contenu approximatif, qui apparaît aux USA en 2000 dans le livre de David Brooks, est la même année présent dans les médias, via un compte rendu de l’ouvrage dans le Courrier international, dans un article d’Alix Girod de l’Ain dans Elle, puis d’Annick Rivoire dans Libération. La notion profite du contexte des élections municipales qui se conclut par la victoire de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris. Mais il y a un monde entre le contenu scientifique du concept géographique de gentrification -transformation sociale des quartiers populaires, conquis par des couches supérieures, à l’instar des évolutions de l’Est parisien analysées par le géographe Christophe Guilly (De la Porte, 2006 : 515) - et la valeur péjorative du terme dans la presse qui réactive l’idée de gauche caviar, en étendant le phénomène aux ex-jeunes de la génération 68, embourgeoisés et installés dans les rouages du pouvoir qui gardent un mode de vie plus bohème que celui des bourgeois traditionnels. Ces exemples interrogent radicalement la responsabilité des médiateurs que sont journalistes et politiques, dans leur appréhension de la société : « Que les médias aient du mal à appréhender le monde social est une évidence. Mais, compte tenu de leur importance dans la mise en scène du débat public, ils sont au cœur d’un questionnement sur l’invisibilité. À cause d’un paradoxe qui leur est propre. D’un côté, ils donnent à voir le monde à leurs lecteurs, aux auditeurs et téléspectateurs. Ils ne se contentent pas de rendre compte de l’actualité, mais sont aussi producteurs de réalités par l’impact qu’ils donnent aux représentations dominantes. De l’autre, du fait de leur rythme ("télégraphique", selon Pierre Bourdieu), des contraintes d’audience et de vente, de la spectacularisation de l’information, de sa "folklorisation" - à travers notamment les faits divers -, des lacunes dans la formation des journalistes, de leurs contraintes de temps dans leur travail au quotidien, du "formatage" qui pousse au schématisme et parfois à la caricature, et de leur perméabilité à l’agenda politique, ils sont les premiers producteurs d’invisibilité » (De la Porte, 2006 : 509).

Les défis de la responsabilité collective


29Face à des pratiques préoccupantes, la réflexion sur la responsabilité ne doit pas se focaliser sur des coupables. D’une part parce que les responsabilités sont partagées, d’autre part parce qu’il est préférable d’envisager l’avenir en associant l’ensemble des acteurs autour d’objectifs plus conformes aux attentes d’une responsabilité commune - c’est une autre manière de parler de responsabilité collective, de l’intérieur.

Des responsabilités à partager


30Ces dérives ne sont pas imputables aux seuls médias, dont l’influence ne joue que dans certaines limites, et de façon indirecte, tant les études ont montré que le public était inégalement réceptif aux discours politiques, davantage aux pressions sociales des groupes -qui poussent à homogénéiser les pratiques et valeurs du groupe. C’est pourquoi d’aucuns, à l’instar de Bernard Berelson, ont pu ironiser sur cette influence : « Certains types de communications sur certains types de sujets, émis à l’intention de certains types d’individus, pour certains types de condition, ont certain types d’effets » (in : Rieffel, 2005 : 20)... Cette thèse est cependant contestée, et l’on aurait tort de penser que l’influence des médias est nulle. Au minimum, elle joue à la marge : mais la marge peut s’avérer d’autant plus importante que le corps social est déboussolé, que les appartenances sociologiques pèsent moins, que les frontières idéologiques sont plus poreuses. Encore convient-il de souligner que les raisonnements précédents réfèrent à l’idée d’un pouvoir à court terme de l’influence journalistique. Mais il faut aussi envisager les « effets structurants de discours capables de définir la hiérarchie des enjeux sociaux et les manières de les formuler » (Neveu, 2001 : 83), sur un plus long terme. Ainsi que le disait René Rémond (2004 : 181) : « Les médias ne font pas l’élection, mais ils contribuent grandement à façonner la vie politique et concourent à la formation des électeurs. Leur action sur les élections n’est pas nulle, mais elle s’exerce de façon diffuse et dans le long terme ». D’une certaine manière, c’est à ce type de préoccupations et d’analyses que notre corpus fait écho, car nous mesurons bien que la complexité de la construction sociale de la réalité et des identités ne se laisse pas réduire à des influences unidirectionnelles.

  • 13  Qui n’est pas sans trouver des prolongements avec le storytelling politique. C. Salmon (2007 : 200 (...)
  • 14  Les journalistes qui occupent des postes stratégiques sont souvent passés par des 1ER, en sorte qu (...)
  • 15  Le rôle des communicants accroît cette osmose, d’autant plus lorsqu’ils sont engagés politiquement (...)
31C’est pourquoi il est plus satisfaisant d’évoquer des influences croisées et réciproques des médias sur la politique (et inversement). Celles-ci se lisent à partir des modifications des comportements des responsables politiques, convertis à un usage formaté : importance de l’image, contrôle de soi et des messages, dramatisation, choix de la petite phrase, discours accessible, ethos de proximité, importance de l’émotionnel dans le cadre d’une histoire partagée, fût-elle mythique13, occupation du terrain médiatique, soumission à l’urgence et à la nécessité de proposer des mesures immédiates, collaborateurs fournissant aux médias des informations clés en main, etc. (Rieffel, 2005 : 21-24). Ils imitent les médias dans leur recherche d’idées à la mode, faisant davantage appel aux experts qu’aux intellectuels (sauf à quelques intellectuels fortement médiatisés), moins aux universitaires, en recourant ainsi de façon privilégiée à un vivier homogène dans ses façons de penser1415. La dictature du temps politique, l’injonction de répondre vite et par des mesures simples, la « sondageomanie » entraînent des simplifications en sorte que « la plupart d’entre eux [les politiques] ne font guère usage de la sociologie et des sciences consacrées à l’étude du monde social. La conséquence en est que leur représentation de la société est perméable aux analyses des instituts de sondage, aux requêtes de leur clientèle électorale, au formatage induit par leur formation, aux images véhiculées par les médias » (Lindgaard, 2006 : 484), et rejaillit sur les conceptions, les programmes comme sur les pratiques des uns et des autres. Bref, s’il est une image qui résume la complexité de ces interrelations, c’est celle du « réseau ».

  • 16  J. Dakhlia (2007 : 275-276) développe une conception balancée de la pipolisation, en soulignant qu (...)
32Cette coresponsabilité des journalistes et des politiques se lit à travers les entrelacs de la pipolisation et du populisme. La pipolisation affecte la vie médiatique et politique, avec, à l’arrière-plan, les dangers du populisme. Dans une interview à Libération (30/07/07), Christian Delporte, revenant sur l’élection présidentielle, souligne que la pipolisation de la vie politique - qui vient de loin, voir la « politique-spectacle » des années 70 et l’« américanisation de la vie politique » dans les années 60 -repose sur la désacralisation et la personnalisation de la vie politique. Ce phénomène est accentué en France par les évolutions institutionnelles liées au quinquennat et à l’inversion du calendrier entre les élections présidentielles et législatives mais aussi par les évolutions technologiques (médias audio-visuels, sondages). L’affaiblissement des clivages idéologiques favorise dès lors une « bataille d’images »16.

  • 17  Voir également la critique de N. Truong des ouvrages de B. Stiegler (La télécratie contre la démoc (...)
33La suite de la campagne vérifiera les dérives saillantes de notre étude de cas, à travers la multiplication des émissions avec panels de citoyens : Marc Abélès (Libération, 20/02/07) fustigera cette « démocratie des petits moi, je », Éric Debarbieux (Le Monde, 1 6/02/07) regrettera l’éviction « stupide et humiliante » des chercheurs des débats électoraux opposant « peuple "d’en bas" contre intellos d’en haut », Jean-Marc Vittori, dans Les Echos (04/05/07), caractérisera le face à face avant le deuxième tour comme un « débat très médiatisé mais sans médiation » et constatera que la « désintermédiation » frappe les intellectuels, mais aussi les médias eux-mêmes ; enfin, Pierre-André Taguieff (2007 : 51 -66) consacrera une analyse hélas convaincante à la compétition populiste entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy dans sa préface à la réédition de L’illusion populiste17. Bref, la couverture télévisuelle de la campagne des élections présidentielles a apporté une contribution non négligeable au populisme ambiant avec la montée en puissance des panels de citoyens qui se sont substitués aux journalistes comme aux corps intermédiaires et aux spécialistes. Cette dérive n’exonère pas le public, qui est loin d’être une victime, puisqu’il nourrit, suscite ces involutions, participe aux émissions et les regarde…

34Il n’est pas sans intérêt de souligner combien les dérives ultérieures de la campagne sont en congruence avec notre corpus : les questions étroites des journalistes ne naissent pas de rien, elles renvoient, au-delà des négociations avec les débatteurs sur le choix des thèmes et des questions, à des manières de penser communes aux journalistes et aux responsables politiques, et, surtout, elles relèvent de déficits dans l’appréhension vive de la notion de responsabilité collective, en montrant que les uns et les autres prennent peu en compte, en tant que médiateurs sociaux, le fait d’être responsables, à tous les sens du terme, de, pour et devant les autres. De quoi s’agit-il ?

Pour un journalisme du « nous »


35La critique du journalisme ne saurait se limiter à l’idée qu’il suffirait d’échapper au règne du libéralisme et des patrons de presse pour obtenir des journaux de qualité (voir Le Bon, Chomsky Halimi, Carles) qui s’adresseraient enfin à un peuple « sain » (Muhlmann, 2004a : 45 et sq. ; 78-79). L’assujettissement économique est certes négatif, mais il n’évacue pas une réflexion sur les effets négatifs de la « dictature du public » analogue à la dictature du pouvoir ; ainsi que Marx, Pierre Bourdieu et Patrick Champagne l’ont montré. On ne peut pas non plus opposer valablement des journalistes pervertis à une classe politique exempte de perversion, puisque les deux professions épousent bien des manières identiques de penser.

36La tentation est grande, alors, d’opposer savants et experts aux professionnels des médias et de la politique. Alors que d’aucuns critiquent le manque de sérieux académique des journalistes et creusent le fossé entre journalistes et savants, experts, universitaires (Bourdieu), Michel Foucault (1976) travaille à combler le fossé, à dresser un pont entre penseur et journaliste, chacun « échangeur », « diagnosticien du présent », « intellectuel spécifique » vs « intellectuel universel ». Dans cette optique, il ne considère pas comme des défauts la « futilité », la « curiosité », l’aptitude à changer de sujet et de centre d’intérêt, la mobilité du regard, le zapping ; ce sont aussi des occasions pour voir autrement, plus et mieux. Certes, chaque regard est partiel, mais leur multiplication alimente un cercle vertueux : « Le problème est de multiplier les canaux, les passerelles, les moyens d’information, les réseaux de télévision et de radio, les journaux. La curiosité est un vice qui a été stigmatisé tour à tour par le christianisme, par la philosophie et même par une certaine conception de la science. Curiosité, futilité. Le mot, pourtant, me plait : il me suggère tout autre chose : il évoque le "souci" ; il évoque le soin qu’on prend de ce qui existe et pourrait exister ; un sens aiguisé du réel mais qui ne s’immobilise jamais devant lui ; une promptitude à trouver étrange et singulier ce qui nous entoure ; un certain acharnement à nous défaire de nos familiarités et à regarder autrement les mêmes choses ; une ardeur à saisir ce qui se passe et ce qui passe ; une désinvolture à l’égard des hiérarchies traditionnelles entre l’important et l’essentiel » (Foucault, 1980 : 927).

  • 18  Voir la figure de N. Bly (1864-1922), cette icône du stunt journalism, se faisant interner à l’asi (...)
37C’est dans cette voie que peuvent émerger ; en figures de la responsabilité collective éthique, des pratiques journalistiques qui relèvent du « nous » Ici, nous renvoyons aux idéaux critiques successifs par lesquels s’est historiquement manifestée une pratique journalistique qui s’efforce de donner à voir les complexités du monde social, qu’il s’agisse de l’idéal critique du journaliste flâneur qui, en appui sur la théorie kantienne de l’observation, multiplie des points de vue partiels pour faire émerger une vérité et un consensus autour de celle-ci, de celui du journaliste-en-lutte, qui, à l’instar de Karl Marx ou Karl Krauss, conçoit son travail comme un lieu d’affrontement de l’idéologie sur son propre terrain. Toutefois ces deux idéaux sont susceptibles d’être critiqués : le journaliste flâneur peut ne pas aller flâner dans les endroits gênants, avoir des œillères (Muhlmann, 2004a : 159-1 65) ; le journaliste-en-lutte peut se faire le porteur messianique et scientiste d’une vérité (ibid. : 264) et désigner l’« autre » sans suffisamment théoriser le « nous ». D’où l’importance du troisième idéal critique du journalisme, qui dépasse les deux précédents, celui du journalisme comme « rassemblement conflictuel » de la communauté démocratique. Avec ce dernier idéal critique, l’accent est mis sur le rôle critique et intégrateur du journalisme (ibid. : 283, 290-292). Le journaliste décentreur/ rassembleur répond à une double nécessité, nécessité de constituer du commun, de créer du « nous » et celle de faire vivre le conflit, sans lequel la démocratie se meurt » (Muhlmann, 2004b : 242), pour reconstruire une communauté sur d’autres bases18. À cette aune, la responsabilité collective se décline en un certain nombre de fonctions, toujours en tension entre le décentrement et le rassemblement.

Conclusion


38C’est pourquoi, pour finir nous évoquerons quelques-unes des pistes qui mériteraient d’être explorées, pratiquement comme théoriquement, si l’on envisage de traiter du journalisme (et de toute autre forme de médiation sociale) avec « un peu de souffle », selon la formule de Géraldine Muhlmann en exergue de ce texte.

39D’abord, il s’agit d’être responsable de, notamment de la façon dont les locuteurs rendent compte des discours des autres ou de leur propre parole, dont ils taisent certains points de vue, construisent des événements ou des arguments, interpellent les personnes et reformulent leurs propos. Sans oublier la façon dont ils représentent - fût-ce en l’effaçant - leur rôle interactionnel dans la reconstruction et le commentaire des événements de parole.

40Ensuite, il s’agit d’être responsable pour : cela s’entend pour un groupe socio-professionnel, une mouvance idéologique, une formation politique, une institution, une nation, etc., selon une conception du porte-parole qui sache défendre des intérêts particuliers en ayant à l’esprit les compromis nécessaires pour faire société ; ici aussi les journalistes ne sauraient s’exonérer de leur responsabilité de médiateur social, de la nécessité de mieux jouer leur rôle en ne se bornant pas à reproduire ou accentuer les mouvements de l’opinion. Car la responsabilité professionnelle du journaliste c’est de faire entendre tous les points de vue, afin que se construisent, autour d’objets de débat partagés, des raisons communes et des moyens collectifs d’agir.

41Enfin, il s’agit d’être responsable devant : devant les siens, ses pairs, ses (é)lecteurs, les citoyens, etc. Cette question interroge la fonction de témoin, au nom de ceux qui ne sont plus (les morts), qui ne sont pas encore (les générations futures) ou qui sont exclus du débat, à l’instar de cette France invisible - dont Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (2006) se font l’écho, comme, naguère, Pierre Bourdieu, dans La misère du monde (Rey, 2006 ; Sicot, 2006). Quelle place, à l’aune de la responsabilité collective, réserver aux uns et aux autres, et notamment à ces autres, qui bien qu’ils fassent partie de notre collectivité, n’accèdent pratiquement jamais à la visibilité ? Il y a là un problème qui concerne au premier chef les médiateurs sociaux que sont les responsables politiques et les journalistes.

42À titre d’exemple, rappelons que les membres des classes populaires ou des syndicats sont quasiment ignorés dans les médias - comme dans les programmes politiques - : sur 32 émissions du Franc parler (Stéphane Paoli) et de Libre cours (Anne Sinclair) entre le 4 et le 24 septembre 2006, pas un représentant syndicaliste n’est invité. Dans Entreprise et stratégie, Brigitte Jeanperrin invite un syndicaliste après 41 pdg, entre le 5 septembre et le 19 décembre 2005. Sur 477 invités de La marche du siècle entre 1987 et 1999, Jean-Marie Cavada a invité 0,2 % de représentants syndicaux. L’étude de Sébastien Rouquette (2002) sur 400 débats télévisés entre 1958 et 2000 montre notamment qu’en 1989-1990, les plateaux télévisés comptent 10 % d’ouvriers et d’employés alors qu’ils représentent 60 % de la population active. Non seulement le peuple est sous-représenté, mais quand il parle, c’est pour dire ses émotions (témoignages, micro-trottoirs), l’analyse étant réservée à l’expert qui commente la parole populaire (voir Maler Reymond, 2007 : 76-79 ; 83-84).

43Si l’on croit aux vertus de la représentation du conflit, à la nécessité de « réinventer le politique comme objet d’un spectacle collectif, c’est-à-dire comme scène visible depuis une autre scène, celle où le peuple se fait public de lui-même » (Muhlmann, 2004a : 351), pour mieux jouer son rôle d’acteur alors, mieux vaudrait faire entendre toutes les voix - notamment celles de journalistes responsables et exigeants -, et donc aussi les voix souffrantes entachées d’inaudibilité et d’invisibilité.
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Notes

1  Voir par exemple Neveu (2001), Charon (2007).
2  Nous articulons l’éthique avec la dimension collective du fait politique, afin de ne pas tomber dans la « spiritualité médiatique » (Dagnaud, 2006 : 233-235) mettant en scène un culte du moi soft, une sorte de piétisme éthique individualiste qui s’accommode de la domination de la logique libérale en pensant les autres comme des doubles spéculaires du moi, abstraction faite des contraintes sociales.
3  La distinction entre éthique de conviction et de responsabilité souligne qu’il n’y a pas de recouvrement entre éthique et politique, mais, tout au plus, intersection (Ricœur 1986) ; cette idée est longuement développée par Kant, notamment dans son appendice I de Vers ,la paix perpétuelle. Essai philosophique (Kant, 1795 : 110-123).
4  La déontologie est plus restreinte que l’éthique : « Alors que l’éthique intervient comme puissance de questionnement de l’ensemble du processus de l’information, la déontologie revêt la portée limitée d’une morale propre à l’activité journalistique. Elle renvoie à des règles professionnelles qui constituent les conditions ordinairement admises d’une information correcte, au sens pragmatique. Elle est, en jouant sur les mots, une "morale au quotidien" » (Cornu, 1994 : 48 ; voir également Pigeat, 1997 : 8-9).
5  L’absence de débat est d’autant plus significative que l’on compte quelques travaux sur la question : voir Charon (2003) et Prodhomme (2006).
6  C’est pourquoi le lecteur appréciera à sa juste valeur la contribution de J.-Fr. Tétu, ici même.
7  Il serait erroné de conclure que la restitution des questions et des noms propres des journalistes réglerait la question, puisque le débat télévisé n’était pas indemne de critique.. C’est pourquoi, compte tenu de nos choix théoriques en faveur de la disjonction locuteur/ énonciateur (Rabatel, 2005), la non-mention du nom des journalistes est un problème secondaire. Ce qu’on voudrait interroger précisément, indépendamment de leur histoire en tant que sujets parlants, c’est leur positionnement en tant qu’énonciateurs, c’est-à-dire en tant que source d’un point de vue (Ducrot, 1984) à travers des questions qui, en dépit de leur neutralité apparente, relèvent de choix idéologiques, dans la mesure où la sélection de tel contenu plutôt que tel autre, la manière de s’exprimer sont significatives.
8  Le débat entre candidats à la candidature d’un même parti est relativement inédit, du moins sous sa forme institutionnalisée, en France, à la différence de la pratique des primaires aux États-Unis. Il serait d’ailleurs intéressant de vérifier la contribution des primaires à la qualité du débat politique à partir des notions de mise en débat argumentée et de responsabilité collective…
9  Sans doute faut-il distinguer le spectaculaire de la spectacularisation. Selon une logique du moindre mal, la spectacularisation correspond au prix à payer pour capter (et garder) l’attention d’un public zappeur qu’on dit enclin à se détourner des débats politiques - thèse qui nous paraît contredite par la vivacité des controverses politiques en France. pas seulement lors du référendum de 2005 pour le traité constitutionnel européen. Au plan cognitif la spectacularisation peut être considérée positivement, comme une stratégie d’objectivation des problèmes. Mais en l’occurrence, le spectaculaire porte sur les différences de personnes et de propositions, comme I0 on l’a dit. Quoi qu’il en soit, de la spectacularisation au spectaculaire, la limite est fragile…
10  La preuve en est que les échanges consensuels entre les candidats sont jugés « ennuyeux » par les professionnels.
11  Les conditions particulières de ce débat inédit entre trois membres du même parti semblent non représentatives des débats politiques entre représentants de camps opposés. Mais les monologues successifs des candidats à la candidature correspondent aux « débats » minutieusement réglés d’avant le deuxième tour des présidentielles, dans lesquels les « débatteurs » sont censés répondre à des questions/problématiques négociées au préalable sans s’interpeller.
12  Ce manque d’ambition fait écho aux analyses de G. Mulhmann (2004a).
13  Qui n’est pas sans trouver des prolongements avec le storytelling politique. C. Salmon (2007 : 200-211) montre à quel point cette tendance a marqué les entourages des deux principaux candidats à l’élection présidentielle française.
14  Les journalistes qui occupent des postes stratégiques sont souvent passés par des 1ER, en sorte que leur formation intellectuelle est proche de celle des élites politiques (Neveu, 2001 : 23). Les journalistes politiques sont eux-mêmes conscients des dangers de cette proximité, que les jeunes professionnels remettent en cause (Charon, 2007 : 186-187). De plus, la manière de s’informer des journalistes politiques consiste d’abord à interroger les hommes politiques, ensuite leurs confrères, puis les experts (politologues et sondeurs) ; l’appel aux spécialistes est rare, plus encore l’appel à des sources telles que les responsables associatifs, les syndicalistes : « Cependant quelques journalistes, souvent parmi ceux qui ont eu un parcours en locale ou en info.géné. ou en social, entretiennent un véritable réseau de contacts - leurs anciens interlocuteurs et sources (élus locaux, fonctionnaires territoriaux, responsables associatifs, syndicalistes, etc. - dont les réactions sont sollicitées afin d’obtenir un "autre regard", un recul, un contrepoint » (Charon, 2007 : 182-183), Autant dire que la pratique des both side view est rare, en ce domaine, et que l’art du contrepoint ne contredit en rien la logique dominante, comme on le verra en conclusion.
15  Le rôle des communicants accroît cette osmose, d’autant plus lorsqu’ils sont engagés politiquement, tout en ayant des relations suivies avec les milieux médiatiques (voir, notamment, Legavre, 2005 ; Giasson, 2006).
16  J. Dakhlia (2007 : 275-276) développe une conception balancée de la pipolisation, en soulignant que celle-ci peut aider à la prise en compte de la dimension esthétique de l’action politique, à la saisie politique de certains comportements ainsi qu’à un élargissement de la conscience politique, dans la mesure où la représentation « n’est pas qu’un simple reflet du monde mais une manière d’en organiser la connaissance ». Dont acte. Mais la réflexion ne peut s’arrêter là, dans la mesure où ces gains ne peuvent être valablement estimés que par rapport à l’analyse des pertes provenant de cette même pipolisation : c’est là qu’entre en compte la dimension populiste.
17  Voir également la critique de N. Truong des ouvrages de B. Stiegler (La télécratie contre la démocratie. Lettre ouverte aux représentants politiques, Paris, Flammarion, 2006 ; Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, 2006) intitulée « Comment "réinventer la puissance publique" » (Le Monde, 10/11/06) ainsi que R. Bacqué, Le Monde (07/05/07, http://www.lemond!e.fr/web/chat/0,46-0@2-823448,55-907054,0.html).
18  Voir la figure de N. Bly (1864-1922), cette icône du stunt journalism, se faisant interner à l’asile de Blackwell’s Island pour voir ce que sont les traitements infligés aux malades ( 1887).
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Pour citer cet article

Référence papier

Alain Rabatel, « Pour une conception ethique des debats politiques dans les medias », Questions de communication, 13 | 2008, 47-69.

Référence électronique

Alain Rabatel, « Pour une conception ethique des debats politiques dans les medias », Questions de communication [En ligne], 13 | 2008, mis en ligne le 01 juillet 2010, consulté le 15 janvier 2014. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/1655
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Auteur


Alain Rabatel


Interactions, corpus, apprentissages, représentations CNRS, université Lyon 2 IUFM, université Lyon 1, at.rabatel@orange.fr

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